Ethique
La Commission Internationale Paritaire d’Ethique des Connaissances Scientifiques et Technologiques (CIPECST pour son petit nom) a tout ce qu’elle peut d’officiel. Hormis que mon audition n’est pas publique. Que je n’existe pas, ou plus, dans les registres. L’alibi de sureté nationale et toutes les conneries assorties ont permis un grand déballage de moyens et de laissez-passer administratifs.
Ça ressemble surtout à une thérapie de groupe en grandes pompes. Sauf que les chaises plastiques en cercle sont remplacées par des fauteuils et qu’on a même droit à une immense table ovale en bois massif véritable avec des rafraichissements et des petits biscuits. Je n’ai jamais présenté mes travaux dans une salle aussi classe, même pour des congrès rassemblant mes plus éminents collègues – mais j’y étais rarement invité puisque peu photogénique et pas forcément diplomate.
Face à ce ramassés de technocrates, ma combinaison en fibres recyclés de détention fait tache devant leurs jolis tailleurs et costards étriqués. Des mèches blanches barrent ma chevelure en bataille qui tombe à mes épaules. Des tâches de dépigmentation mangent ma peau. Mon regard bicolore les perturbe. Brun et bleu se disputent une mise au point toujours en bagarre. Cet œil trop claire n’est pas d’origine mais une fausse manip m’a obligé à le remplacer. Je me suis donc bricolé avec un reliquat de matériel. A posteriori j’aurais peut-être dû greffer les deux. L’optimisé n’acceptant pas le directif de l’autre. J’évolue donc dans la perpétuelle douceur d’un flou de bokeh.
— Wollstonecraft Fran ?
Une silhouette en bout de table. L’air sévère d’une institutrice et la voix pleine de reproches. Je suis pris d’un doute. Mais puisque toute l’assemblée se braque vers moi, effarée, j’opine. Je suppose que c’est de moi dont il s’agit. Les éclats des lumières m’éblouissent.
Le flottement arrache un rire nerveux, sec et aigu à la présidente. Cette petite réunion en sous-sol dans un endroit inconnu pèse de son autorité clandestine. Ils ne peuvent juger un mort, après-tout. Car je suis mort dans l’accident du laboratoire. Et en dedans aussi. J'ai tué celui qui avait toutes les réponses. Mais le revenants font peur, ce qui justifie les menottes pieds et poings. J’ai même eu droit au sac sur la tête pour le trajet.
— Wollstonecraft Fran, c’est bien cela votre nom ?
Ah la douce tonalité de ma langue française maternelle.
Un frisson me parcourt, le même que lorsque ma mère me grondait enfant. La mémoire est vraiment quelque chose d’étrange. Je réponds d’un « oui », laconique. On me dévisage comme un animal sauvage. Puis, j’ajoute, un peu taquin et parce que la situation me rend particulièrement nerveux. :
— Et oui pour toutes les questions qui suivront.
Ma blague n’amuse que moi. C’est déjà ça de pris. Ces gens se croient assez vieux et sages pour se prendre au sérieux.
Je suis leur ainé centenaire au visage poupin, l’allure fringuant d’un adolescent. Seule ma voix dans ma gorge brûlée par quelques émanations acides a ce timbre grave et croassant des années solitaires en cavale.
Je suis l’image du monstre qu’ils voulaient que je sois. Mon propre cobaye et le prototype inachevé de mon œuvre. Viktor Frankenstein et sa créature ainsi fusionnés.
— Vous êtes ici pour de graves manquements à l’éthique…
Et voilà que ça déballe le curriculum. Impresionnant.
J’hausse les épaules. Donc on se passe de forme interrogative… Je décide de jouer à fond mon petit numéro de savant fou. Pour ne pas décevoir. J’interromps ainsi la logorrhée :
— Vous connaissez l’hypothèse la Reine Rouge ? C’est un concept évolutif assez basique. Est-ce encore enseigné ? Ou bien on en est resté à discuter la platitude de la Terre ? Mes confrères étatsuniens…
— Vous m’amusez que vous Monsieur Woll…
— Docteur, je corrige.
Coupez-moi la tête mais n’oubliez pas le titre sur ma plaque. J’ai tout sacrifié pour en arriver là. Absolument tout.
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