Dépersonnalisation
Tu es le mort qui attend en rêvant. Viens, suis-toi, suivons le courant et la musique du sang. Tu voulais te détendre, combler les failles, couper net l’arborescence redondante de ta cervelle ébouillie. Promis, tu ne dormiras pas seul.
Nous sommes attendus.
Tu as quitté Nouveau Taipei, traversé le Xindian, cette langue de pus blanc, pris le rail pour t’enfoncer dans les artères de la ville-mère, chercher les recoins poreux d’un organisme qui halète sous les ampoules crues, pour te terrer comme le rat volant que tu es devenu. Les flux et reflux floutent tes magnétorécepteurs. Les lignes des immeubles et des signalétiques cisaillent ton radar en échos caquetants. Le cœur de Taipei bourdonne et pulse aux rythmes des vélos et des métros, des livreurs et des drones. Se heurte une jeunesse insouciante conte les valves des bars où elle se thrombose.
Tu n’arrives pas à oublier les tentes, les vrombissement des hélicoptères, le souffle des brumisateurs, les froissements des scaphandres en plastique, les rubalises et les housses qu’on aligne sous un ciel jaune pandémique. C’est pour ça que tu es venu ; pour ça que tu n’es jamais reparti.
Pour que demain soit différent.
Ça te fait toujours bizarre ; ce regard qu’iels nous renvoient quand tu déambules dans les rues pour fuir cette averse de lamelles brillantes. Tu sais d’avance qu’il faudra bien des verres pour éteindre cette lumière, étouffer cette clameur. Imbécile ! Dans ta furia, tu n’as pas songé une seule seconde à insérer un bouton marche-arrêt à tous ces gadgets dont tu t’es paré.
En levant le museau, le corps de seringue rectangulaire de la tour Taipei pique une voûte dense et lourde ; 101 étages d’une grande sœur minuscule parmi les jeunes pousses que tu as vues émergées. Ça fait quoi ? Vingt-ans que tu te planques ici ? Trente ? Si t’avais été meilleur en maths, t’aurais pas fini en bio.
Toutefois, t’as pas pris une ride, salaupiote, mais qu’est-ce que t’as blanchi ! À jouer les BALB/c aussi… Mais t’as tout gagné. Maintenant tu disposes de ce dont tu as toujours manqué : du temps – si tant est que les brigades immunitaires qu’a bricolé May fassent la chasse aux tumeurs.
Voilà un pari que tu prends sans hésiter. Aujourd’hui comme hier.
Alors, tu dois trouver l’endroit idéal pour attendre. Viens, suis-toi, suivons le courant et la musique du sang.
Tu glisses entre les caillots, te faufiles dans les ruelles capillaires jusqu’au Paradis. Et ça porte bien son nom pour ton petit rendez-vous. En rentrant, à madame ou monsieur des hôtes et hôtesses, tu souris et tu savoures le flou de ton personnage. L’éternelle question du sexe des anges ; qu’est-ce que ça peut foutre, franchement ? Vous voulez pas garder la surprise ? Litchi, banane, mangue, noix de coco, salade de fruits, jolie, jolie ~
Avec ce que ça crachote sur les réseaux, t’as déjà bien la cote auprès de ces enfants aux mensonges galants. Non, on devrait le dire comme ça, mais bon, c’est l’effet que ça te fait. Iels te prennent pour un flowerboy impérissable, ça grouille autour de toi, et tu joues leur jeu, acceptes les invitations silencieuses, les doigts filandreux, les bouches qui suçotent tes sirops de vampire. C’est toi qui régales. En bon sexagénaire – avoue, elle est bonne –, tu as de l’expérience. Et des exigences. Alors tu guettes les papillons qui aiment les flammes et tu attises tes braises avec les éclats des verres qui défilent à ta table, puis la bouteille rien que pour tes lèvres. Qu’on te voit disponible, au pourboire facile ; qu’on te voit jusqu’à te fondre dans les lanternes vacillantes.
Ce sont des éphémères qui s’agitent dans les obscurités diluées, le goût cendreux des bières et des vapoteuses, les dernières avant les couvre-feux. Mâles ou femelles ; l’un et l’autre ? Pourquoi choisir, encore ? Tu repères aisément les épaules sèches des potentielles recrues, les nouvelles optimisations de métabolisme, peut-être même en muteras-tu certains en Diable dans l’année qui vient ; Gagner la Guerre réécrite et la soldatesque geek qu’on enferme dans des caissons à piloter des machines. Trop facile. Quel dommage que les Gundam soient passés de mode, plus qu’à atteindre les Kaiju russes. Les monstres, et tu le sais, chassent la nuit au Paradis. Tu ranges soigneusement les échantillons de salive pour des tests de comptabilité – demain est un autre jour.
Enfin, tu vas éviter d’épingler un Authentique ou deux. Ceux qui rodent en vieille chemise, prient un dieu absentéiste et qui te lorgnent mal depuis un quart d’heure. Ne manque que la Bannière Etoilée et le tableau sera complet. Là, pas bouger. Chacun dans son coin. Territoire neutre. Ça serait dommage que la hiérarchie ait à couvrir tes velléités. Quoique… une bonne bagarre, ça fait mousser la lymphe.
