Chapitre 32 (1) - Des grains sable collés

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Paul avait dû s’assoupir. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il s’aperçut que la voiture était stationnée sur un long parking désert, face à l’océan. Un ciel couvert. Des vagues d’un bleu gris lumineux venaient mourir tranquillement sur le sable. Derrière lui, de grands immeubles face à une mer prête à se déchaîner. Il regarda Tom, dont le sourire ne semblait plus le quitter. Il lui prit la main et la serra fermement.

- C’est tout simplement génial ! Merci.

Il ouvrit la portière, s'étira les jambes et bâilla. Tom, quant à lui sortit d'un bond. Ils regardèrent autour d’eux. Personne. Tom fit le tour du véhicule par devant. Leurs mains glacées se joignirent l’une à l’autre. Ils traversèrent une piste à vélos goudronnée qui longeait le front de mer, emjambèrent un petit muret en béton pour accéder directement à la plage. Une étendue de sable déserte, hormis quelques mouettes qui volaient au-dessus d’eux. Leurs cris réguliers semblaient leur souhaiter la bienvenue. Ils avancèrent jusqu’au bord de l’eau. Ils reculaient à chaque vague pour éviter de justesse d’être mouillés. Paul releva son col pour se protéger du vent léger et remit les mains dans ses poches. Les yeux fermés, il écouta le bruit des vagues. Il les ouvrait uniquement pour vérifier que ses chaussures ne prennaient pas l’eau. Il respira profondément la brise marine. Il tourna la tête vers Tom qui le regardait avec des yeux fous amoureux.

- Cela fait une éternité que je n’avais pas vu la mer.

Tom vérifia que personne autour d’eux ne les voyait et s’empressa de lui déposer un baiser sur la bouche. Sans rien dire, d'un commun accord, ils marchèrent le long de la mer, jusqu’à la pointe de la baie qu’ils apercevaient au loin. Après une dizaine de minutes silencieuses, Tom se décida à parler.

- Ecoute, je ne sais pas si le moment est bien choisi et si tu es prêt à en parler, mais moi je ne peux plus garder ça pour moi. Si je pouvais inventer une machine à remonter le temps, je le ferais sans hésiter.

Il lui raconta le vide immense qu’il avait ressenti quand Paul était parti de chez lui le lendemain matin de son agression. Il était resté plusieurs jours à se morfondre sans voir personne.

- Je n’arrivais pas à réaliser que tu te sois fait agresser, ça n’avait aucun sens. Quand j’ai compris que ça pouvait être Marc, j’ai pris peur. Je ne pouvais pas le croire.

Il retraça les trois jours pendant lesquels il avait essayé de réviser, en vain, préférant regarder la télévision.

- J’ai fini par passer mes vacances chez mes parents, enfin chez mon père, il vit seul désormais.

Étant propriétaire d'un garage, les périodes de fêtes avaient été particulièrement chargées pour lui. Il avait dû satisfaire un grand nombre de clients de dernière minute qui venaient faire entretenir leur voiture, avant de partir en vacances. Tom avait redouté le jour de Noël. Cela lui rappelait celui de l’année précédente. Un vrai cauchemar.

L’année passée, quelques jours avant Noël, sa mère avait été admise pour dépression sévère dans une maison de repos, à côté de l’hôpital. Durant l’hiver qui avait suivi, son père s’était réfugié dans le travail et ne comptait plus ses heures passées au garage.

- Cette année, je n’avais surtout pas envie de revivre ça.

