Iconoclaste – Septième corps – Deux faces d’une même pièce
I
La végétation écarlate de la planète émerveillait Iconoclaste. Un tapis d’herbe amarante recouvrait le sol parsemé d’immenses arbres au feuillage carmin. Il aperçut un troupeau d’onguligrades au long cou zébré se repaissant de fruits à même les plus hautes branches. Leurs mâchoires se trouvaient au sommet de leur tête, entre quatre yeux. Ingénieuse idée de la nature pour se nourrir parmi les arbres et surveiller les alentours, songea Iconoclaste.
Il se tourna vers la carte holographique et vida son esprit de toutes pensées parasite. Plus de place pour les émotions, aujourd’hui, il devait éliminer un spectre ayant atteint un déphasage extrêmement élevé. Un spectre de plus. Combien en avait-il tué depuis qu’il avait renoncé à sa liberté? Combien en avait-il tué avec ses six corps précédents? Par ailleurs, était-ce réellement sa septième vie? En fin de compte, ce fragment de mémoire lui rappelant le nombre de six autres existences, n’était-il pas qu’un système de contrôle de plus pour satisfaire son égo?
Qu’importe, seuls le spectre et ce corps actuel comptaient à présent.
Il secoua la tête. Plus de place pour les pensées parasites. Il appliqua une pression derrière son oreille gauche et attendit la synchronisation de son neurotransmetteur. La carte holographique de la planète disparut pour laisser place à des graphiques animés. Il observa ses constantes avec un rictus arrogant au coin des lèvres. Son biorythme était parfait, comme toujours. Il était le meilleur. Il était Iconoclaste, le destructeur de monde.
La sirène retentit, puis le système pneumatique s’activa simultanément au gyrophare orange. Les lames de l’écoutille s’ouvrirent dans un mouvement circulaire. Iconoclaste empoigna son masque avant de sauter dans le vide pour atterrir, genou à terre, vingt mètres en contre-bas. Il appliqua le masque contre son visage et observa le Gnosis disparaitre dans la stratosphère tandis que l’alliage biocarbonique terminait de ceindre sa tête en une forme ovoïde noire, lisse et mate.
– Bilan complet d’Apep Xiu IV, Atlas. Tu peux omettre les données nécessaires à la navigation.
– Transfert en cours.
Le rapport apparut en semi-transparence sur la face intérieure de son masque. Il vérifia une dernière fois l’état de son plastron, fit l’inventaire de ses armes et munitions, puis se mit en route. Après avoir marché pendant plus d’une heure, il pénétra dans le village de Sargis N’lia par la voie principale. Les autochtones ne mirent pas longtemps avant de se masser autour de lui, tout en gardant une distance qu’ils estimaient suffisante pour être à l’abri d’un quelconque danger.
– Faites place, ordonna un homme à la voix de stentor étouffée par les murmures de la foule. Faites place, bon sang!
Les badauds se dispersèrent aussitôt, mais seulement pour mieux observer la scène de loin, tout en pointant le nouveau venu du doigt et en faisant des commentaires que ce dernier ne pouvait entendre.
– Je me nomme Martre Adant, chargé d’sécurité de cette communauté, l’interpella l’homme à forte carrure tout en pointant un vieux fusil à impulsion magnétique sur lui. Qui es-tu, l’étranger, et que viens-tu faire à Sargis N’lia vêtu comme un bouffon d´la confédération?
Iconoclaste baissa le regard pour mieux s’observer. Il portait une combinaison moulante en fibre synthétique haute résistance grise, noire et jaune, incluant bottes et gants, et son plastron était constitué de plaques biocarboniques entremêlées au rendu métallique. Il releva la tête, observa les alentours et constata qu’il détonnait à merveille dans un décor tout droit sorti d’une autre époque.
– Avez-vous eu des disparitions inexplicables par ici ces derniers temps? dit-il sans détour.
– Qu’est-ce que ça peut bien t’foutre, l’étranger?
Le ton était sec et agressif, mais Iconoclaste se contenta d’attendre en silence et de pencher la tête en arrière nonchalamment. Le chargé de sécurité le dévisagea de haut en bas en s’attardant longuement sur l’arme de poing fixée à sa ceinture.
– Bien, finis par dire l’homme en lui tournant le dos. Suis-moi.
II
Ils s’installèrent à un bureau couvert de documents. Le chargé de sécurité sortit deux gobelets en étain mat et y versa le contenu d’une bouteille jaune dans laquelle macérait un serpent local.
– Bien tenté! Mais je ne retirerai pas mon masque.
– Comme tu veux, l’étranger.
Cette fois, il n’avait pas forcé le ton en prononçant l’appellation l’étranger. Iconoclaste songea qu’il n’avait plus besoin de faire bonne figure une fois à l’abri des regards. Martre but les deux verres cul sec, essuya sa barbe naissante d’un revers de manche puis jeta ses jambes sur le bureau en s’adossant à sa chaise, son fusil à pulsion en travers de ses cuisses.
– Comme t’as pu le constater, l’étranger, nous sommes une communauté qui a rejeté les technologies de la confédération, dit-il en pointant du nez la paire de vieilles baskets qu’il portait aux pieds. Nous sommes parfaitement au courant que plus personne ne porte de jeans et de t-shirts, mais ici nous refusons de nous plier au dictat culturel de la confédération. Et puis, vos combinaisons faites d’une seule pièce sont inconfortables à en crever.
– Je m’en contrefous! Votre culture ou votre mode de vie ne m’intéressent pas. Dites-moi ce que je veux savoir. Plus vite j’aurai réglé mon affaire, plus vite je partirai d’ici.
Martre lança un cube de chique cireuse entre ses dents et le mâcha lentement.
– Joli flingue, dit-il en faisant fi de la remarque d’Iconoclaste. C’est un ARX d´la quatrième génération?
– Troisième génération. Crosse biocarbonique amovible. Condensateur modifié. Canon rallongé. Chambre à six soupapes. Maintenant que vous êtes content, parlez.
– Vous, les exos, sous couvert d´vos missions vous vous comportez en connards arrogants et ne laissez que des tragédies dans votre sillage.
– Parlez!
– Très bien, soupira Martre. Pas la peine de s’énerver. Il y a environ dix ethors, un grand gaillard bâti comme un musk d’An Lantia est venu s’installer ici en disant fuir le système confédéré exacerbant l’individualisme et tout un tas de blabla inutile. Ralphua, qu’il disait s’appeler. J’y ai jamais vraiment cru à son histoire alors on l’a surveillé un moment, mais comme il participait à la vie de la communauté sans faire de remue-ménage on a fini par l’laisser tranquille. Il bossait aux cultures avec Rence Simman et dormait dans une cabane sur son terrain. Rence la lui avait offerte, c’était un brave gars toujours prêt à aider. Bref, quatre ou cinq ethors après son arrivée, Ralphua a disparu sans laisser d’traces. Pas comme Rence et sa famille.
Les yeux gris de Martre vacillèrent tandis qu’il frottait son menton et faisait crisser sa barbe naissante entre ses doigts calleux. Iconoclaste attendit en silence qu’il veuille bien poursuivre.
