Sédition

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  Plus rien. Plus aucun son, ni le moindre souffle ne réside par ici. Seul le chaos mène un orchestre funeste à l'extérieur de ses murs, à peine audible par cette forteresse. Il ne reste plus rien, hormis nous, pauvres mortelles, qui aujourd'hui n'est que le bétaille d'une meute sanguinaire. Au loin, dans cette cathédrale, résonne les pleures d'une servante. Mes yeux l'aperçoivent, agenouillée près d'un prêtre de notre culte. Le pauvre homme git au sol, le crâne fissuré, l'encéphale dévoilé, couvert de larmes et de sang, se tenant à son chevet celle qu'il avait sauvé quelques instant auparavant.

  Le carnage perdure depuis trop longtemps. L'armée royale a tenté de les repousser, mais le nombre écrasant de l'ennemi a réduit leur force en cendre. Ces braves soldats qui avaient famille et amis, ces hommes qui portaient l'espoir d'un avenir radieux pour notre monde, tous n'ont pas hésité à donner leur vie pour me protéger en m'enfermant au sein de cette église. Mais en voyant cet horrible carnage, je ne peux tristement penser qu'à une chose. Nos sacrifices sont perdus. J'entends la horde ennemie gagner du terrain, se disperser pour nous débusquer. Les cris se multiplient, la mort se rapproche, emportant avec elle les fidèles des dieux. Alors je prie. Je prie pour tous ces défunts, pour ces hommes, ces femmes et ces enfants afin de leur permettre d'échapper à ces supplices, pour ce monde merveilleux piétiné sans vergogne par les maux les plus sombres de l'humanité. Je prie silencieusement. Mais la peur, la tristesse et la douleur sont telles que je souhaite crier aux dieux de nous venir en aide. Alors j'appelle leur clémence, les yeux rivés vers ce maudit plafond qui me sépare des divins. Aucun son n'arrive à sortir de ma gorge, trop encombrée par les larmes et la souffrance de ce tourment. Je garde cependant la foi que malgré mon mutisme, mes paroles ont été entendu.


  Je suis séquestrée depuis plusieurs heures, centuplant mes chants, agissant en ce pourquoi j'étais l'élue et destinée. Les quelques dévoués de la paroisse encore en vie qui me vénéraient habituellement comme une réincarnation divine, ne me témoignent plus aucune gratitude. Je ne suis qu'un fantôme comme ceux qui périssent encore et encore là-dehors. Face à la fin de toute chose, l'être humain devient égoïste, n'agissant que pour sa propre survit, s'en témoigner la moindre reconnaissance pour tout ce que nous avons pu leur offrir. Ils me débectent au plus au point, et malgré tout, je dois assumer mon rôle de joyaux réincarné. Alors je prie jusqu'à la fin de ce cauchemar qui sera sans doute éternel. Je prie dans l'espoir de réveiller le monde, d'ouvrir les yeux du peuple et les accompagner au seuil des portes divines du Saxum.

  Pendant mes prières, j'entends chuchotter, créant de l'écho à travers ces murs qui perturbent mon devoir. À ma droite, une femme voilée d'un lin me fait face et récite des chants religieux. Cependant, ces derniers sont à peine audibles, accélérant peu à peu le rythme dans sa détresse. Et à mesure qu'elle déblatère ce qui ressemble à des supplications, je la vois s'agiter de manière effrénée, comme si elle berçait, un bébé, caché par le voile de sa mère. Le nourisson d'à peine quelques semaines se met alors à gémir puis à pleurer. Sa génitrice, dépourvue, lui demande d'abord gentiment de se calmer, de se taire. Elle s'agenouille au sol et le serre contre elle tout en continuant de le supplier.

  - Tais toi s'il te plaît. Tais toi je t'en prie, je t'en supplie mon petit. Tais toi. Tais toi ! TAIS TOI !

  Dans sa colère, la jeune femme le blottit contre elle si fort qu'il me semble alors entendre un léger craquement. Le bébé s'est soudainement arrêté de pleurer, ne laissant que la guerre reprendre sa cruelle symphonie. Tremblante, elle le regarde à bout de bras. Elle semble vouloir l'appeler, mais l'horreur est tel qu'elle ne peut prononcer le moindre mot. Les yeux écarquillés, presque exorbités, la femme se tient aussi inexpressive que l'enfant, avant d'hurler un :

  - NON !!