Tom avait passé une bonne partie de la matinée à cuisiner. Son père terminait de bricoler dans le garage de la maison. “Une surprise pour ta mère” avait-il dit fièrement. Un peu avant midi, il était parti la chercher à l’hôpital afin qu’ils puissent passer la journée tous les trois. Il était revenu à son bras, très ému. Dans la salle à manger, Tom avait eu le temps de dresser la table et de disposer des décorations. Lorsqu'il avait vu sa mère dans l'embrasure de la porte, il l'avait aussitôt prise dans ses bras. Retrouver l'odeur de son parfum, la douceur de ses mains. Le repas s’était déroulé merveilleusement bien. Sa mère paraissait toujours aussi fragile mais ses joues rosées indiquaient qu’elle avait retrouvé une certaine joie de vivre. Du moins ce jour-là. Elle avait posé les éternelles questions sur ses études, comme elle s'y appliquait à chaque fois qu’ils se voyaient. Comment se passent tes révisions? Tu t’accroches cette année? Tom les avait rassurés tous les deux. Il était tellement heureux qu’ils soient réunis tous les trois comme avant. Après le dessert, son père avait invité sa femme à venir dans le garage pour découvrir le cadeau qu’il lui avait fait. Elle avait pleuré de joie en découvrant l’armoire de ses grands-parents, entièrement restaurée. Son père avait passé de longues soirées à y travailler. Tom l’avait aidé à la déplacer dans le salon. Ses parents étaient allés ensuite se reposer dans leur chambre. Tom en avait profité pour aller faire une sieste lui aussi. Dans l’après-midi, tous les trois s’étaient promenés à pied dans le quartier et vers dix-huit heures, le père de Tom avait ramené sa femme à la maison de repos.

- Le lendemain de Noël, tu vas te moquer, mais j’ai passé la soirée allongé sur mon lit, à penser à toi, à me demander où tu étais, si tes côtes et ton nez allaient mieux. Je me suis mis à imaginer comment c’était chez toi, quels parents tu pouvais bien avoir, comment était faite ta chambre. Je n’espérais qu'une seule chose, c’est que tu découvres mon numéro de téléphone dans ton manteau et que tu m’appelles. Car la perspective de continuer à te voir à la fac sans pouvoir te parler me terrorisait déjà.

Paul écoutait sans rien dire.

- J’ai aussi repensé à tout ce qui m’est arrivé depuis que ma mère est en maison de repos. Ça fait plus d’un an déjà.

Une très longue année pour lui et son père. Ils allaient lui rendre visite régulièrement. Ça leur était toujours difficile de la voir aussi fatiguée. L’ombre d’elle-même. Il y avait eu une période de rémission, au printemps, où elle avait retrouvé une énergie nouvelle. Surtout l’été qui suivit. L’optimisme des médecins présageait alors une sortie définitive. Mais l’automne avait été le signe d’une rechute sans appel. Tom avait toujours connu sa mère souffrant de crises d’angoisse ou de longues dépressions mais jamais aussi fortes que durant ces deux dernières années. Cela avait coïncidé - se disait-il - avec son départ de la maison, quelques mois auparavant. Ce qui l’avait profondément fait culpabiliser. Lorsque son père s’était résolu à faire admettre sa femme en maison de repos, Tom avait rencontré un psychologue pour quelques séances. Une véritable épreuve mais aussi une libération de tant d’années de souffrance et de non-dits. Le thérapeute lui avait expliqué que son départ n’avait rien à voir avec l’état de sa mère et qu’il devait vivre sa propre vie. Cela n'entachait en rien l’amour qu’elle lui portait.

