C & F
Il était dix-neuf heures quarante. Le soleil couchant embrasait le ciel orangé par une douce soirée d'été, traversant l'une des fenêtres ouvertes du logement des Chieppin. La pièce baignait dans une lumière ocre, la chaleur de la journée passée s'évaporant peu à peu pour se mêler à la délicieuse température du crépuscule. Assise en tailleur, Céleste fixait avec concentration quelques crayons de couleur étalés au sol, les mains sur les genoux. Elle paraissait ailleurs, réfléchissant avec profondeur, cependant, les objets finirent par s'élever un à un, dansant en ronde au dessus de son lit. Pas un froncement de sourcil, un regard étonné ou un rictus ne vint perturber son visage lisse, comme dénué d'expression ; ce n'était pas la première fois qu'elle s'amusait à faire passer le temps ainsi. Elle quitta brusquement les crayons des yeux lorsque de rapides coups à la porte retentirent, une pluie de couleurs se déversant sur le parquet au moment où sa mère entra.
- À quoi joues-tu ? s'exclama-t-elle.
Céleste pinça ses lèvres, silencieuse.
- Peu importe, soupira sa mère, habituée au comportement étrange de sa fille. Je passe te dire bonne nuit, je me couche plus tôt, aujourd'hui.
- Est-ce que je peux faire un tour en ville? demanda la jeune fille, l'air suppliant.
- Céleste, il commence à se faire tard et...
- Juste cinq minutes. J'ai besoin de prendre l'air.
Sa mère hésita puis, après avoir levé les yeux au ciel, répondit :
- Très bien. Juste cinq minutes dans ce cas.
Dans un élan de précipitation, Céleste sortit de sa chambre en la remerciant, tourbillonna sur elle-même en attrapant sa veste et se laissa glisser sur la rambarde de l'escalier, atterrissant directement au rez-de-chausser.
- N'oublie pas de prendre les clefs ! lui lança sa mère.
Après avoir passé la porte, Céleste se dirigea dans le couloir, sa robe fleurie se balançant au rythme de son pas vif. D'un geste de tête, elle parvint à coincer les portes de l'ascenseur qui s'apprêtait à partir, se glissa à l'intérieur et appuya sur le bouton sans se servir de son doigt. Tout était si simple. C'était même trop facile. L'adolescente jeta un coup d’œil furtif au miroir de l'ascenseur, détournant la tête après avoir croisé son regard perçant dans le reflet. Ce n'était pas un joli vert clair comme on avait l'habitude d'en voir, non ; il semblait éteint, foncé par l'éclat de colère qui s'était ancré dans ses iris.
En sortant de l'appartement, Céleste prit la direction opposée du centre ville, arpentant de longues rues aux boutiques illuminées dans l'espoir d'atteindre rapidement le pont ; celui-ci lui servirait à franchir la banlieue. Les lampadaires s'allumaient à mesure que la nuit tombait, abritant l'adolescente des ombres qui la guettaient. Ses chaussures usées lui faisaient mal au pied, elle ne voyait pas le bout de sa marche ; ce ne fut qu'une fois sortie de la ville qu'elle repéra finalement une station essence, soulagée. Elle était déserte, ce qui était étonnant vu l'heure qu'il était ; seule une vieille voiture couleur bordeaux était garée entre deux rangées de pompes à essence, le conducteur s'étant certainement rendu à la boutique de la station pour faire une pause. Céleste se cacha derrière un pilier afin de mieux observer sa cible, le grésillement du faible éclairage au dessus d'elle l'agaçant au bout de quelques minutes. Elle se retint de casser l'ampoule par la force de la pensée et se concentra sur la voiture luxueuse au modèle ancien ; se glissant à petits pas vers elle, la jeune fille se fit surprendre par une voix une fois arrivée côté conducteur, crispée.
- Céleste ?
La jeune fille pencha la tête pour découvrir, à travers la vitre, la personne qui l'avait appelée ainsi, son carré blond tombant sur son épaule.
- François, marmonna-t-elle, les dents serrées.
Il fallait, bien évidemment, qu'il se trouvât ici alors qu'elle projetait de fuir, à la même heure, au même endroit. Celui-ci contourna la voiture et se planta devant elle, les sourcils froncés. Pull rouge, cheveux bruns coupés courts, caractère franc, voilà les seules caractéristiques que Céleste lui attribuait tant il manquait d'intérêt.
- Qu'est-ce que tu fous là ? lui demanda-t-elle en croisant les bras.
- Je pourrais te poser la même question.
Céleste plissa les yeux, l'air sévère. François capitula.
- Mon père et moi nous sommes arrêtés ici pour prendre de l'essence. Nous partons pour le sud.
- Avec cette voiture de collection ? Ne me prends pas pour une conne, je sais qu'il va t'emmener à l'une de ces récéptions où l'on parle essentiellement d'argent.