« Rence… Le jour même de la disparition de Ralphua, on a retrouvé la ferme de Rence ravagée, comme s’il y avait eu un affrontement, ou une tempête. Et bordel! (Martre se frotta les yeux et prit une profonde inspiration) J’y ai trouvé un charnier digne d’un necromos. Des projections de sang tapissaient les murs d’la salle à manger jusqu’au plafond et des os humains jonchaient le sol de la maison aux côtés de tas de viscères encore chauds. Des tas, bien propres, comme tu n’imagines pas, l’étranger. Entassée en quatre petits monticules distincts entourés de symboles étranges tracés dans l’sang.
Les mains de Martre tremblèrent imperceptiblement pour les yeux d’un humain normal. Pas pour ceux d’Iconoclaste. Il se contenta cependant encore une fois de ne rien dire.
« Ce jour-là, reprit Martre, j’ai bien failli abandonner ma fonction. J’ai passé les semaines suivantes à gerber mes tripes en m’réveillant en sursaut d’cauchemars monstrueux, et ça, c’est quand j’arrivais à dormir. Mais bon, en fin de compte, je n’ai pas pu me résoudre à quitter la communauté. Je ne pouvais pas les laisser avec une pareille affaire dans les bras, hein!
– Au moins, vous n’êtes pas un lâche, le rassura Iconoclaste d’un ton posé.
Martre déboucha la bouteille puis but une grosse rasade directement au goulot.
– Effectivement, je ne suis pas un lâche.
Il but une autre longue rasade.
« Le lendemain du carnage, nous avons retrouvé la petite Kathra Simman dans un bois, terrorisée, affamée et transie d’froid. La gamine avait dû échapper au massacre en raison d’sa petite taille. Elle n’a jamais rien raconté d’ce qu’elle a vu. La gamine est devenue à moitié timbrée. La joie qui faisait d’elle une petite fille rayonnante a quitté ses traits. Maintenant, c’est Pama qui l’élève, une jeune femme au cœur d’or. Vous pensez bien que s’en occuper n’est pas une partie de plaisir. Enfin, je n’ai rien de plus à vous dire, l’étranger, sauf peut-être, qu’il n’y a pas d’prime à recevoir de notre part. Nous ne voulons pas retrouver cet assassin. Que Ralphua aille crever sur Arnan Wiga. Nous voulons juste oublier et vivre en paix sur cette planète éloignée de la confédération et de ses problèmes.
Iconoclaste se redressa et toisa Martre de son masque noir dépourvu de visage.
– Je vous l’ai dit, s’énerva-t-il. Plus vite j’aurai réglé mon affaire, plus vite je partirai d’ici. Parlez-moi des autres disparitions!
Martre eut un mouvement de recul et manqua de tomber de sa chaise.
– Comment? bafouilla-t-il timidement.
– Aucune importance. Maintenant, dites-moi.
Martre termina la bouteille d’un trait avant d´éructer bruyamment. Il fit rouler la chique sur sa langue.
– Méfie-toi de tes envies lorsque tu es saoul, Martre Adant. Je pourrais te trancher la tête avant même que ta salive n’effleure tes lèvres.
Martre cracha un trait noir par terre.
– Très bien! hurla-t-il en abdiquant. Durant les derniers ethors, nous avons retrouvé pas moins d’six charniers similaires. Des familles entières ont quitté la communauté pour des villes ralliées à la confédération d’prêt ou d´loin, se croyant plus en sureté. Je suppose que c’est l’une d’entre elles qui a ébruité l’affaire.
– Je veux une liste avec les noms complets des victimes, les lieux et les dates auxquelles les incidents se sont produits, ainsi qu’une description précise de ce Ralphua.
– Pour qui vous prenez vous, putain d’bon sang! s’enorgueillit Martre en bondissant de sa chaise.
Une lame noire siffla à l’oreille du chargé de sécurité en entaillant son pavillon. Le mouvement avait été si fluide que Martre n’avait presque rien vu. Iconoclaste brandissait un sabre à lame droite. C’était une reproduction modernisée d’un vestige de l’ère terrienne des humains, forgée d’acier biocarbonique XLII, et dépourvue de garde.
– Soit vous m’aidez et je vous débarrasse de ce problème dans les plus brefs délais, et en tâchant de faire un minimum de dommages collatéraux, soit vous continuez sur cette voie et je mènerai à bien ma mission quoiqu’il en coûte. Il y a peu de chance pour que la personne que je traque se montre d’elle-même. Vous voyez! Ma cible a de gros soucis de stabilité mentale. Mais heureusement pour moi, vos citoyens feraient de parfaits appâts. À vous de choisir.
– Espèce d´sale fils de pute, grogna Martre avant de se rasseoir.
L’arme d’Iconoclaste se décomposa jusqu’à ce qu’il n’en reste que la fusée qu’il emboita dans une plaque de son plastron, parfaitement dissimulée pour qui n’en connaissait pas l’existence.
III
Perché sur une haute branche, Iconoclaste observait les étranges onguligrades se repaissant de fruits dorés. Il avait visité les domiciles des victimes, mais n’avait rien pu en tirer d’intéressant. Sur ordre du chaman, les autochtones avaient bouté le feu aux maisons et, de ce fait, réduit les indices à néant. Il lui faudrait à présent se diriger chez Pama Coxand, la femme ayant recueilli la petite Kathra Simman.
– Les marginaux, quelle plaie! fulmina-t-il en brandissant la liste de Martre devant son masque. Rence Simman, Arier Simman, Nety Simman, Bora Tayly, Phomy Tayly, Amuert Tayly, Herey Tayly, Tharey Senos, Frus Senos, Shea Senos, et encore tellement d’autres victimes. Écouter les conseils d’un vieux fou qui pense chasser le mauvais sort en brûlant des scènes de crimes. Le mauvais sort? C’est un psychopathe en fuite leur mauvais sort. Comment un charlatan et ses grigris pourraient-ils le chasser?
– Monsieur, je ne pense pas qu’il soit pertinent de perdre du temps en bougonneries. Le dernier rapport que nous avons transmis à XR Sceptri n’était pas très engageant quant à vos résultats et le suivant ne sera très certainement pas mieux.
– La ferme, Atlas. Ce spectre est dangereusement déphasé. La compagnie ne peut pas me rappeler maintenant. Il a déjà fait trop de morts et il n’y a pas eu de sorties atmosphériques depuis la tienne. Donc il est forcément ici. Et il ne doit pas s’être trop éloigné de ce village à en croire les massacres qui y ont lieu.
– Je crains que l’orgueil de Monsieur ne prenne le dessus.
