Phénix noir et dragon blanc

17 minutes de lecture

Un sombre pressentiment stoppa Kael au moment de frapper. Un parfum insidieux de danger et de ténèbres flottait dans l’air. Derrière la lourde porte sculptée, tout semblait silencieux. Avec une intuition glaciale, le perædhel comprit que quelque chose n’allait pas.

— Mara ?

Personne ne lui répondit. Alors il poussa la porte et affronta ce qu’il savait devoir affronter.

La pièce était plongée dans l’obscurité. Kael fit appel à l’une des seules configurations qu’il connaissait : claquant des doigts, il fit apparaître une petite flamme bleutée qui s’éleva dans les airs comme une luciole et alla éclairer la mélasse opaque qui avait envahi la chambrée. Elles éclairèrent les colonnes sculptées du khangg, et le perædhel remarqua pour la première fois ce qu’elles représentaient : des scènes de massacres et de tueries, perpétrés par les ældiens des temps anciens sur les races qu’ils avaient conquises et asservies. Puis la petite flamme bleue alla gagner le verre travaillé d’une lampe, et soudain, une lueur jaune et rouge éclaira la pièce, projetant des ombres fantomatiques sur les murs.

Alors, il la vit.

La jeune psionique gisait sur le lit, allongée dans une mare de sang. Ses yeux étaient ouverts, son visage figé non pas par une intense surprise ou une terrible souffrance, mais par un masque de résignation qui serra le cœur de Kael. Au-dessus d’elle, la grande silhouette d’un ældien était courbée sur elle tel un animal diabolique, son manteau sombre évoquant les ailes bleutées d’un rapace nécrophage. Un rideau de cheveux de soie noire, en tombant sur la jeune fille comme une bannière en berne, empêchait de voir son visage. Il fouillait la gorge ouverte de sa proie avec des gestes presque amoureux, alors que les serres recourbées de ses longs doigts blancs maintenaient sa hanche contre le matelas. Les jambes pâles et maigres de la pauvre Mara pendaient ça et là, ramenant à la mémoire de Kael le souvenir de cette poupée que Shëol avait subtilisé à Yamfa lors de sa première visite chez eux, avant de la désarticuler.

Kael était incapable de bouger. Étrangement passif, son cerveau repassa en boucle une série d’images qui, sur le coup, lui parurent à la fois très pertinentes et sans queue ni tête. Le trow de la veille en train de dévorer le daurilim, ses petites sœurs grignotant des baies rouges de leurs petites dents et mettant en pièces la poupée volée à Yamfa. Mais aussi son aînée Angraema, avec ses longs cheveux d’onyx lustré – si identiques à ceux de l’épouvantable carnivore qui festoyait sur Mara – à la cuisine avec Rika, piquant des bouts de viande crue dans le plat lors d’une tentative pour préparer du coimas. Lathelennil, allongé dans l’ombre fraîche de la maison, Lalaith sur son ventre. Lui-même, chassant avec ce même Lathelennil. Omen/Mara, qui l’appelait « capitaine Kael » et lui disait qu’il était beau… Cette même Omen, lui soufflant « je t’aime » alors qu’il allait et venait en elle en gémissant.

Kael songea que, d’une façon ou d’une autre, tout cela était terminé, révolu. Disparu pour toujours. Il ne réagit même pas lorsque l’un des affreux cousins sortit des ténèbres où il se tenait les bras croisés, une jambe repliée contre le mur, avec son sombre sourire et s’avança vers lui de sa démarche prédatrice et assurée. Était-ce Ialiel, ou Asdruvaal ? Qui avait tué et dévoré Mara, entre les deux ? Au fond, cela lui importait peu, tant il les haïssait également tous les deux, ignoble hydre à deux têtes qu’ils étaient.

Celui qui banquetait sur Mara releva son visage blafard et fixa Kael, la bouche barbouillée de sang. Il se lécha les lèvres – montrant ses crocs au passage – rattacha ses longs cheveux et abandonna sa proie, avant de bondir lestement sur ses pieds. L’autre s’était planté devant Kael.

— Elle était à toi ? demanda-t-il cruellement. Tu ne nous en veux pas d’en avoir pris un peu ?

Le second ricana.

— Le un peu s’étant transformé en beaucoup… Mais c’est de ta faute, perædhel. Si tu étais venu plus tôt, on t’en aurait laissé !