- Je n'avais pas besoin de le préciser, grimaça François. Je n'ai pas menti ; je t'ai dit qu'on partait pour le sud. Point. Maintenant, à toi de me dire ce que tu fais là, sans tes parents, à trente minutes du centre.
- Ça ne te concerne pas. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'on ne se reverra plus au lycée.
- Tu fugues...
- Ne me regarde pas comme ça ! lança Céleste. Je trouve la raison de mes agissements plutôt honnête, contrairement à toi.
François eut un rire jaune.
- Tu as quelque chose à me reprocher, peut-être ?
- Tu détestes ton père et il te déteste en retour. Il ne se préoccupe pas de toi. Tu sais quoi ? Tout le monde sait que t'es malheureux mais trop lâche pour te casser d'ici.
- Cesse d'être aussi vulgaire, la réprimanda-t-il. Je te rappelle que tu t'apprêtais à partir à l'instant avec ma voiture.
Céleste s'apprêta à rétorquer, seulement, une idée lui vint en tête. Elle venait de trouver une quatrième caractéristique à François. Il avait dix-huit ans. Un an de plus qu'elle. Et donc, le permis. La jeune fille opta pour une position plus décontractée et moins sur la défensive.
- Faux. C'est celle de ton père richissime. Il en a au moins une centaine, des comme ça. Une de moins ne lui fera pas de mal.
- Il n'y a pas la clef, à l'intérieur. C'est lui qui l'a...
- Les portes ne sont pas verrouillées, fit remarquer Céleste, l'air las.
- ... et je t'empêcherai de rentrer.
Un rictus aux lèvres, la jeune fille fixa la poignée de la porte devant laquelle François se tenait planté et, après un léger effort, ouvrit la porte sans même la toucher. Ébahi, François recula pour éviter de se faire bousculer.
- C-comment tu as fait ça ?
- Pars avec moi, lui dit-elle en s'adossant au toit de la voiture. Tu nous imagines ? Tous les deux, libérés de tous fardeaux, loin de cette ville de fous ?
Silencieux, François observait la porte ouverte comme s'il avait vu un fantôme.
- Ton père est le pire des imbéciles, il t'élève dans la peur constante de ne pas être à la hauteur. Mes parents m'emprisonnent dans une minuscule chambre parce-qu'ils me croient psychologiquement atteinte. C'est pourri, comme vie.
Après un long moment de scepticisme, François reprit ses esprits.
- Je... n'ai pas les clefs, articula-t-il.
- Allez, François. Tu peux faire mieux que ça, lui répondit Céleste d'une voix douce.
Elle devait le convaincre au plus vite. Son père pouvait arriver à tout moment. Le jeune adolescent finit par se résigner, le regard dur.
- Va t'asseoir.
Rayonnante, la jeune fille s'installa côté passager et observa François enlever le cache sous le volant afin de trafiquer le câblage électrique.
- Depuis quand tu as appris à faire ça ? s'étonna-t-elle.
- Je sais faire plus de choses que tu ne le penses.
Sur ces mots, il appuya avec puissance sur la pédale d'accélération, passant les vitesses à coups secs avant de quitter la station sur la route départementale. Céleste ouvrit la fenêtre et passa la tête par celle-ci pour avoir de l'air frais, contemplant le paysage qui défilait à toute allure.
- Pourquoi tu as soudainement accepté de venir ? interrogea-t-elle.
François haussa les épaules, un pli se dessinant sur son front.
- On se connaît depuis tous petits, je n'allais pas te laisser toute seule. Et... j'admets que tu n'as pas tort à propos de mon père.
Céleste fut, à sa plus grande surprise, touchée. Lui, qui ne l'avait jamais intéressée malgré le fait que leurs parents fussent bons amis, avait soudainement piqué sa curiosité.
- C'est un homme violent, surtout dans ses paroles, conclut-il.
- C'est un connard, oui, commenta Céleste.
Ils se regardèrent, un petit sourire aux lèves. Au moins, ils étaient d'accord sur un point. Cependant, il suffit de cette seconde pour que François eût perdu toute concentration sur la route ; une voiture, qui sortait d'une intersection dans le noir, ne les avait pas aperçus. Alors que le garçon mettait un grand coup de frein afin de ne pas la percuter, Céleste comprit qu'il n'aurait pas assez de temps pour s'arrêter ; cramponnée au siège, elle fixa la voiture face à eux et réussit péniblement à la soulever. Après l'avoir déplacée de quelques centimètres vers l'arrière, elle laissa François prendre le relais ; celui-ci frôla de justesse le capot de l'inconnu au volant et reprit la route en un long bruit crissant. Il s'arrêta quelques mètres plus loin, la respiration saccadée. Il mit un temps à prendre en compte ce qui venait de leur arriver puis, après avoir relevé la tête vers Céleste, il murmura, les yeux ronds :
- Il va falloir que tu m'expliques ça.
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