Tumeur
Je me souviens plus j’oublie.
Ne lâche pas ma main.
Certains de nos contacts peau à peau sont des brûlures chimiques.
Reste avec moi jusqu’au bout.
Dans nos souvenirs troués comme des jeans grunge taille basse, Isaïe doit avoir vingt-trois ans. Il est encore jeune, naïf et passionné. Sa myopie n’est pas trop méchante, il a donc abandonné ses lunettes de premier de la classe pour des lentilles souples jetables. Au grand dam de son père, il porte ses cheveux plus longs que les épaules et dit Inch’Allah pour ne pas répondre « peut-être ». S’il fait le ramadan autant par habitude que pour la paix sociale, il n’a pas fait le deuil de la validation paternelle. Aussi, son look savamment négligé combo vernis noir écaillé et son attitude d’intello je-m’en-foutiste lui valent un succès appréciable dans une promotion composée à 75% d’effectifs féminins.
Les sandwichs un peu secs et les cappuccinos en poudre rythment ses journées. Nous revoyons la cafétaria de l’hôpital universitaire, celle du rez-de-chaussée où se croisaient étudiants, soignants et patients aux trop rares victoires. Nous nous souvenons du gel hydroalcoolique, de la viennoiserie tiède et du café machine pas cher qui tentent de clouer au sol cette odeur tenace de sueur rance malade. Isaïe suit un module d’oncologie, son petit groupe a réquisitionné la longue table du fond pour une mise en commun de notes du cours précédant. La fille à côté de lui, aux arguments mammaires conséquents, reprend le diaporama sur son écran et nous nous souvenons qu’elle aimait les croissants et le chocolat chaud – et qu’elle l’abandonné.
Alors j’ai oublié son nom.
De ça, nous n’avons pas cœur à rire. Isaïe se croit encore cis-hétéro. Sa petite vie est un flou artistique mal menée, même si cette douce créature, qui partage souvent son lit, lui susurre qu’elle l’aime plus que tout, exactement telle qu’il est. Nous la trouvions satisfaisante, sur bien des points. Après tout, elle est son seul point d’appui dans une maison qui tangue. Un jour, elle lui a même dit qu’il était un « homme déconstruit ». Rien n’était plus vrai, ni tout aussi faux. À ce moment-là, Isaïe aurait aimé lui dire qu’il se sentait comme la tour de Pise, un Playmobil perdu dans une ville faite avec des Lego et des Géomag, penchée, bancale, ses fondations noyées dans l’eau d’une mer entre deux continents encore irréconciliables et la menace d’un Ciel obscurantiste qui ne lui promet aucune place s’il restait tel qu’il est.
Mais ça semblait lui suffire à cette époque-là, et nous, nous avions l’impression d’avoir un peu de place pour le voir grandir et murir – alors nous n’avons rien dit. Isaïe non plus.
Un magnifique tumeur !
Nous entendons encore notre propre voix au commentaire d’une biopsie, cette voix d’adulte encore si ingénue. Nous sentons les têtes qui se sont retournées vers cette tablée turbulente. Déjà, Isaïe se fascinait des structures d’un kyste ovarien dermoïde ; de la potentialité des cellules souches qui produisent des dents et des cheveux à l’intérieur de l’organe ; de la promesse, secrète, que renfermaient nos tissus germinaux ; ce fantasme de trouver le moyen de craquer l’épigénétique pour reprogrammer toutes nos cellules même si c’est aussi, l’une des passerelles pour l’invasion métastatique. Réécrire l’expression sans toucher à la matrice ! Ce sont des idées qu’il ne partageait pas à voix haute avec ses camarades, mais qui faisaient briller leurs yeux d’étudiants au-delà de la redoutable perspective du QCM de fin de semestre.
Il est retourné à la caisse pour une seconde tournée. Peut-être a-t-il le sourire jusqu’aux oreilles, ce sourire un peu en biais qui est la copie conforme de celui de son père, certaines génétiques ne sachant mentir… Une magnifique tumeur, vraiment ? La femme à la caisse ne comprit pas, mais elle lui rendit son sourire ; de celui que l’on fait à un enfant curieux et brillant. Celui-là même qui donne de la lumière aux jours quand il manque de la lumière à la vie. Derrière lui, des proches, des patients qui ont péniblement, et pourtant si fièrement, trainés leurs jambes maigres sur des béquilles. Parce que rien que le fait de se lever, de traverser la couloir, de prendre l’ascenseur puis de venir jusqu’ici est une bataille contre cette saloperie qui bouffe leur moelle, leurs os, leur pancréas ou leur cervelle – liste non exhaustive.
Bien sûr que non, ils ne comprendront jamais qu’on puisse trouver un cancer « magnifique ». Ce sera toujours au-delà de leur conception ; au-delà du contour pâle et cachectique d’un corps qui a décidé d’en finir par lui-même. Mais ils sourient, eux aussi.
Quand il prit le plateau débordant de gobelets de cartons, il laissa la place à une énième silhouette perfusée. Nous entendions dans son dos : « Ce sont des étudiants ».
Le murmure fut promesse, promesse de vie, promesse de lumière. Nous nous souvenons de ces rêves plein notre tête, de cette vie à pleines dents. Pour nous, les rouages de la mort cellulaire sont une œuvre de la nature auxquelles il faut rendre grâce. Non, ils ne nous comprendront jamais. Pas vraiment, mais ils espéraient un demain différent.
Nous nous souvenons de ce que nous avons faits pour y parvenir. Mais trop tard, bien trop tard.
Le soir, dans ce même hall, alors que la cafétaria a tiré rideau, Maman vacilla jusqu’à la porte automatique pour finalement s’échouer près d’Isaïe, sur ce banc qui lorgnait un parking ou plutôt, un chaos d’ambulance et de taxis, des plots et des rubalises, et plus loin, un abribus où ne s’agglutinaient dessous, contre la pluie, que des étudiants éreintés.
Dans la plus grande des indifférences, elle fouilla les poches de sa polaire trop large à la recherche de son briquet et Isaïe lui en tendit un en tremblant. Elle ne releva pas, comme si les secrets d’adolescent n’en avaient jamais été et les jardins secrets, éventrés par les caresses d’une mère sur sa nuque. Il ne détachait pas ses yeux des images du PETscan entre ses doigts tremblants. Un contour si frêle, les tâches blanchâtres un peu partout suffisaient à en tirer les conclusions qui s’imposent.
Elle allumait une de ces Marlboro rouges qui n’ont pas encore, pour nous, ce goût de bleu cerise. Elle tira une fois ou deux, comme pour aspirer l’enfer qui se refusait à tomber. Après tout, c’était foutu, il ne servait plus à rien de se priver des plus absurdes plaisirs.
— Et après, tu vas faire quoi ?
La question nous a bouleversé. Elle tenait à notre réussite, et plus que tout, à notre épanouissement.
— Peut-être une thèse. Je ne sais pas trop.
Machinalement, nous avons ramassé le paquet, extrait avec lenteur le clou de cercueil pour le porter à nos lèvres avec la prudence idiote de la première fois. Maman l’alluma à notre bouche si sèche. Dans le silence froid du mois d’octobre, nous nous en souviendrons toujours, dans cette crispation humide qui oxydent presque les os, elle dit :
— C’est magnifique, on dirait une vitrine de Noël, avec pleins de boules sur un sapin humain.
Et nous avons ri.
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