– Évidemment que mon orgueil prend le dessus! Jamais l’une de mes cibles ne m’a donné autant de fil à retordre. Cinq malns de poursuite sans qu’il reste à un endroit plus de huit klepks. Et là, sans raison apparente, il s’installe durant dix ethors sur une planète extérieure. Ça n’a aucun sens, son comportement a changé du tout au tout. Même ses meurtres sont différents. Les descriptions qui m’ont été faites des scènes de crimes ne lui correspondent pas. Naguère, il était presque aussi psychotique que psychopathe. Lorsqu’il était contrarié, il tuait de sang-froid puis disparaissait aussitôt. À présent, il planifie ses crimes avec soin et personne ne les remarque avant de trouver un charnier minutieusement organisé. C’est comme si sa part psychotique s’était évaporée. Si seulement j’avais pu voir ces symboles entourant les viscères… Que pouvaient-ils bien représenter?
– Monsieur, si je puis me permettre, tout semble indiquer que vous traquez une autre personne.
– Je le sais bien et c’est justement ce qui me dérange. J’ai parlé de ce Ralphua avec plusieurs personnes. Sa description physique correspond parfaitement, mais sa personnalité ne colle pas. C’est comme si toute l’ampleur de sa folie s’était changée en intelligence sournoise. Pourtant, les déphasés ne gagnent pas en intelligence. Plus le déphasage dure longtemps, plus ils perdent les pédales.
Iconoclaste grimpa au faîte de l’arbre et dégagea le feuillage pour observer le ciel. Son regard s’attarda sur les ramures écarlates.
– Atlas, pourquoi la plus grande partie des plantes de cette planète est-elle rouge?
– Techniquement, les plantes ne sont pas réellement rouges au sens où vous l’entendez, Monsieur. Tout du moins, ce n’est pas le cas pour un être synthétique. Mais pour vous répondre selon des critères humains, les rayons de l’astre solaire de ce système sont filtrés par l’atmosphère de Siter Sis II, une planète à l’atmosphère saturée d’attoparticules toxiques. Il semblerait que les plantes de cette planète se soient adaptées à ce spectre lumineux altéré et qu’elles aient développé un pigment assimilateur proche de la chlorophylle, mais retournant à vos yeux les longueurs d’onde du rouge plutôt que celles du vert.
– Tu aurais pu te contenter de dire qu’il s’agit d’une sorte d’éclipse provoquant ce phénomène.
– Certes, mais Siter Sis II et Apep Xiu IV sont alignées et possèdent une période de révolution quasi similaire, à tel point qu’il leur faudra, selon mes calculs, soixante-deux millions trois cent mille neuf cent un klepks afin que ce phénomène prenne fin.
– Plutôt morbide comme planète. Des plantes rouges et un soleil qui n’éclaire qu’au travers d’un filtre naturel.
– Au contraire, Monsieur. Le soleil de ce système est si puissant qu’il réduira Apep Xiu IV en une terre de cendre et de feu lorsque les planètes ne seront plus alignées. Heureusement pour les autochtones, cela ne se produira pas de leur vivant.
– C’est bien ce que je dis. Morbide.
Iconoclaste attrapa une feuille et observa la lumière au travers. La simplicité de la vie des plantes le fascinait toujours, et le frustrait. Pour lui, chaque humain était une feuille œuvrant pour le bien-être d’un tronc, et tout comme les feuilles, les morts servaient toujours d’engrais à un projet plus grand, qu’ils soient volontaires ou non. Il avait vu de nombreuses personnes devenir de l’engrais afin de nourrir le tronc qui les avait portés, et il en avait forcé bien plus à le devenir contre leurs grés. Mais lui, il n’était ni un tronc ni une feuille. Il était devenu un parasite dont l’arbre ne pouvait plus se débarrasser, et lui-même ne pouvait plus le quitter, comme un chat qui serait monté trop haut dans un arbre sans pouvoir en redescendre.
– Monsieur, je dois faire mon rapport.
– Ne raconte rien à propos de notre manque d’avancement.
– Je ne peux pas mentir lors d’un rapport à XR Sceptri, Monsieur.
– Je soupçonne la compagnie d’être infiltrée par une taupe. C’est une question de sécurité.
– Vous me voyez navré de vous apprendre que cette fonctionnalité a été modifiée en réponse à un abus de votre part. Pour rappel, vous avez dissimulé des informations lors des cent-vingt-sept rapports précédents par l’intermédiaire de cette fonction. En conséquence, la compagnie a modifié mon code de manière à ce qu’il me soit obligatoire d’obtenir une preuve concrète avant de pouvoir activer cette fonctionnalité.
Iconoclaste éclata d’un rire sinistre et une nuée d’oiseaux bigarrés s’envola de la canopée.
« Je vais transmettre le rapport en précisant que le changement comportemental de la cible peut être dû à une résignation.
– Ce sera parfait.
IV
Pama Coxand était une femme au premier abord sans grand charme et relativement disgracieuse. Ses cheveux bruns mi-longs étaient tachés de graisse graphitée, ses bras noueux couverts de cambouis. Elle était empêtrée entre la carlingue et le moteur d’une moissonneuse solaire et tentait de fixer une pièce difficilement accessible. Iconoclaste était atterré de voir des humains s’acharner à travailler la terre pour en tirer de la nourriture. Des planètes entières avaient été transformées en cultures entièrement automatisées et permettaient de pourvoir la confédération en ressources sans plus d’effort à fournir. La plupart de ces planètes étaient si bien défendues que seule une cinquantaine de soldats et de techniciens suffisaient à entretenir les armements anti-pirates et à prévenir les rares problèmes techniques.
– Vous savez, dit-elle d’une voix déformée par l’effort. Les gens comme vous ne pourront jamais comprendre notre mode de vie. Durant le second millénaire, beaucoup d’humains pensaient être allés trop loin dans la domination de la nature. Mais ils avaient tort. Il n’était pas encore trop tard pour la terre, il aurait suffi qu’ils stabilisent l’équilibre de leur mode de vie. À présent, nous terraformons des planètes entières pour étendre l’espace confédéré et nous avons délaissé notre planète d’origine.
Pama fut secouée d’un rire cynique.
« Cette planète n’existe même plus de toute manière. Nous sommes l’espèce parasite la plus tenace que l’univers ait jamais connue. Jusqu’à présent, nous n’avons épargné aucune espèce intelligente. Nous conquérons et nous broyons sans demi-mesures tout ce qui se présente à nous.
– Madame, je ne voudrais pas…
– Mademoiselle, répondit-elle sèchement en s’extirpant de la carlingue.
Un texte défila sur la face intérieure du masque d’Iconoclaste.
« Mademoiselle: Titre donné à une jeune fille ou à une femme non mariée. Inusité depuis la seconde moitié du deuxième millénaire d’Aurora. »
Iconoclaste commençait à perdre patience. Même leur vocabulaire datait d’un autre temps. Il préférait sans équivoque la vie des planètes-cités.
– Mademoiselle, reprit-il. Je ne voudrais pas mettre brusquement un terme à votre monologue écologiste, mais je suis ici pour voir la petite Simman.
Le visage de Pama devint si écarlate que son rouge à lèvres carmin en disparut presque.
– Que le grand vide vous emporte, destructeur de monde. C’est si facile d’être désagréable avec les gens lorsque l’on se cache derrière un masque.