  Ce que je vois me parait alors inimaginable. Elle saisit le corps inerte de sa progéniture par la poitrine et le frappe sur le sol de marbre. L'être sans vie, encore fragile, se brise tel un fruit mur, le sang et les organes giclant sur la pierre. Mais cet acte ne semble pas suffisant pour elle et recommence avec rage en continuant d'hurler le même mot, comme pour le punir de toute cette calamitée. La femme ne s'arrête que lorsqu'il ne lui reste plus que des lambeaux de chairs et des os friables entre les mains. Les quelques rescapés de cet enfer ont assisté à toute la scène, mais personne n'est intervenu, ni pour la soutenir dans son deuil, ni pour l'arrêter dans son crime. Au lieu de cela, chacun détourne le regard lorsque la femme se relève et part se réfugier dans un coin du lieu saint, séchant ses larmes d'un revers de main couverte de sang. Je ne peux alors m'empêcher de la maudire avant que le râle d'une créature m'interpelle.

  À l'abside de la cathédrale, sur une statue d'Amadas, maître de toute chose, se présente un corbeau qui tient en son bec, un globe occulaire, probablement ramassé sur les restes d'un cadavre. C'est alors qu'un frisson d'effroi me parcours l'échine. Comment diable a-t-il pu rentrer ? Est-ce que l'ennemi trouvera une quelconque faille ? Ce sentiment d'insécurité me terrorise. L'oiseau lève la tête pour engloutir cet oeil, déglutit immédiatement et croasse avant de me fixer droit dans les yeux. Cependant, un indice inquiétant me glace le sang. Ce corbeau, ses yeux, il en est dépourvu. Serait-ce un message des dieux ? Malgré son handicap, le volatile me regarde avec assiduité, le bec plongé dans ma direction. Il croasse plus fort, comme pour me faire obéir. Mais de quoi ?

  Il ne me faut pas longtemps pour comprendre l'erreur que j'ai commise. Ce que j'ai proliféré pour cette femme, cela va à l'encontre de la mission du diamant réincarné que je suis. Alors je me remets à prier, de toutes mes forces. J'implore les différents dieux, je clame leur pardon. Amadas, Smaragdus, Caruleus, Rubellio, Lute...

  Quelque chose m'interrompt. Quelque chose qui se tapit dans ce lieu, rampant parmi les ombres présentes depuis le début de l'attaque. Je le sens sur ma chair, dans mon coeur, au tréfond de mon âme. La sournoiserie, la perfidité, la haine et la terreur, toutes dirigées par la mort en personne. Je suis tétanisée, je ne peux plus prier. Je perds la foi qui m'a pourtant guidé jusque ici. M'avait-elle trahi ? Non, c'est moi l'infidèle. Je tente tant bien que mal de joindre mes mains chancelantes et de prier de nouveau. Mais c'est inutile, l'erreur a déjà été commise. Je vois la créature se faufiler et se rapprocher. Me craint-elle ? Comment cette monstruosité peut avoir peur d'un être aussi fragile ? Je suis tourmentée et je supplie désespéremment une force encore plus supérieure et inconnue d'arrêter ce cauchemar. Je la vois, mais jamais entière. Une main griffu et difforme, une jambe cadavérique. J'aperçois des marques laissées dans le marbre, j'entends un grognement au tréfond de l'enceinte du monument saint, résonnant à chaque instant. Mais aucun fidèle ne s'en aperçoit. C'est alors que quelque chose de léger m'effleure la chevelure. Une plume noire, sale et abimée. Je lève la tête, et vis alors un spectable effrayant. Je n'en crois pas mes yeux, Inanis, le dieu déchu, aveuglé par ses frères et soeurs se tient au dessus de moi tel une chauve-souris.

  Les ailes brisées, le corps dépecé. L'ange se serait-il caché pour éviter de subir mon sang divin ? Pourtant, ennivré par la beauté de mes yeux et malgré ses sens décomposées, il ne pouvait s'empêcher de m'approcher. Il lache alors prise, et tombe sur moi, les pieds sur mes épaules. Semblable à une harpie, je le vois se pencher près de moi, ce dieu oublié aux dents corrodées par l'affront d'avoir approché le fruit défendu. Je suis pris au piège dans le temple antique qui vient d'être assiégé par l'abomination des dieux. Tandis que la horde de soldat ennemie avance au pas pour nous exterminer, me voilà face à l'être le plus maléfique que ce monde ait porté, ou plutôt banni. Malgré sa maigreur, je sens son poids qui me plonge vers les enfers, accompagné de mon ombre qui choit dans la même direction.