Un rire grave retentit, enflant comme un sombre carillon avant de mourir abruptement, de la même manière qu’il était survenu. Il se termina presque comme un sanglot, étouffé et étranglé. Le rire dément des Sombres au combat.

— Bon, assez joué, statua brutalement la voix de celui qui était devant lui, et qui ne riait plus. Donne-nous le jeune prince. On ne te le répétera pas deux fois : si tu lambines trop, on saignera un autre membre de ton équipage.

Derrière lui, le visage blanc et pointu du second cousin – la bouche encore maculée du sang d’Omen, malgré tous ses efforts pour se nettoyer – sortit des ténèbres, comme une image de monstre sur une lampe pour effrayer les gosses à la foire.

— On ne se contentera pas d’une seule proie, cette fois, fit-il de sa voix rauque et affamée. Pour des raisons très personnelles et qui ne regardent que lui, Ialiel veut partir vite, mais moi, j’ai envie de trouver mon compte dans cette petite expédition. Je te laisse choisir quelqu’un à sacrifier dans ta troupe, adannath ou ædhel, femelle ou mâle, que je ramènerai à Ymmaril comme canevas pour une nouvelle œuvre d’art.

Son cousin tourna son profil d’aigle vers lui, ses yeux noirs brillant d’une lueur démente.

Pas la perædhelleth aux blancs cheveux, siffla-t-il, impérieux. Celle-là, elle est à moi.

— Pas la perædhelleth aux blancs cheveux, répéta l’autre en s’inclinant. Très bien, cher cousin !

À cette seule mention, Kael devina qu’il s’agissait d’Asdruvaal, l’artiste sadique. L’autre était Ialiel, qui envoyait ses poèmes déviants à sa sœur, tout en étant par serment empêché de la toucher. Tous les deux se ressemblaient comme deux frères : mêmes longs cheveux de soie noire, mêmes yeux d’obsidienne brûlante, même teint blafard et faciès de loup. Et les mêmes traits que ceux partagés par Angraema, Lalaith, Uriel et Lathelennil : front haut, pommettes larges, joues émaciées et visage pointu, paradoxalement le plus bestial de tous les visages ældiens. Seules d’infimes différences dans la coiffure et le costume – Ialiel portait un shynawil jaune d’or, Asdruvaal un noir – permettaient de les différencier.

Mais Kael les empêcha de passer. Plaqué devant la porte, il faisait barrage, la colère et la tristesse pressant les parois fragiles du petit globe frêle de son cœur avec leurs vagues tumultueuses.

— Pousse-toi, lui ordonna sèchement Ialiel, relevant son regard noir et adamantin sur lui. C’est la dernière fois que je te le dis !

Kael se raffermit. Derrière lui, son panache s’était redressé, menaçant. Il formait comme une corolle de fourrure d’un blanc électrique au-dessus de sa tête.

— Non, dit-il simplement.

Son ton sans appel fit plisser les yeux à Ialiel.

— Saleté de semi-humain… Tu nous as suffisamment fait perdre de temps ! rugit-il en dégainant sa lame.

Asdruvaal tendit le bras vers son cousin, comme pour l’empêcher de dégainer, mais c’était trop tard : de sa lame nanomoléculaire au fil renforcé de mithrine, Ialiel avait frappé le perædhel. Le sang jaillit en un arc de cercle parfait, vibrant et rouge. Et la queue de fourrure sectionnée vola elle aussi, avant de retomber en deux parts égales.

Kael regarda son panache défunt sans comprendre. Par terre, la fourrure hermine gisait, tâchée d’écarlate. Tant qu’à faire, il aurait voulu l’offrir à Mara. Mais elle était morte.

— Idiot… ! siffla Asdruvaal dans un murmure rauque en dorśari. Ce semi-humain, c’est le frère cadet de l’elleth que tu aimes… Et le fils d’Ar-waën Elaig Silivren. C’est aussi le petit neveu de Lathelennil. Tu veux donc t’attirer la vindicte de tous ceux-là ? Le menacer aurait suffi !

— Non. Je me fiche de Silivren, et tout autant de Lathelennil. Quant à Cerin, il est temps qu’elle comprenne que je suis prêt à aller jusqu’au bout !