– C’est si facile d’être désagréable avec les gens lorsque l’on se cache derrière un dieu chimérique, rétorqua-t-il dans un élan de fureur.
Elle le gifla avec une force qu’il n’aurait jamais soupçonnée. D’une main, il l’attrapa par le cou et la plaqua contre le mur avec une fougue dépourvue de brutalité. Elle asséna un violent coup de genou dans son entrejambes, mais sa rotule heurta douloureusement la coquille de la tenue. Iconoclaste relâcha un peu sa prise sans pour autant la libérer. Finalement, elle lui plaisait bien. Un tempérament de feu, un regard sombre et décidé, une poitrine opulente coincée dans une salopette bleue pleine de cambouis, et des poignées d’amour juste comme il les aimait. Si seulement elle n’avait pas ce nez cassé disgracieux. Il dégagea une mèche de son visage et la glissa derrière son oreille. Une quinzaine d’anneaux argentés décorait son hélix. Il esquissa un sourire dissimulé derrière son masque.
Un tempérament de feu qu’elle aimait afficher.
D’une pression, il libéra l’ouverture de l’alliage biocarbonique. Le masque noir comme de l’onyx tomba au sol. Pama en resta bouche bée. Il était beau, si beau que son visage en était arrogant. Des anneaux céruléens ondoyaient dans ses iris violets vifs en ceinturant les remous rougeoyants d’astres célestes happés par les trous noirs de ses pupilles. Son regard côtoyant le divin transperçait la chair telle des lances acérées. Il approcha son visage si près qu’elle put sentir son souffle chaud glisser sur sa peau. Elle détourna les yeux avec un air gêné qui ne lui allait pas du tout, puis elle prit une profonde inspiration avant de plonger son regard dans le sien, réclamant un baiser. Elle sentit son cœur exploser dans chaque parcelle de son corps tandis qu’il mordillait ses lèvres humides. Son pouls s’accéléra davantage lorsqu’il ôta ses gants et referma une main dans sa chevelure crasseuse pour mieux l’embrasser. Une paume étrangement lisse d’Iconoclaste glissa sur sa gorge puis fit sauter les boutons de ses bretelles. La salopette tomba sur les genoux de Pama en dévoilant une garçonne rouge dentelée détonant sur sa peau blanche. De feu, songea-t-il en remontant son débardeur blanc par-dessus le renflement de ses seins. Un soutien-gorge écarlate assorti à sa culotte maintenait sa poitrine généreuse.
– Les confédérés ont perdu de précieuses choses, dit-il d’une voix rauque empreinte de désir.
– Alors c’est vrai que vous ne portez pas de sous-vêtements sous vos combinaisons? répondit-elle en respirant plus fort que de raison.
Elle fendit l’ouverture de la combinaison puis la tira à bas de ses épaules musclées, et cybernétisées. Elle échappa un hoquet de surprise en dévoilant le corps semi-synthétique, presque aussi effrayée que fascinée. À peine eut-il terminé de se débarrasser de sa combinaison qu’elle se plaqua à lui et enlaça langoureusement son corps brûlant en glissant ses mains couvertes de cambouis dans son dos musclé. Elle était plus petite que lui et sa poitrine compressée contre son corps athlétique lui offrait une vue gonflant sa vigueur masculine. Elle se laissa soulever puis asseoir sur un établi encombré qu’il déblaya d’un revers de main. Les outils tintèrent en échos au petit cri de surprise qu’elle poussa en sentant la main d’Iconoclaste glisser entre ses jambes sans une once de pudeur. Elle plongea ses yeux dans ceux d’un félin animé par une proie et se sentit prise au piège. Elle exulta de ce sentiment. Elle avait besoin d’être prise au piège. Elle aurait voulu l’être.
Pama referma sa main sur l’acier froid d’une clé à molette et frappa Iconoclaste au visage tout en lui assénant un coup de pied dans les parties. Cette fois-ci, son coup ne rencontra pas la rigidité de la coque. Il grogna comme un animal blessé, avec une pointe de frustration dans la voix. Quel imbécile il avait été! L’arme la plus puissante des femmes pouvait donc encore le berner après tant de malns.
– Laissez cette fillette tranquille, ordonna-t-elle posément. Si vous voulez régler des problèmes, allez plutôt voir notre chaman. Il y a bien plus à faire chez lui que chez moi.
Il secoua la tête dans l’espoir vain de retrouver ses esprits et la vit s’approcher. Le second coup heurta violemment l’arrière de son crâne, le sol se déroba sous ses pieds, puis il sombra dans l’inconscience.
V
Iconoclaste se réveilla dans la cabane où Martre lui avait dit de loger le temps de régler ce pour quoi il était venu. Une grosse bosse déformait l’arrière de son crâne et ses cheveux noirs étaient poisseux et collés par le sang. Il se redressa et s’assit au bord du lit, le visage enfoui dans ses mains. Ses affaires étaient parfaitement pliées et disposées sur une table en bois brossé. Il songea à Pama. Peut-être n’avait-elle pas totalement simulé son plaisir en fin de compte. Mais alors, pourquoi l’assommer? Il préféra ne pas trop y penser. Après tout, elle avait sans doute eu raison. Il se comportait souvent de manière arrogante et méprisante envers autrui.
Quelqu’un frappa à la porte. Il se leva pour attraper son masque, mais dut se rasseoir aussitôt. La chambre tout entière tanguait et les murs semblaient tourner autour de lui. Mon implant neurologique a-t-il pu subir des dommages aussi facilement?
L’on frappa une fois encore.
– Ouvrez bon sang!
C’était la voix de stentor de Martre. Et il avait l’air d’être particulièrement en forme. Autant de choses qui donnaient à Iconoclaste tout sauf l’envie d’ouvrir la porte.
– Un instant! répondit-il à contrecœur et assez fort pour se faire comprendre.
Iconoclaste se releva et parvint tant bien que mal à maintenir son équilibre pour enfiler sa combinaison et son masque.
– Entrez!
Martre n’attendit pas une seconde de plus et pénétra dans la cabane avec sa démarche assurée de cowboy. Il toisa le masque d’onyx d’Iconoclaste en jouant avec son fusil. C’était une arme d’une autre époque, mais avec une dispersion si large qu’elle permettait de tuer un homme en tirant à côté.
– Le chaman vous veut à sa table! dit-il sans détour.
– Au vu de l’accueil et du comportement des gens à mon égard, il doit effectivement me vouloir à sa table, mais avec une pomme dans la bouche.
– Cessez vos railleries, l’étranger. Le chaman est notre guide spirituel, pas notre gourou. Il nous montre la voie…
– …dans un monde où l’on ne respecte plus la création subcosmique ni ses fils et filles. Il nous montre l’unique voie qui fût faite par l’ultime embrasement des novas de nos pères, et cætera, et cætera, et cætera. Je connais la chanson, merci. Conformément aux coutumes des subcosmiens, j’irai voir votre chaman et partagerai un repas avec lui et ses invités, dont vous ferez partie, je suppose.
Un sourire satisfait et dépourvu du moindre étonnement déforma les traits de Martre.