  J'entends les portes de la cathédrale souffrir des coups répétés des béliers, j'entends les cris de terreur des habitants venus se réfugier dans ce temple maudit, j'entends les âmes des défunts supplier la fin de ce massacre. Mais à cet instant, ma peur n'est apée que par la main monstreuse d'Inanis. Ces doigts acérés plus long que sa paume, dépourvus de griffes ou d'ergots se rapprochent délicatement de mon visage pour m'attribuer un peu de douceur. Et mon regard se plonge dans le sien, ses orbites vides et meurtris. C'est alors qu'il me semble discerner, l'avenir. Une vision d'horreur de ce qui se passera probablement dans une heure, peut-être deux.

  Je vois l'horizon qui ploie et s'éloigne, quittant cette ville ravagée par les flammes et la soif de pouvoir, fauchée par la cupidité de nos ennemis. Une ville qui s'éteint à travers un crépuscule des plus séduisant, teinté par le sang et des dernières lueurs du soleil, avant de plonger dans les ténèbres et ne jamais en ressortir. La mort y réside désormais et nos tombes ne peuvent que témoigner de son histoire. À travers cette aversion, j'apperçois les ailes torturées de cet ange du soir qui m'emporte parmi les cieux, cette victime propitiatoire qui n'avait qu'un rôle pourtant inconnu des Hommes. Devait-elle nous punir et servir ses pairs pour l'éternité ? Ou agit-elle égoïstement pour les affronter et mettre fin à toute cette folie ? Personne ne le saura.

  Les ombres, le corbeau et Inanis forment ensemble la trimurti des dieux. les seuls messages qu'ils nous envoient. La première amène les vices et les viscères pour nous apaiser. La deuxième arrive, les yeux saignants et la douleur endeuillée. Un oiseau qui possède le don d'ubiquité, rejoint rapidement par la troisième, création troublée, le squelette désaxée par la torture infligée.

  Mais ma vision prend rapidement une autre tournure. Comme un retour en arrière, cet ange qui me ramène à l'abbatoir, pénétrant sans innocence les ténèbres du chaos. La plaie s'ouvre sur le noir, je vois les meurtres par millier qui s'enchaînent comme un défouloir. J'observe la torture perfide comme un glacial exécutoire. Je suis complice des viols où les victimes acceptent leur sort par espoir. Je vis la déchéance humaine qui n'hésite pas à trahir pour survivre à ce soir. Et je reflète cet amertume du monde en miroir.

  Je retrouve mes esprits, toujours dominée par Inanis. À cet instant, je ne souhaite plus qu'une chose. Mourir et quitter ce monde infame qui ne m'a jamais rien apporté, à qui j'ai pourtant tout donné. Ma peur et ma tristesse se transforment en rage contre l'humanité, personnifiée dans mon regard pour provoquer le dieu déchu de supprimer mon existence, quite à être condamné à errer au plus profond des abysse infernale dont il est le maître des lieux. Je rejette les dieux pour qui j'ai consacré ma vie. Dieux qui ne se languient que des tourments du monde sans même nous guider. Ces êtres abjectent qui nous ont conçu, avides de plaisir et qui se divertissent de nos misérables vies de mortel. Je n'ai que les yeux pour pleurer et implorer la clémence d'Inanis. Mes yeux, d'un diamant étincelant, que le monde recherche depuis des millénaires sans relâche. Des yeux, qui vont être arrachés.

  Je hurle de douleur, ma voix résonne dans l'église mais n'interpelle plus personne, trop occupé à observer la porte qui s'ouvre dans un fracas. L'ennemi nous a rejoint, nous saluant de leur lame et leur cruauté. Les crimes se répètent sans attendre. La torture, le viol, le meurtre. J'entends crier à l'aide de tous les côtés, j'entends le peuple qui les implore sans retenu, j'entends la félonie des amis, des couples et des familles. Et moi je suis là, au centre de la cathédrale, à genoux dans ma robe de prétresse élue, mes mains qui s'agrippent au tissu, pleurant à chaudes larmes le sang de mes blessures.

  - C'est elle !

  Un homme arrive alors près de moi, son armure métalique cliquetant pour tenter de m'impressioner. Avec la douceur d'un prédateur affamé, il empoigne mes longs cheveux blonds et me tire la tête en arrière, ne laissant que les cavités vides de mes orbites apparaitre face à lui.