Asdruvaal siffla un juron, maudissant la folie amoureuse de son cousin, qui, selon lui, lui faisait perdre tout discernement. Puis, du bout du pied, il poussa le morceau de panache mutilé comme s’il ne s’était agi que d’un déchet, désormais sans valeur.

— Bon, j’imagine que tu as compris, maintenant, dit-il à Kael en repassant à l’ældarin. On vous tuera tous si vous résistez. Arrête donc de jouer un rôle qui n’est pas le tien, et conduis-nous docilement aux autres. Si tu avais obéi dès le début, tu n’aurais pas perdu ton panache !

Kael releva son regard topaze sur eux. Les deux dorśari regrettaient apparemment – Asdruvaal, du moins – d’avoir coupé son panache, mais ils ne mentionnaient même pas ceux qu’ils avaient tués : Aedhen et Aodhann tout d’abord, puis Omen.

Ils s’en fichent, réalisa Kael. Cela ne veut rien dire pour eux.

Kael n’eut pas le temps de s’appesantir sur les raisons qui avaient rendu ces « cousins » aussi mauvais et cruels. Nulle empathie, nulle velléité de compréhension ne le traversait. Dans son cœur, il n’y avait plus qu’une rage froide, qui recouvrait son champ de vision d’un voile blanc et crépitant.

— Je vais vous tuer, murmura-t-il d’une voix glaciale. Tous les deux. Ici même.

Asdruvaal fronça les sourcils, alors que son cousin relevait son cruel visage. Le perædhel semblait grandir et grossir sous leurs yeux. Ses longs cheveux blancs étaient désormais dressés comme les rayons vif-argent d’un grand soleil, formant comme un arc électrique autour de sa tête. Ils avaient la non-couleur éclatante du feu nucléaire. Ses yeux avaient perdu leur teinte vert lagon, devenant entièrement blancs. Autour d’eux, l’air crépitait, piquant et lourd.

Cette explosion de blancheur éblouit les deux ældiens, dont l’organisme s’était adapté aux ténèbres de Dorśa et avait repoussé la lumière depuis des millénaires. Ils reculèrent, se couvrirent les yeux. Et pendant ce temps-là, la configuration enflait. Un bruit métallique et vibrant de particules en fusion, particulièrement inquiétant, oblitéra tout le reste. Le sol tremblait, les murs se fissuraient.

Asdruvaal, qui avait quelques dons, réagit immédiatement. Il poussa son cousin sur le côté et se ramassa sur lui-même, déployant son champ énergétique. Le perædhel était en train de faire la configuration majeure de sa courte vie de semi-humain : il le sentait. Tout allait se jouer maintenant.

Derrière l’écran miroitant, Ialiel ne voyait plus qu’une boule de feu blanc. L’énergie d’une nova naissante… Il attrapa un cube prismatique dans son shynawil et le jeta au sol derrière lui, et rabattit son masque de guerre avant de se recroqueviller à son tour. Asdruvaal eut moins de chance : l’explosion lui emporta la moitié du visage.

Drego ! lui hurla Ialiel en ældarin.

À l’instar de beaucoup de dorśari, au moment ultime, c’était cette langue mère qui revenait la première. Soutenant son cousin en passant son bras par dessous son épaule, il le poussa dans la faille ouverte par l’explosion. Pour le moment, il fallait fuir.

À l’étage inférieur, l’équipage de Kael avait, lui aussi, senti que quelque chose n’allait pas. Cerin avait disparu, mais Aradryan avait relevé la tête, soudain alarmé. Et Ciann avait affiché son sourire à la fois triste et cynique.

— Les voilà, avait-il dit.

Et il s’était levé.

Anguel s’était aussitôt précipité sur lui.

— Où vas-tu ? Le capitaine t’a dit de ne pas bouger d’ici. On doit rester unis !

Ciann lui jeta un regard désabusé.

— Les Sombres sont là. Il vaut mieux que je me rende. Comme ça, vous pourrez fuir.

— Arrête de dire n’importe quoi, le tança Anguel, les sourcils froncés. On ne les laissera pas te prendre. On se battra, tu le sais !

— Et vous mourrez, murmura Ciann en baissant ses longs cils noirs.

Keita s’était rapproché, inquiet.

— Où est Kael ? s’enquit-il. Et Omen ?