– Ho, s’exclama-t-il. Tenez, vos gants. Pama m´les a donnés. Elle avait oublié d‘ les mettre avec vos affaires. Vous m’excuserez de ne pas vous avoir prévenu pour son caractère bien trempé, mais je ne pensais pas que… enfin, elle vit seule depuis longtemps. Alors j’imagine que...
– Fermez là et allons voir votre chaman. Il y a un bout de temps que je n’ai rien avalé.
Crétin! s’énerva-t-il en frappant son poing dans le creux de sa main. Il n’avait rien mangé depuis quinze klepks. Évidemment que sa tête lui tournait comme s’il était ivre. Son corps cybernétisé réduisait ses besoins, mais ne les supprimait pas pour autant.
– Un problème?
– Aucun. Allons-y.
La maison du chaman était bien plus modeste qu’Iconoclaste ne se l’était imaginée. Elle était même bien trop proche du titre de son propriétaire pour que cela lui plaise. Des grigris, des plantes et des bocaux de formol contenant des choses aux origines obscures décoraient toute la maison. Après avoir traversé ce qui semblait être la zone d’habitation, on l’avait fait pénétrer dans une pièce à peine assez grande pour s’y tenir debout et formée d’un unique dôme murant jusqu’au sol carrelé. Ils s’y étaient assis en tailleur sur des coussins de paille tressée et une table ronde avait été dressée devant eux par une fillette en tenue de servante. Une découpe circulaire au centre de la table laissait s’échapper les flammes d’un feu brûlant dans un foyer en pierre taillé à même le sol. La fumée s’évadait du dôme par une ouverture à clapet située au sommet du dôme et l’unique issue était la porte par laquelle ils étaient entrés.
Les yeux du chaman étaient presque clos, pourtant, Iconoclaste aurait juré que le vieil homme le fixait droit dans les yeux. Ses yeux qu’il cachait encore derrière son masque noir. Le chaman ne portait presque aucun vêtement. Un tissu rouge délavé était noué autour de sa taille en guise de cache-sexe et son corps était couvert de scarifications rituelles et de tatouages sacrés. Son cou traversé par une tache lie de vin balafrant la moitié de son visage supportait un épais mala composé des pierres rondes imageant les mondes visités par son porteur. Il y en avait particulièrement beaucoup et chacune symbolisait un mantra propre à son monde que le chaman se devait de réciter lors de ses méditations. Il en fit rouler une de plus entre ses doigts avant de psalmodier les borborygmes sacrés y afférant. Iconoclaste se contenta d’attendre une fois encore.
Il n’était pas vraiment pressé, car lorsque le chaman aurait terminé ses prières, il devrait ôter son masque pour passer au repas. Au fond de lui, il se doutait bien de la raison pour laquelle Martre trépignait d’impatience. Pama lui avait sans doute parlé de lui et il désirait à présent voir son visage, et surtout, ses yeux. Il n’avait même pas caché sa joie en lui forçant la main au moyen de coutumes ancestrales. Cette fois, il serait obligé d’ôter son masque bien qu’il n’en ait pas la moindre envie.
Le chaman fit rouler une bille de plus.
Le temps commençait à devenir long et même Martre montrait des signes d’impatience. Il jouait avec le pommeau d’un poignard sanglé sous son aisselle gauche par un harnais de cuir. En une ronde incessante, le regard de Martre glissait sur le masque noir, s’enfuyait vers les plats de nourriture fumante, s’agitait en direction du chaman, puis revenait lorgner le masque une fois de plus avant de recommencer. Il mordillait nerveusement sa langue et dut se blesser, car il tressauta et des larmes perlèrent aux coins de ses yeux.
Les borborygmes cessèrent enfin.
– Destructeur de monde, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation.
– Vous êtes un homme intelligent, vieillard, et j’en suis un également. Alors, évitons ces facéties. Je suis à votre table uniquement par souci de bienséance. Il serait préférable que j’évite d’offenser votre communauté en dénigrant ses croyances. Les gens ont déjà beaucoup de peine à être honnêtes avec moi.
Les mâchoires de Martre s’étaient crispées à l’entente du mot vieillard. Ainsi, lui aussi était un défenseur fanatique des subcosmiens. Le chaman forma le signe de l’arbre-vie en joignant les deux mains, puis il arracha la cuisse d’une volaille et mordit la chair à pleines dents. Il n’eut cure du jus de viande coulant sur son menton mangé par une pilosité disparate.
– Le repas est servi, dit-il comme si ce n’était pas une évidence.
– N’allez-vous pas ouvrir les yeux du repas?
– Je connais déjà votre visage, Iconoclaste.
J’en doute, songea ce dernier en gloussant. À moins que… Un doute le rongea soudainement. Avait-il déjà vu ce vieillard avec l’un de ses corps précédents?
– Avez-vous déjà entendu parler d’la troisième vue? tonna Martre.
– Et bien, et bien, ricana Iconoclaste, le chien-chien de sécurité montre les crocs. Ne t’attends pas à ce que je me garde de dire le fond de mes pensées sous couvert de bonne conduite. Je sais très bien à quoi le vieillard faisait allusion.
C’était un mensonge, mais cela lui importait peu tant qu’il gardait la face. Un couvert vola lorsque Martre frappa du poing sur la table tout en tirant son poignard hors de son fourreau.
– N’as-tu pas retenu la leçon? gronda Iconoclaste d’une voix rocailleuse à glacer le sang.
– Sale hérétique…
– Il suffit, siffla le vieillard.
La voix du chaman rappela instantanément Martre à l’ordre. Il rengaina son arme et entreprit de remplir son écuelle de grain gris semblable à la semoule jaune de la confédération.
« Vous avez le regard des dieux de l’Ancien Monde, le regard de ceux qui ont semé l’ordre et le chaos, le regard des destructeurs de monde. Je le sais, car je possède la troisième vue. C’est un précieux cadeau que vos ancêtres m’ont fait.
Iconoclaste ne répondit rien. Pama pouvait très bien lui avoir raconté au sujet de ses yeux et le troisième œil n’était pour lui rien de plus qu’une idée vendeuse pour attirer de nouveaux adeptes.
« Vos pupilles! reprit le chaman, elles sont le fruit de la volonté du flux subcosmique. Vous êtes un conquérant et un jour vous régnerez tel un dieu incarné.
Pour l’instant, le dieu incarné est un esclave.
– Quel ramassis de conneries! répliqua-t-il en jouant négligemment avec son verre. L’apparition de ces yeux n’est que le résultat encore inexpliqué de l’interaction de l’essence vitale sur le corps d’un être vivant.
– Lorsque vous utilisez le terme essence vitale, s’agit-il du terme que vos scientifiques utilisent dans leur recherche sans fin pour appréhender l’âme?
– C’est exact. Ce terme est scientifiquement concret, contrairement à celui de psyché qu’ils utilisaient autrefois pour éluder le terme d’âme. Nous avons présentement des connaissances sur la structure physique de l’essence vitale et le principe de son attachement à un corps, et celles-ci se concrétisent un peu plus chaque jour.