J’aime ça. Nous aussi.
Et te voilà servi ! On te bouscule et tu renverses ta bouteille à peine entamée. Volatilisée, ta charmante compagnie ! Tu fermes les yeux un bref instant – te laisses bercer par le chant des hormones en ébullition. Couleurs fondues et taches cinétiques. Vertiges. Tu rêves de voir l’ancien monde brûler. Dans la cohue qui s’est scindée pour vous faire place, tu verrouilles le meneur de leur petite bande. Calcul rapide : quatre fois 80 kilos, et pas du Black Angus.
Tout y est. Le sourire blanc-pub, la mèche rebelle sur le front. L’anglais friture du Marine en maraude claque une vieille réplique d’un énième film ringard :
— Next-Generrration…
On connait, alors on abrège. La sensation des cartilages nasaux sous tes phalanges est un délice. Le chef s’étale en premier. Les trois autres te sautent dessus et dans l’allègre distribution qui suit, même si tu en ramasses quelques-unes, ton amplitude t’avantage. Tu en couches un second, pousses un autre, renverses tables et tabourets, recules et buttes contre le comptoir le temps que le premier se relève et revienne à la charge. Le scénario aurait pu virer à la série B avec la rouste offerte par le protagoniste mais deux bestiaux de videurs, de la véritable race bovine celle-là, clôturent la fiesta.
Là-dessus tu ouvres tes mains rougies et t’excuses gentiment avec les dix mots de chinois que tu bégaies depuis que tu fréquentes May. Tu t’en tires bien, le privilège de tes cheveux blancs, alors on te raccompagne dehors sans bobos, avec ta bouteille. Tant pis pour le rencard, tu attendras dehors.
La pluie te détrempe. Quel bien ! La clope au bec, tu es un idiot déçu que la tournée générale n’ait pas suivi. Tu aurais pu faire un peu de pédagogie. Ergoter, encore, que tu n’es pas un N-GE. La différence phénotypique entre le prototype et le produit final est subtile pour le néophyte, mais tu leur pardonnes. T’as géré la chute sans faire le grand saut, contrairement à d’autres. Tout est problème d’atterrissage. Chut, t’as dit qu’on ne ressasse pas les vieux souvenirs. Pas ce soir. Tout le monde s’en branle de ton jargon technique. Tout le monde sait déjà ce qu’il a besoin de savoir : la race supérieure, ça n’a jamais été eux.
— Seraphim !
Ton corps volte et se tend à l’appel du lieutenant N. Kleck. Toujours rasé de près, tout manchot dans sa chemise étriquée, son bermuda de touriste et ses tongs ne trompent personne dans sa raideur militaire sous un parapluie grenouille. Ses traits se diluent comme de l’encre dans la bruine et s’étalent en halos sur le papier de tes rétines. Vision aveugle étrange, étrange conditionnement.
— T’as raté la fête, t’entends-tu railler.
Ces lèvres mordent les tiennes qui sont déjà fendues. Elles ont le goût du fer, du manque et la texture du longtemps. Le hasard, tu as appris à en réduire les variables. Et celui-ci n’en est pas un.
Tu te sens si penaud avec ta bouteille à la main. Chose promise, chose due. Fais-toi confiance. Là, viens, suis-toi, suivons la musique du sang. Tu ne sais plus trop où tu en es, mais tu te laisses emporter par les flots, au fil de l’eau, et tu trinques encore, à d’autres zincs, sous d’autres néons. Tu as presque l’impression de te souvenir.
La vague et le ressac, jusqu’à l’horizon plat d’une mer qui n’en est pas une. Marée haute, lune pleine, rituel satanique. Tu es un bateau battue par la tempête, échoué au fond d’une crique de sable de verre.
Quelque chose roule et se brise dans les escaliers.
Tu cherches ta carte d’accès, entre deux assauts de fièvre, deux bagarres, deux caresses, des bretelles tombées et une braguette ouverte. Claque la porte de ta propre chambre d’éternel étudiant ; la pile de livres qui s’effondrent à votre passage ; les tasses de café froid, l’odeur du papier et du tabac du cendrier qu’on renverse dans une culbute sur le matelas… La rougeur des braises et de tes joues. Les trajectoires des mégots sur les tapis, dans ton cou, brûlure d’étoile, celles de ses mains sur le bas de ton dos, ton ventre, ta poitrine, tes cheveux qu’il dénoue.
La tête en arrière, vers la vitre, tu oublies ton propre reflet pour se souvenir du sien, le voir se couler contre toi, fusionner tous ses bleus aux tiens quand sa langue passe derrière tes oreilles. Magnétorécepteurs en perdition. Ton système nerveux sature en délices ; âmes gluantes qui transpirent et dégoulinent. Pas de glace pour vos poings enflés. Son visage est une bavure de Rorschach sur lequel tu ne peux apposer aucune paréidolie. Il lèche ta gorge, redescend entre tes côtes, ton nombril, et – comme tu es maigre ! tu sens les os de tes hanches frotter les siennes – il engloutit ta honte.