— Omen est morte, répondit impitoyablement Ciann. Quant à Kael… Mieux vaut que vous fuyiez. Maintenant !

À l’écoute de ce nouvel oracle apocalyptique, les membres de l’équipage se regardèrent. Mais cela ne dura pas longtemps : bientôt, une lourde pression leur fit courber les genoux, et des arcs électriques se mirent à courir les murs.

C’est le moment où Cerin fit sa réapparition, blanche comme une morte. Aux mains, elle portait un drôle de petit tambour.

— Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez senti ?

Aradryan la regarda.

— Une configuration. Quelqu’un est en train de mobiliser une charge énergétique très forte, ici.

— C’est Kael, murmura Ciann. Le jour du Choix est venu, pour lui.

Anguel et Keita se précipitèrent vers l’antique escalier, aussitôt suivis de Cerin et d’Aradryan. Mais il n’y avait plus d’escalier. Il n’y avait plus d’étage. Et au milieu de la poussière et du marbre brisé émergèrent les silhouettes hérissées d’iridium des dorśari. L’un d’eux – le visage atrocement défiguré – s’empara de Ciann, alors que l’autre, d’un coup de canon à antimatière, tira sur Keita à bout portant. Le jeune humain s’écroula sur Yamfa, qui se tenait juste derrière lui. La jeune fille le reçut dans ses bras et poussa un long hurlement. Sortie de nulle part – de l’ombre, probablement – la finasí se précipita en silence sur l’ædhel, dague de verre en main. Mais d’une main tendue devant lui, et d’un seul mot, vibrant comme une déclaration de guerre, Asdruvaal la fit s’embraser. La créature flamba comme une torche, se tordant en silence dans son voile noir.

Anguel et Aradryan tirèrent. Or, leurs armes étaient impuissantes à pénétrer l’orbe défensif des dorśari. Asdruvaal Niśven était connu à Ymmaril pour être l’un des rares maîtres en la matière : son champ de confinement énergétique était, paraît-il, digne de celui d’un hiérarque. Il sortit sans dommage de cette première salve de tirs. Et d’une simple torsion du poignet, il décapita de sa lame le jeune ædhel mâle devant lui, avant de faire face à l’humain.

Les yeux agrandis par l’horreur, Ciann contemplait le massacre. Un humain mort, la poitrine éclatée : le meilleur ami de son frère. Un ædhel décapité, l’ami d’enfance de ce même frère. Et sa fidèle Naïat, dont il ne restait plus que cendres et os noircis. Toujours, depuis l’âge le plus tendre, elle avait été près de lui.

— Non, murmura-t-il simplement, en Commun. Mais personne ne l’entendit. Pas même Anguel, dont le bras gauche – celui qui tenait le bolter – venait de sauter sous la lame aiguisée du dorśari. Le légionnaire tomba sur les genoux, pressant son épaule ensanglantée de sa main droite. Ialiel Niśven s’apprêtait à l’achever, le sabre haut.

— Ce sera la petite femelle à la peau noire, donc, observa Asdruvaal en rabattant son masque de guerre sur son visage défiguré. Quel tableau vivant vais-je réussir avec elle ?

Ialiel, tout en gardant sa lame sur le cou du vétéran, jeta un regard aigu vers les couloirs.

— Va chercher la perædhelleth aux blancs cheveux. Moi, je m’occupe de ces deux-là.

Malgré ses blessures, Asdruvaal se permit un sourire cruel, qui, bien sûr, échappa à tous. Ialiel n’avait pas le droit de toucher à la semi-humaine. Il avait juré. Mais rien ne l’empêchait, lui, Asdruvaal Niśven, libre de tout serment, de le faire.

Lorsqu’elle lui fit face, au détour d’un couloir, il ne comprit pas ce qu’elle venait de faire. Pourquoi cette petite sotte ne fuyait-elle pas ?

Mon cousin ne s’est pas vanté, pensa-t-il en souriant vicieusement, son regard d’obsidienne détaillant la jeune femelle. Cette superbe perædhelleth a vraiment connu la nuit d’amour la plus intense de sa courte vie, avec lui. Et depuis, elle est déchirée entre sa fierté de princesse blanche et l’envie irrépressible de lui appartenir, corps et âme.

Mais qui dirait non à la Nuit ? Surtout pas une petite lune d’argent comme celle-là.