– Est-ce donc par ce biais que vous êtes devenu cette aberration de la nature, mi-homme, mi-machine? demanda Martre.
– Oui.
– Malgré votre volonté à renier le divin, le flux subcosmique vous guide à travers le temps et l’espace. Rien n’échappe à sa bienveillance ou à son courroux. Chaque chose à sa raison d’être.
– Non, c’est là que vous avez tort, vieillard.
Les dents de Martre grincèrent si fort qu’Iconoclaste ne put retenir un rire.
– Ce n’est rien, dit le chaman en levant une main amicale à l’attention du chargé de sécurité. Poursuivez, je vous en prie.
– Il n’y a que moi et moi seul qui guide mes pas.
– Et XR Sceptri, corrigea le chaman non sans dévoiler un sourire satisfait. J’ai beaucoup voyagé avant de m’installer sur cette planète. La majorité des exos appartiennent à cette compagnie. Dans ma jeunesse, je me suis beaucoup intéressé à vous et à vos congénères. Au début par curiosité religieuse. Je désirais comprendre le fonctionnement de ce sacrilège du corps. Puis par obsession. Bien que je ne sache pas encore pourquoi j’ai choisi de consacrer du temps à des êtres comme vous. Peut-être par simple caprice. Allez savoir, la jeunesse est un mystère. Quoi qu’il en soit, le flux m’a amené à travailler pour XR Sceptri durant plusieurs malns. Certes pas en tant qu’ingénieur, comme je l’aurais aimé, il m’aurait fallu une autre vie pour appréhender les technologies constituant vos corps, mais en tant que simple agent d’entretien. C’est fou ce qu’un métier ingrat peut ouvrir comme porte et donner accès à des endroits regorgeant de fascinantes créations de la confédération.
– Pour un chaman réfutant la confédération, vous m’avez l’air très intéressé par ce qu’elle a créé.
– Je conçois que cela vous dépasse, d’autant plus que vous êtes vous-même un exo. Mais je ne renie pas la science, bien au contraire. Je la trouve fascinante, et dangereuse. J’ai toujours été un homme attiré par le danger et l’aventure. Et c’est précisément la raison pour laquelle je me suis retiré du monde confédéré.
– Alors vous n’êtes pas réellement croyant.
Martre se raidit. Une veine saillante gonfla sur son front dégarni.
– Au contraire, je le suis plus que jamais, dit le vieillard en souriant comme un nouveau-né. Le flux a permis aux êtres vivants d’utiliser une part des âmes pour créer les exos, pourtant personne ne parviendra à percer leurs secrets. Les âmes appartiennent au flux et il n’y a qu’une seule façon de s’en rapprocher.
– Une façon que j’ai rejetée il y a longtemps.
– Ne dites pas cela, mon ami. La mort vous rattrapera inéluctablement, que ce soit dans ce corps ou dans un autre.
– Comment pouvez-vous croire ça, alors que vous avez vu des exos renaître?
– Et vous, comment pouvez-vous ne pas y croire alors qu’à chacun de vos réveils les pupilles de vos corps deviennent immanquablement ces trous noirs bordés de violets et de bleus?
Amusé, Iconoclaste se décida et retira son masque. Le visage de Martre s’éclaira comme s’il découvrait un trésor de joyaux dans son regard. Le chaman ouvrit les yeux à son tour, mais contrairement à ceux d’Iconoclaste, les siens étaient gris et ternes, fatigués de ce qu’ils avaient vu.
Ils mangèrent en échangeant quelques anecdotes des mondes extérieurs qui semblèrent fasciner Martre autant que les yeux de l’exo.
Après avoir fini de déguster des plats tous plus succulents les uns que les autres, le temps de la méditation vint. Le chaman dévoila une boite en bois de santal ouvragé contenant une dizaine d’herbes et de poudre psychoactives soigneusement rangées. Il roula et tassa une feuille grasse et odorante dans une longue pipe additionnée d’un réservoir d’eau pour filtrer la fumée. À l’aide d’une longue pince, il attrapa une braise et s’en servit pour embraser la feuille tandis qu’il aspirait lentement. Les bulles crépitèrent. Une fumée blanche tournoya plusieurs fois dans le réservoir en verre et disparut d’une aspiration entre les lèvres du chaman. Il passa la pipe à Martre qui aspira à son tour une bouffée impressionnante avant de la tendre à Iconoclaste. En posant ses lèvres sur l’embouchure de la pipe, Iconoclaste sentit l’odeur âcre de l’herbe envahir ses poumons. Il aspira lentement, observa les ondulations de la fumée dans le réservoir, puis relâcha son pouce bloquant l’arrivée d’air. Les volutes brûlantes envahirent ses poumons et il lui sembla qu’une comète percutait sa cage thoracique en incendiant ses bronches. Il toussa maladroitement et la fumée enflamma ses sinus. Les formes se mirent à danser et les sons à se distordre. Un goût de cendre s’empara de sa bouche, puis il se laissa basculer dans un enchevêtrement de coussins et sombra dans les méandres de son subconscient.
Lorsqu’il reprit ses esprits, Iconoclaste se trouvait toujours dans le dôme du chaman. Martre était allongé à même le sol et observait silencieusement l’âtre du feu en fumant de l’herbe à pipe. Le chaman avait à nouveau fermé les yeux et semblait dormir paisiblement. Seul le crépitement du feu et de la pipe brisait le silence. Il n’en fallut pas plus à Iconoclaste pour ramasser son masque et quitter le dôme sans faire de bruit. Lorsqu’il fut sorti, Martre prit la parole.
– Qu’a-t-il vu?
– Il n’y aura jamais que lui pour savoir ce que le flux lui a montré. À présent, il ne nous reste plus qu’à découvrir quel chemin il choisira.
– C’est une personne violente. Les risques que nous prenons…
– Ne soit pas trop prompt à juger les gens, Martre. Les choix qu’il a faits par le passé sont certes discutables, mais la vie de cet homme est une tragédie. Et n’est-ce pas le même cas pour de nombreuses personnes parmi cette communauté?
Martre esquissa un sourire en soufflant du nez, puis il ferma les yeux pour terminer l’herbe à pipe.
VI
Iconoclaste n’avait pas pris la peine d’enfiler son masque. Il avait traversé le village sous les regards médusés de ses habitants et s’était allongé sous un arbre pour observer en silence le feuillage écarlate. Il savait ce qu’il devait faire, mais il ne savait pas s’il voulait le faire.
– Atlas, dit-il avec une mélancolie qu’il ne se connaissait pas lui-même. Tu peux d’ores et déjà prévenir la compagnie que le cas du spectre sera réglé d’ici demain matin.
– Bien, Monsieur.