  - Bordel elle ne les a plus.

  C'était donc vrai. Tous ces massacres pour ça. Pour des yeux à l'iris semblable à des diamants. Pour des yeux qui représenteraient la manifestation des dieux. J'ai passé ma vie à vivre avec ce calvaire, cachée pendant plusieurs décennies pour me protéger. L'homme se rapproche alors de moi, et me demande :

  - Où sont-ils ?

  J'avais gagné. Le peuple s'est battu pour me protéger, en vain. Tous ont été tués par ma faute. Mais était-ce vraiment pour me sauver ? Ou pour que je les sauve en retour. Alors oui, malgré tous ces sacrifices, c'était ma bataille, et j'avais gagné, seule. Je souris, je ris de ma supériorité, de ma victoire. Je n'ai plus rien à lui offrir et je ne peux m'empêcher de lui attribuer ma clémence via une compensation en lui crachant au visage. Enervé, celui-ci m'insulte en me giflant de son gantelet d'acier et je m'affale brutalement sur la pierre. Mais cette douleur n'était rien comparé à ce qu'Inanis m'avait offert et je ris de sa stupidité. Toujours agacé, je le sens m'agripper les cheveux pour me traîner à l'extérieur. Dos au sol, les pieds trainant derrière nous, je ne peux cesser de rire aux éclats. Qu'avais-je dis ? Pas une seule personne que j'ai aidé, pour qui j'ai prié jour et nuit ne me vient en aide. Alors je fixe, le regard vide, la statut du père de tous les dieux encore au loin qui m'observe partir de son lieu de culte. Tu peux me juger Amadas, tu n'as jamais rien fait pour moi. Ni toi, ni tes semblables. Le seul qui m'a accordé de son temps, c'est ton frère banni du Saxum. Et il n'a fait que me prendre ce pour quoi je suis né par ta faute. En quelque sorte, c'est la seule bénédiction que j'ai pu recevoir.

  Je sens que l'on me porte, avant d'être ligoté à l'arrière d'un cheval qui part au galot, quittant ce lieu crasseux, puant la cendre et le sang. Je me souviens encore de ces ordures de prophètes incantatoires qui m'ont enlevé au plus jeune âge et bercé par des promesses illusoires d'une vie sans pareil. Je revois encore mon salopard de père échanger une poignée de main après avoir reçu une bourse remplie qui aurait nourri leur famille de porc pendant des années. Je distingue encore clairement ma catin de mère qui préférait ravaler ses larmes plutôt que de se battre pour me sauver. La seule qui a pleuré pour moi c'était ma sœur. Mais pour éviter d'être géné, ces enflures l'ont brutalement enfermé dans le placard. J'ois encore ses coups contre la porte en bois, tentant désespérément d'en sortir pour me venir en aide. Et je n'ai pas su être là pour elle. Je n'ai jamais pu revenir à la maison, ni même lui écrire. Oh Talia, si tu savais comme je regrette. Tu es la seule que j'aurai voulu sauver. Me pardonneras-tu un jour ?

  Malgré mes liens, je croise mes doigts, une dernière fois. Je chante une dernière fois pour ma sœur, la seule personne que j'ai aimé et qui m'a aimé en retour, avant d'enchaîner sur une dernière prière, des paroles impies pour corrompre et maudire cet endroit. Je fais le voeux que quiconque s'approchera d'elle et de cette ville soit puni pour le simple fait d'exister.

  Inanis m'a enseigné quelque chose, une vision du monde qu'aucun n'aurait pu m'apporter. Dans les plus grandes souffrances, le corps n'est pas la dernière chose à détruire. C'est notre âme. Et cette âme saigne. Avec le temps, le sang peut sécher, mais l'âme ne sera jamais guérie, souffrant inéluctablement d'une douleur perpétuelle. Mon âme s'est envolée avec mes yeux, aux griffes de l'ange du soir. Emportée dans les abymes du monde, puis ensevelie pour qu'aucun ne puisse la retrouver. Et à travers les flammes encore vacillantes, le crépitement du bois me murmure et m'apprend. L'âme meurt parfois elle aussi. Elle est embaumé dans l'oublie, sans heurt ni envies. Et à ce moment, l'âme meurt.

Texte inspiré de la chanson Seditio - Eths (2016)

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