Puis il avisa le tambour blanc et noir au bout de son bras, et le cercle rempli de glyphes qu’elle avait tracé à la hâte dans la poussière de la salle sombre derrière elle. Et derrière son masque cruel, il plissa les yeux.

— Tu ne peux pas me toucher, dit sombrement la jeune perædhelleth. Tu reconnais ces glyphes, n’est-ce pas ? Ce sont ceux qui ouvrent les portes d’Awnwn, le domaine du Maître de la Vie et de la Mort. Je porte le shynawil de l’Aonaran, désormais. Et avec son sigil, je te bannis dans la dimension infernale. Puisses-tu subir au moins la moitié des souffrances que tu as infligées aux autres !

Asdruvaal ouvrit grand ses yeux noirs.

— Qu’as-tu fait… Tu as sacrifié ton âme à Arawn pour trois humains ?

— J’ai vendu mon âme à Arawn pour la vie de deux humains, et venger la mort de deux autres humains, celle de trois ædhil et la perte irrémédiable de mes deux frères cadets, oui. Est-ce cher payé ? Je ne le crois pas. Vous avez été trop arrogants, vous, les Niśven. Désormais, la colère des sældar se déverse sur vous !

Asdruvaal n’eut pas le temps d’en entendre plus. Une douleur intense le prit, et il porta la main à son cœur. Un liquide jaune doré s’en déversait, traversant même son armure doublée de mithrine. Son principe subtil, qui s’écoulait sur le sol comme ses espoirs d’éternité et de réincarnation. Il n’eut pas le temps d’imaginer le sort qui l’attendait, de l’autre côté : son corps fut happé dans la gueule d’un énorme dragon blanc, qui le jeta en l’air avant de le gober tout entier.

Plus loin, Ialiel, qui s’apprêtait à exécuter le légionnaire, vit sa proie ravie sous ses yeux par une immense silhouette blanche, qui fondit sur lui dans un amas de poussière et de destruction. Un wyrm… Avachel lui-même. Le perædhel s’était configuré en wyrm ! Avant d’être brûlé vivant, le dorśari eut le temps de sourire. Cette forme était superbe et puissante, certes. Mais désormais, le perædhel – ce Kael aux cheveux blancs – allait devoir l’assumer tout le reste de sa longue existence.

Contrairement à ce qu’il avait craint, le perædhel – qui n’en était plus un – ne le consuma pas de son feu destructeur. Mais il prit entre ses énormes pattes les corps de ses amis morts – l’humain, l’ældien décapité, et même la petite aveugle que son cousin avait consommée – puis, d’un coup de dents claquantes, il décrocha les argonath que Ialiel portait sur lui, arrachées aux deux tárani exécutés. Enfin, avec un rugissement qui fit trembler le ciel et la terre, il déploya ses immenses ailes. Sous son impact la coupole de verre du palais vola en éclats, et le majestueux dragon s’envola vers les nuées.

Il ne restait plus que lui et ses proies : le légionnaire blessé, qui se vidait de son sang, le jeune prince, sa proie, l’humaine à la peau sombre, et Cerin.

Debout à l’autre bout de la pièce, cette dernière le regardait, les yeux durs comme du cristal. Ialiel savait que, d’une façon ou d’une autre, elle était venue à bout d’Asdruvaal. Elle… ou son frère, le dragon. Mais cela faisait partie du jeu. Cela ne lui donnait que plus de prix.

— Viens avec moi, maintenant, dit-il en tendant sa main gantée d’iridium vers elle, fatigué, couvert de sang et de cendres, mais triomphant. Tu as assez couru. Ton honneur d’elleth est sauf.

Il savait qu’elle serait sienne. Qu’elle était sienne. Depuis ce jour où il avait goûté son sang… Qu’il l’avait marquée. La jeune semi-humaine avait gémi sous la morsure, et elle s’était abandonnée à lui en lui ouvrant les cuisses. Ialiel la savait honteuse, c’était normal. C’était une perædhelleth aux idées sérieuses et austères, qui pensait que le noir devait rester soigneusement séparé du blanc.