VII
Pama était encore en train de réparer la moissonneuse. Iconoclaste S’adossa au mur près de l’établi et la regarda faire tout l’après-midi en attendant qu’elle daigne lui accorder son attention. Il joua durant plusieurs minutes avec la clé à molette qui avait servi à l’assommer avant d’en prendre conscience et de s’en amuser. En fouinant pour s’occuper, il trouva une plaque chromée dissimulée dans un coin de l’atelier qui lui servit de miroir pour redonner un peu de volume à ses longs cheveux noirs toujours plaqués en arrière par la fermeture de son masque. Ses cheveux étaient un peu gras. Il ricana en songeant au fait qu’il négligeait bien trop souvent son corps et que cette tendance s’accentuait avec le temps. Il avait même oublié de se nourrir jusqu’à en être faible au point de se faire assommer par une simple humaine. Aussi puissant qu’il soit, aucun humain ne devait pouvoir vaincre un exo. C’était la raison même de leur existence. Affronter des créatures et des dangers auxquels aucun humain ne pouvait se confronter, et rapporter de l’argent aux compagnies pour qu’elle puisse les améliorer davantage et engranger toujours plus d’argent. Pourtant ce mécanisme finirait fatalement par se retourner contre ses utilisateurs. Le jour où les exos seraient d’une efficacité à toute épreuve et qu’il n’y aurait plus de travail pour rapporter de l’argent aux compagnies, ils deviendraient obsolètes. Iconoclaste savait que les compagnies se recycleraient assurément sans le moindre mal à l’aide des fonds engendrés, mais qu’adviendrait-il des exos à ce moment-là?
Le moteur de la machine finit par vrombir en couvrant le cri de satisfaction de Pama.
Elle passa à côté d’Iconoclaste sans même lui jeter un regard, puis elle disparut dans l’embrasure d’une porte en bois menant à son logement.
– Ne va pas rester planté là pendant trois klepks, lança-t-elle d’une voix gouailleuse, depuis la pièce voisine.
Ils discutèrent durant de longues heures à propos de choses triviales. Elle le surnomma même Ico par trois fois, ce qui le fit sourr. Ensuite vint une discussion plus houleuse à propos de la petite Kathra Simman. Cette dernière resta cachée toute la soirée. Même au moment d’aller se coucher, Iconoclaste ne l’aperçut pas.
Cette nuit-là, Pama et Ico firent l’amour. Pas d’une passion brûlante comme ils l’avaient ressentie précédemment, mais d’une affection sincère. Ils étaient deux êtres simples partageant des sentiments simples. Iconoclaste s’en sentit plus humain qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Finalement, il aurait aisément pu s'attacher à cette petite communauté indépendante et soudée, alors qu’auparavant il l’aurait dénigrée au profit d’une planète-cité, froide et inamicale. Mais c’était avant tout Pama qui lui permettait d'entrevoir ces attaches. Pama, la mécanicienne au tempérament de feu. Elle qui pouvait être rude et solide comme un roc aussi aisément qu’elle pouvait se faire douce et bienveillante comme les mains d’une amante. Et la bienveillance sans arrière-pensées touchait Ico, mais pas Iconoclaste. Car la bienveillance n’existait presque pas au sein de la confédération, et c’était généralement pire en dehors de son territoire.
Au milieu de la nuit, Ico quitta la couche et s’habilla discrètement sous l’œil faussement endormi de son amante. Au travers de fins rideaux, les reflets d’une lune d’or donnaient une teinte angélique à la peau blanche de la mécanicienne. Ico observa, non sans un sourire en coin, l’un de ses mamelons piqués à vif par l’air frais s’engouffrant dans la chambre depuis la fenêtre entrouverte. Il enfila son masque, vérifia que son arme ainsi que ses cartouches de munitions étaient toujours bien accrochés à sa ceinture magnétique, puis quitta Pama avec un pincement dans son cœur semi-synthétique.
Ne lui pardonnerait-elle jamais ce qu’il s’apprêtait à faire?
La petite Kathra Simman se tenait au milieu d’un pré, non loin de la maison de celle qui l’avait recueillie. Sous la lune dorée, ses cheveux châtains brillaient et virevoltaient au gré du vent en exécutant une danse harmonieuse avec sa robe d’albâtre. Les yeux fendus de la fillette irradiaient dans la nuit tels ceux d’un félin tapi dans l’ombre, détonant avec les traits doux d’une enfant de huit ans. En s’approchant, Iconoclaste s’aperçut qu’elle tenait une sorte d’écureuil local au pelage roux argenté dans le creux de ses mains. La petite créature sauta de son promontoire et disparut dans les hautes herbes dès qu’il fût trop proche.
– Je me suis trompé sur toute la ligne, affirma Iconoclaste sans autre forme de salutation. Le spectre que je pourchassais est mort depuis longtemps.
– En effet. Shalak!
La voix de la fillette était aussi douce que ses traits, presque cristalline.
– Le chaman est un homme bon, mais sa foi l’aveugle. Il te voit comme un être sacrer et préfère essayer de te contrôler plutôt que de te faire éliminer. Mais tu ne peux pas être contrôlé n’est-ce pas?
– La chair humaine a un goût de paradis à se damner.
– Je ne savais pas les morphosylis doués pour l’ironie.
– Tu ne devrais pas négliger ceux de mon espèce. Nous parcourions l’univers bien avant les humains. Shalak, Shalak, répéta-t-il comme un tic nerveux.
– Mais les humains ne sont pas des tueurs psychopathes.
– Votre nature est la conquête sans limites ni morale. La mienne est de me repaitre de chair fraîche lorsque j’ai faim. Shalak! Qui de nous deux est un tueur au sens où tu l’entends? Je ne suis pas sûr de le savoir, et tu ne dois pas le savoir non plus.
La bouche de la fillette s’étira jusqu’à ses oreilles, dévoilant par la même occasion une dentition carnassière de premier ordre. Le morphosylis secoua la tête comme pour chasser des pensées parasites et son visage retrouva aussitôt sa douceur enfantine.
– Il y a une chose que je voudrais savoir. Quand as-tu supprimé mon spectre?
– Dans le système Sholoo, il y a bien de cela un maln et demi. Ce fou m’avait pris pour cible et, à force d’acharnement, il avait fini par m’acculer. Alors je l’ai incarné. Mais c’est devenu pire après ça. La première fois que je t’ai vu, tu m’as tiré dessus sans le moindre avertissement. Sur le moment, je n’ai pas compris pourquoi et je me suis enfui. Puis tu m’as poursuivi, encore et encore, jusqu’à ce que je m’arrête ici. Et tu connais la suite.
– Oniry Z! Je me disais bien que tu avais été imprudent de te montrer en pleine rue. J’avais cru à un piège pour te débarrasser de moi, sauf que ma cible était déjà morte.
– Comment as-tu su? Shalak! Shalak!
– N’est-ce pas évident?
– Manifestement pas pour moi. Shalak! Ma logique est différente de la tienne. Shalak!
– Est-ce vraiment important?
– Pour moi, ça l’est. J’aimais vraiment la famille Simman. Shalak! J’aurais voulu rester ici et vivre tranquillement avec eux, pour le restant de mes jours.
– Pourtant tu les as tués.
– Je n’y peux rien. C’est dans ma nature. Shalak! J’ai essayé de me contrôler.
