Comme décidé, le premier tour de garde fut pris par Anguel et Yamfa. Puis ce furent Keita et Omen, et Ciann et Aradryan. Kael fut réveillé deux heures avant le petit matin par Aradryan, et il alla trouver sa sœur.

— Tu ne dormais pas ? demanda-t-il en voyant sa sœur assise dans le fond du cotre, les yeux ouverts.

— Non.

— Moi non plus, je n’ai pas dormi, avoua Kael. Je pensais à Aedhen et Aodhann.

Il sortit du cotre, et après avoir rapidement inspecté les lieux, il s’assit devant la porte, lance-flamme sur les genoux.

— Cet Aodhann…, commença Cerin après s’être assise à côté de lui. Il aimait une ancienne membre de ton équipage, si j’ai bien compris ?

— Indis Reiss, répondit Kael. Une navigatrice tout juste diplômée de l’école de navigation martienne, dix-huit ans à peine. Et soi-disant descendante d’ældiens.

— C’est possible, le coupa Cerin. Il y a des humains ainsi. Maman, par exemple… Père la soupçonne d’avoir une lointaine origine ældienne. Il dit que c’est ça qui l’a rendue apte à s’entendre aussi bien avec Elbereth, et à avoir autant de portées.

Kael garda le silence. Il était sûr que son père disait cela pour se rassurer, se sentir moins coupable d’avoir irradié une humaine et l’avoir transformé en chose ni humaine ni exogène.

— Oncle Lathelennil le disait aussi, admit-il pourtant.

— Mais pour d’autres raisons.

— Effectivement… Quel dorśari avouerait être amoureux d’une humaine ? Alors, autant lui inventer une origine ældienne. C’est plus simple et ça arrange tout le monde.

Le venin mordant avec lequel il avait infusé ces paroles surprit le jeune perædhel. Il soupira, puis se tourna vers Cerin.

— Je pense qu’Aodhann a tué Indis, asséna-t-il alors. Anguel et Keita pensent la même chose… On a rien dit à Yamfa.

— Qu’est-ce qui te fait dire qu’il l’a tué ? demanda Cerin en le regardant.

— Il possédait sa chevelure, avec laquelle il dormait. Parmi de nombreux autres trophées.

— Ce n’était pas un trophée. C’est un cadeau de compensation. Ce qu’on offre à un mâle pour éviter que lui, nous offre sa queue, ses cheveux, son sang ou sa mort… Cette Indis a dû le lui donner pour qu’il la laisse partir. Lorsqu’une femelle fait cela, le mâle importun est obligé de la laisser aller, de se retirer sans rien dire.

Kael regarda sa sœur, interloqué.

— Un cadeau de compensation… Je ne savais pas que de telles choses existaient !

— Tu n’es pas une elleth, objecta Cerin sur un ton un peu dur.

— Indis ne l’était pas non plus.

— Elle a dû l’apprendre d’une façon ou d’une autre. Peut-être même que c’est Aodhann qui l’a instruit de cette coutume. Mais elle a dû payer cher ce subterfuge. Je ne connais pas cette Indis, mais j’ai l’intuition qu’il lui est arrivé quelque chose d’horrible après son départ, un sort pire que la mort.

Au loin, un animal inconnu poussa un cri rauque. Par réflexe, Kael resserra les doigts sur son arme. Sa sœur se figea, à l’écoute, puis elle posa une main froide sur la sienne, doigts tendus.

— Ce n’est rien, murmura-t-elle. Probablement une baobhan sith, tu te souviens ? Ces oiseaux mangeurs d’yeux qu’on a découverts sur Nuniel. Il y en a beaucoup, sur Æriban.

Kael baissa la tête et regarda son arme pensivement. Comme pour le reste, il s’était trompé sur Aodhann et Indis. Il s’était passé quelque chose entre eux qu’il avait été incapable de discerner, et dont il était resté ignorant jusqu’au bout.

— Sur Naxis, tu m’as demandé où était ma petite queue blanche, continua Cerin. Eh bien, je l’ai offerte à Ialiel ce fameux soir, pour qu’il me laisse tranquille. Ce soir-là… Il m’a blessée, Kael. Et le seul moyen que j’ai eu pour avoir sa promesse qu’il ne me poursuivrait plus fut de lui offrir ma queue. C’est pour ça qu’il sème ses poèmes partout dans la galaxie : c’est la seule chose qu’il peut faire.