— Je suis le premier désolé que les choses se soient passées ainsi, reprit-il, sa lame tâchée du sang de ses amis pendant au bout de son bras. Mais regarde : mon cousin, un frère pour moi, mon meilleur compagnon, est mort. Je sais que c’est toi qui l’as tué. Toi ou ton frère : c’est pareil. Je ne t’en tiendrai pas rigueur, ni à toi ni à lui. C’est de bonne guerre. Nous avons dû tuer ces humains et ces ædhil qui se sont bêtement opposés à la volonté de la Cour d’Ombre… Nous vous avions mis en garde. Vous avez voulu jouer, vous avez perdu. Tu a voulu jouer, Cerin. J’ai joué ton jeu. Maintenant, j’estime qu’il a assez duré. Viens avec moi. J’épargnerai cet humain si cela t’agrée. La fille te servira comme esclave à Ymmaril.

Sa voix grave s’était faite caressante, plus sensuelle que menaçante. Son sourire se radoucit, et, le perædhel captif repoussé dans les ténèbres derrière lui, Ialiel s’étira avec toute la grâce sinueuse d’un fauve. Il était invitant, tentateur. Et même conciliant, si elle le voulait bien.

Pour toute réponse, Cerin plissa le nez.

— Tu es maudit, Ialiel Niśven. J’ai invoqué l’Aonaran !

Le dorśari marqua son étonnement.

— L’Aonaran ? Vraiment ?

Puis, en voyant que la jeune femelle ne cillait pas, il baissa les yeux. Ses longs cheveux noirs, détachés pendant la bataille, retombèrent sur son visage. La main qui tenait le sabre se baissa un peu plus.

— De telles extrémités, pour cela… C’est dommage, vraiment.

— Tu as tué les amis de mon frère, cracha Cerin. Par ta faute, ce même frère a été forcé de renoncer à être adannath ou ædhel. Il était promis à de grandes choses. En lui brisant le coeur, tu t’es maudit toi-même, Ialiel. Jamais je ne t’aimerai. Jamais plus. J’appartiens à Arawn, maintenant.

Ialiel fronça les sourcils et releva le visage, la colère brillant dans ses yeux noirs, le cœur révolté par ce rappel du divorce inaliénable de leurs natures.

— Très bien. C’est comme tu veux, dit-il, le dépit voilant sa voix. Tu es une perædhelleth stupide, Cerin Rilynurden. Cela aurait pu se passer facilement. Cela aurait dû se passer facilement.

— Jamais rien n’est facile avec vous autres dorśari, grinça-t-elle. Tu n’avais rien d’autre à m’offrir que la douleur, la honte et le déshonneur. Puisses-tu brûler aux Neuf Enfers pour l’éternité !

Le dorśari la regarda à nouveau, le regard insondable. Puis, il se détourna, dégoûté. Il avait perdu la perædhelleth aux blancs cheveux. D’elle, ne subsisterait que le souvenir d’une chaude nuit d’été, sur une planète exotique et le parfum du blanc jasmin et de l’odorant néroli, alors que leurs lèvres se mêlaient. Pendant un court instant, le cœur noir du dorśari se révolta contre la condition qui était la sienne, contre ses sombres appétits qui lui avaient fait aimer la fille trop vite, trop intensément. Il maudit leur bête fierté à tous les deux, menant à la séparation qu’il lui avait imposée par la suite, insensible à ses cris et ses supplications. Tu es trop jeune. Reviens me voir dans quelques siècles. Ses larmes, aussi… Il aurait dû céder, et accepter plus qu’une queue blanche de jeune femelle. Ses griffes. Il posa la main sur sa joue, sur la marque laissée par où les griffes de l’elleth trahie.

Ialiel, fort d’une sombre résolution, se tourna vers Yamfa. Elle, l’humaine, l’amie des perædhil, paierait pour tout ce gâchis. Le légionnaire qui se vidait lentement de son sang, inconscient, il l’avait déjà oublié. Elle. L’humaine. En lui faisant mal, il oublierait sa douleur à lui.

Mais, au moment où il s’apprêtait à saisir la jeune femme prostrée, une ombre noire, immense, passa devant lui. Un deuxième wyrm… Non, pas un wyrm. Un aigle noir. Un phénix aux plumes de jais, un être ailé de pures ténèbres, aux yeux de rubis flamboyant. Dans ses serres, le terrifiant rapace saisit le légionnaire sans connaissance, Yamfa, et Cerin. Et, à son tour, déployant toute sa radiance crépusculaire, il s’envola dans le ciel glacé d’Æriban.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0