– Je n’en doute pas. Tu as même tracé des symboles mortuaires dans le sang de tes victimes.
– Bien deviné. Alors, comment? Shalak!
– Grâce à la famille Simman. Martre m’a raconté ce qu’il avait vu. Son regard était sincère, il avait vraiment été traumatisé, alors je l’ai cru sur parole. Mais il m’a aussi fourni une liste des victimes.
Le morphosylis tendit le cou en avant tout en inclinant la tête, comme un animal intrigué.
« Les viscères, poursuivit Iconoclaste. Tu as cédé à tes pulsions et pour que l’attention ne se tourne pas vers toi, le dernier venu de la communauté, tu as changé de corps. Les Simman n’avaient que deux filles. L’une d’entre elles est morte et l’enveloppe charnelle de la seconde se trouve devant moi. Il y avait quatre tas de viscères sur la scène du crime, selon Martre. Or si le spectre avait tué les parents et l’une des filles, puis orchestré la scène, il n’aurait dû y en avoir que trois. Les psychopathes aiment transcender leurs victimes et celui que tu as nommé Ralphua était un maniaque. Il n’aurait jamais mélangé vulgairement ses victimes. Mais c’est en voyant les herbes du chaman que j’ai compris ce que tu étais. Il y avait des plantes mortelles pour les humains parmi ses herbes à fumer, dont certaines, s’avérant apaisantes pour les morphosylis. À partir de là, tout s’est emboité. Je sais que ceux de ton espèce doivent vider en partie un corps avant de s’y installer. À même titre que je sais que vous ne dévorez pas les entrailles de vos victimes. C’est pour cette raison que les habitants ont brûlé les maisons. Pour masquer tes traces. Tu as dévoré les restes de ton ancien hôte que tu avais déjà évidé sur Sholoo. Ensuite, tu as dévoré Rence, sa femme et l’une des fillettes, puis tu as pris le corps de la seconde comme nouvelle hôte. Quatre tas de viscères pour cinq victimes.
– Tu m’impressionnes, humain. Shalak!
– Il n’y a pas de quoi. Tous les villageois étaient au courant, sans exception. Même Pama l’était. J’aurais dû me rendre compte bien plus vite que l’on me mentait. Mais je n’ai rien vu. Tout ce petit manège pour te protéger de moi.
Iconoclaste serra si fort la crosse de son arme que l’alliage grinça. Son orgueil avait été blessé par la duperie des autochtones.
« En tant qu’adeptes du flux subcosmique, ces gens vénérant les espèces anciennes ont choisi de te protéger en me baratinant. Et ceci en sachant parfaitement que tu finirais par tous les dévorer. Quelle folie!
– Pas nécessairement. Shalak!
– Ce n’est pas la peine de te voiler la face. Les morphosylis ont tous un appétit insatiable et, au vu du carnage que tu as causé en si peu de temps, tu ne me feras pas croire que tu déroges à la règle.
La tristesse se dépeignit sur les traits de la fillette. Ico retira l’un de ses gants et lui caressa affectueusement la joue.
– Généralement, lorsque je croise quelqu’un de ton espèce, il y a une prime pour son élimination. Mais ici, personne ne veut ta mort. Et ma cible a déjà été éliminée.
– Tu n’es donc pas obligé de me tuer.
Un silence pesant plana dans l’air. Iconoclaste retira sa main et le morphosylis soupira avant de reprendre la parole.
« Mais tu es confronté à un dilemme. Shalak! Si tu ne me tues pas, je ferai fatalement du mal à Pama un jour ou l’autre.
– Et en te tuant, je la protégerai, mais je lui ferai du mal.
Iconoclaste retira la cartouche à effondrement gravitationnel de son arme, réservée au spectre, et la rangea dans sa ceinture avant de charger des cartouches anioniques. Le morphosylis n’eut aucune réaction hostile. Il balança la tête en arrière et plongea son regard chatoyant dans les étoiles. Le ciel était dégagé et la lune d’or scintillait au milieu du vide infini, accompagné par des milliards de sœurs jumelles si lointaines qu’elles en étaient indicibles.
– Puis-je savoir ton nom? demanda le morphosylis d’un ton mélancolique.
– Beaucoup me nomment Iconoclaste.
– Iconoclaste? Quel nom étrange! Quelle en est l’origine? Shalak!
– La légende veut que j’aie tué un dieu.
– La légende? Serait-ce un mensonge? Shalak! Shalak!
– Un dieu peut-il seulement mourir? ironisa Iconoclaste.
Le morphosylis éclata de rire si fort que des larmes perlèrent aux coins de ses yeux. Un sourire sincère releva ses pommettes rondes.
– Seulement si son adversaire est un dieu lui aussi, je suppose, conclut-il en reprenant son souffle.
– Ai-je l’air d’un dieu?
– Peut-être pas aux yeux de tous. Shalak! Mais aux miens, tu es l’incarnation du dieu de la mort.
– Ainsi donc, tu ne vas pas te défendre, dit Iconoclaste.
– Non. Shalak!
– Puis-je savoir pourquoi?
– Je ne veux plus de cette vie. Les concepts de bon ou de mauvais sont des choses floues pour moi et ceux de mon espèce. Pourtant les humains me traqueront toujours sans relâche, même si je trouve un moment de répit sur une planète comme celle-ci. Alors j’ai décidé de ne plus fuir et de voir ce qu’il y a de l’autre côté.
– Il n’est pas nécessaire d’être mauvais pour être une nuisance.
– Qui traites-tu de nuisance? Shalak! Shalak! Shalak!
– Pardonne-moi. Je ne voulais pas t’offenser. Je voulais simplement dire que l’avènement de l’espèce humaine à sonner le glas de ton espèce comme de bien d’autres.
– C’est une triste vérité. Mais toi alors, n’es-tu pas une nuisance? Les exos ne sont-ils pas considérés comme des dangers potentiels par les humains? Ne sont-ils pas tous susceptibles de devenir des spectres? Shalak!
– Tu as parfaitement raison, admit Iconoclaste en mettant plus de nostalgie qu’il n’aurait voulu dans sa voix. Mais pour l’instant, nous sommes un risque mesuré. La fin de mon ère viendra lorsqu’ils penseront avoir perdu le contrôle de nous autres les exos.
Il appuya le canon de son arme sur le front de la fillette.
– Ne voudrais-tu pas mourir avec ta véritable apparence?
– Je suis bien plus proche de ce que je suis mentalement à ce jour dans ce corps que dans le mien.
Le morphosylis sembla hésiter et trépigna un instant en regardant ses pieds avant de relever les yeux, le regard plein de paillettes. Iconoclaste inclina la tête en signe d’interrogation.
– Puis-je les voir? Shalak!
Ico retira aussitôt son masque. Lui aussi avait les traits déformés par un sourire sincère, pourtant de chaudes larmes coulaient sur ses joues. Il avait l’impression de commettre une erreur irréparable.
– À une prochaine vie! Shalak!
– À une prochaine vie…
La douille de la cartouche anionique sauta devant le visage d’Ico, puis ses larmes se muèrent en torrents.
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