Kael se tourna à nouveau vers sa sœur, horrifié.

— L’enfoiré… Dis-moi la vérité Cerin, est-ce qu’il t’a violée ?

Le perædhel regretta immédiatement cette question à peine eut-elle franchie ses lèvres. Mais il voulait savoir, et Cerin secoua la tête par la négative.

— Non. Tu sais comment sont les mâles… Il voulait attendre, avoir ma reddition complète, comme il disait, et que je devienne sa concubine. Il m’a menacé toute la nuit des pires maux, m’a proposé monts et merveilles. Sans me toucher. Mais il m’a attiré à lui, en me collant contre son armure douloureuse, et m’a mordu au cou, brutalement, comme le font les mâles pendant l’accouplement. Il voulait laisser sa marque sur moi… Me signaler à tous comme sienne. Puis il a dégainé une de ses lames, et a proposé de m’offrir ses longs cheveux noirs, et qu’on échange nos sangs. Pour m’en débarrasser, j’ai été obligée de lui donner ma queue… Il n’y a que contre cela qu’il a accepté de me laisser.

— Tu aurais dû appeler papa, s’indigna Kael. Il l’aurait tué sur le champ !

— Je ne voulais pas humilier ou mettre en difficulté Lathelennil. Souviens-toi, nous l’admirions tant… C’est grâce à lui que mère a pu retrouver père, et c’est lui qui l’a protégée pendant tout le temps où ils étaient séparés. Je voulais régler ce problème toute seule… Mais en fin de compte, je n’ai fait que le déplacer, car Ialiel s’est infatué de moi, et il continue à me poursuivre encore aujourd’hui, même dix ans plus tard. Tu sais bien comment sont les dorśari. C’est un jeu, pour eux. Ils préfèrent qu’on leur résiste… Enfin, je suppose que c’est le cas de tous les mâles, humains ou ældiens.

Kael voulut protester à nouveau, mais Cerin le fit taire d’un geste.

— Tu n’as jamais aimé, Caëlurín, tu ne sais pas ce que c’est. Il paraît que les ædhellonnil s’attachent à une femelle dès le premier regard. C’est ce qui s’est passé avec Ialiel. Mais c’est un noble d’Ombre, directement affilié à la famille régnante de Dorśa. Je ne pouvais pas accepter l’assujettissement, l’acceptation des ténèbres, la soumission que les dorśari inspirent et exigent de leur proie. Je ne pouvais pas l’aimer, surtout en étant une perædhelleth aussi jeune, et lui, il ne pouvait concevoir que je le refuse. Il m’a montré son cœur, ce soir-là, et je l’ai vu s’ouvrir sous mes yeux. Le premier et seul mâle à me montrer cela… Il finira par mourir de muil, de toute façon, tout comme Aodhann se serait étiolé à petit feu, lentement, s’il n’avait pas trouvé de disparition plus directe et honorable. Moi, je crois que c’est pour cela que notre mère a accepté Lathelennil comme Second-Mâle. Par compassion, pour le guérir de cette blessure qu’elle lui avait faite en le frappant droit au cœur… Mais je ne suis pas comme elle. Je ne déteste pas Ialiel, mais je ne peux pas prendre un autre mâle que Nínim. C’est aussi simple que cela.

Kael resta pensif un moment, songeant à tout ce que venait de lui confier sa sœur. Puis il songea à Aedhen, et à son amour impossible pour la fille du prince Shaimesh, Niniamh.

— Moi, je hais Ialiel Niśven, finit-il par dire. Par sa faute, deux membres éminents de ma compagnie sont morts. Ils seraient peut-être morts de muil plus tard… Ou peut-être pas. Alors, je le hais !

Cerin darda son regard de glace vive sur son frère.

— Alors, puisse Amarriggan ne jamais t’imposer cette ordalie, dit-elle. Celle d’aimer la mauvaise personne.

Kael la regarda durement.

— N’aie crainte, ma sœur, lui dit-il alors. J’ai ma propre lance à porter.