Tom avait toujours été plus proche de son père. Une complicité que beaucoup de ses amis lui enviaient. Son baccalauréat en poche, son père l’avait aidé à emménager dans son appartement afin qu'il gagne son indépendance. Mais après que sa mère eut quitté la maison, Tom n’avait pas réussi à être aussi assidu dans ses études. Il préférait aller la voir deux après-midis par semaine. A la fin de l’hiver, il avait décidé d’arrêter la faculté. Il avait trouvé un travail de nuit, gardien d’un parking privé d’une résidence de propriétaires aisés. Après ses nuits laborieuses, il passait une grande partie de ses journées à dormir. En fin d’après-midi, il faisait quelques courses à l’épicerie du quartier où il trouvait pratiquement tout ce dont il avait besoin. Il suivait ensuite le même itinéraire, passant d’abord par la boulangerie pour chercher une baguette de pain (et le samedi seulement, un éclair au chocolat) puis par la boucherie-charcuterie où il aimait plaisanter avec le commerçant toujours enjoué. Il ne manquait pas de s’arrêter ensuite devant un magasin de jouets pour enfants dont il admirait la vitrine régulièrement renouvelée. Enfin, après quelques boutiques de vêtements dans lesquelles il entrait rarement, il passait immanquablement par le cinéma d’art et d’essai, pour y récupérer le programme de ce qui s’y jouait dans la semaine. C’était devenu un rituel, rassurant, réconfortant qui avait duré tout le printemps. Lorsque son père apprit, à la fin de l’année scolaire que son fils n’avait pas passé ses examens et qu’il ne comptait pas reprendre ses études, il avait été anéanti. Au lieu de le sermonner, comme il s’y attendait, son père s’était mis à pleurer devant lui. Il s’excusait de n’avoir pas été là pour lui. Face à cette réaction inattendue, Tom avait pris l’été pour réfléchir à son avenir. En septembre, il s’était finalement réinscrit en première année et cette fois-ci, il s'était promis de mettre toutes les chances de son côté.

- Et puis je t’ai vu à la rentrée. J’ai tout de suite flashé sur toi.

Les yeux humides, Tom n’osait pas regarder Paul, préférant poursuivre son récit, les yeux rivés sur ses pieds. Il s'embrouilla quelques instants avant de lui révéler sa rencontre avec Rickie et Marc le soir du vernissage. De cet été 1986 où tout avait commencé pour lui. De sa nouvelle vie où il avait compris qu’il préférait définitivement les garçons. Paul posa la main sur son bras pour le stopper dans son histoire.

- Tu n’es pas obligé de tout me dire. Hier soir, après que vous soyez partis du café avec Marc, Lucas m’a dit que tu allais avoir besoin d’aide. Il m’a demandé de lui faire confiance et on a pris sa voiture. En route, il a commencé à me raconter votre histoire avec Marc. Mais je l’ai vite arrêté avant qu’il n'entre dans les détails. Je n’avais pas envie d’en savoir plus, avec la peur je t’avoue de ce que j’allais découvrir. J’ai passé tellement de soirées à cogiter sur ce qui m’est arrivé depuis notre rencontre.

- Hier soir, quand je t’ai vu débarquer au Petit Marcel, j’aurais tellement voulu rester avec toi au lieu de retourner supporter Marc.

- Et moi qui venait vérifier si j’avais raison de te faire confiance. Quand tu es parti de chez moi, le premier janvier, j’ai flippé. Dans ces cas-là, je préfère me comporter comme un jeune loup solitaire comme dirait Marianne. Mais avec toi, je n’y arrivais pas. Je t’ai évité comme j’ai pu durant les examens. Mais je voyais bien que je te faisais souffrir. Et ça me faisait encore plus mal. Surtout quand je t’ai redonné ton bracelet. Et puis je m’en voulais terriblement de n’avoir pas réussi à te raconter mon agression. C’est devenu tellement flou dans ma tête que je ne me souviens que de bribes. Ma mémoire a préféré oublier, je suppose.

Tom releva la tête, essuya ses yeux mouillés en reniflant. Il souriait à présent, tellement soulagé par ce que Paul venait de lui avouer.

- J’ai les yeux qui me piquent, je dois avoir des grains de sable collés.

Paul le bouscula gentiment, ce qui le fit tituber. Pendant quelques minutes, ils chahutèrent, cherchant à se pousser mutuellement au plus près du rivage. Ils finirent par tomber tous les deux en rigolant. Ils se relevèrent, du sable collé à leur pantalon. Ils remontèrent jusqu’à la voiture. Tom proposa d’aller à pied au centre ville, situé à deux pas, pour déjeuner dans une crêperie qu’il connaissait bien.

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