Vaincu, des meurtrissures t’effeuillent sans manière ni lutte. Vous comptez les cicatrices et vos actes manqués. Tu cherches à neutraliser la différence de score, arraches l’uniforme de civil pour attraper les contours de l’homme, révéler les points faibles à même cette chair que tu te rappelles avoir, si vaguement, et pourtant – déjà – découpés. Pourquoi chacune de ses arrêtes te font-elles si mal ? Tu as toujours détesté ce sentiment. Tu flottes hors de toi et te raccroches à lui, à vous. Tu as peur qu’il t’échappe. Les muscles de son épaule sont si tendres. Tu redessines le tracé de ses veines sur ses bras et sens battre le flux d’une puissance en dormance. Deux ergots se rencontrent et se frôlent. Tu en pinces, tombes à genoux et le bois ; griffes et dents à tâtons.
Sa poigne verrouillés tes cheveux, une vaine tentative de contrôle qui t’amuse énormément. Tu pourrais claquer des dents, vaincre sans combattre. Aussi, que vaut le KO face à l’abandon ? Tu le prends à n’en rien laisser râler.
Sa première glaire a l’amertume de tous les cafés que tu as bu seul à dix, quatorze, dix-huit et vingt heures, la brûlure passée de toutes ces clopes cramées en solitaire, sur le rebord du troisième étage, les trajectoires des mégots en triple flip jusqu’à la corbeille de la terrasse, vers les silhouettes des collègues en bas, qui avaient bien le temps d’une pause, finalement. Avec l’âge, tu t’y es habitué. Pas la même génération – non, tu n’es pas drôle ! Tu t’en es persuadé. Personne, même pas May, pour te dire que c’est vraiment de la saloperie, que tu te bousilles…
Depuis – non, pas ce soir. Remballe le mélodrame. Depuis tant pis.
Tu te redresse et le domines. Comme tu es grand mais fragile quand tu le renverses. Sur le dos, ventre nu, le vulnérable lieutenant est liquide en surfusion. Il rigole, ivre et surpris. Ses yeux pétillent. Tu as envie de le frapper pour que le mariole gèle et se brise, que son sourire vole en éclats, qu’il soit dur, tendre, doux, acide et qu’il fonde – et tu t’y appliques avec ferveur et succès.
Plaisirs infâmes et fugaces instants de vol. Tu dodelines entre deux verres, deux cartouches, deux visages sans traits quand ses doigts taquinent tes extrémités. Iels sont tous pareils, interchangeables, mais aucun n’est lui sur le bout de ta langue. Tu les enfiles comme des perles pour ton tableau de chasse, à moins que ça ne soit l’inverse ? Ce sont des taches multicolores qui ondulent comme des flammes. Ce soir tu joues au papillon qu’on épingle.
Un murmure de prénom. Non, pas celui-là. Tu ne veux pas être « ellui ». Raconte-moi encore des histoires. Celles qui suppurent et saupoudrent nos blessures de sel. Et tu mordilles, et tu mords.
Sans répit, tu plaques ta bouche à la sienne jusqu’à plus d’air. Ça prend la saveur du feu et l’odeur de l’essence qui coulent entre tes doigts en fouillant une commode – et peut-être, aussi, celle du jojoba dont il enduit ta plus profonde plaie. Soldons les comptes, soldat !
Ses omoplates s’enfoncent dans les draps en pagaille. Le brave toutou obéit, repart au front. Ça vaut mieux ; ta force n’est pas la sienne. Tu as toujours de quoi corrompre dans un flacon. Mais ce soir. Sur lui, tu le ceintures de tes jambes et prend sa tête entre tes mains. Plus jamais tu ne permettras qu’il se serve de toi. Tu le dévores de baisers ; tes canines imprègnent des couronnes sur d’anciennes marques. Il se tend tout entier, à rompre et à crier.
Il caresse tes hanches, tes fesses… Tu t’intronises. Viens, laisse-toi bercer par la musique du sang. Face à face, ventre contre ventre tu aimes sa friction.
Chut, ne dis rien. Ne dis plus rien. La pression sur tes carotides coupe un flux incessants de pensées parasites. Laisse-toi tomber jusqu’en bas, laisse-le toucher le fond, t’y étaler pour contempler la ligne d’eau, les ombres tentaculaires d’une pieuvre ailée à travers la surface, là, qui se déploie contre ton sternum et te picore le cœur. Ouvre-toi grand, ouvre les vannes, ravale tes larmes. Laisse-toi te noyer encore un peu entre ses doigts. Laisse l’asphyxie saper ta résistance.
Plonge.
Tu voudrais retourner te lover au fond de la cuve, te couvrir de chairs imprimées, redevenir larve au cocon. Cramer tes ailes volées à des divinités malfaisantes. Tu voudrais qu’il t’enlace fort, téter, disparaître contre son sein ; que l’aube consume deux silhouettes en chute libre ; qu’il prenne le temps de trainer un peu au lit, qu’il t’embrasse encore, que sa main passe sur ton épaule remonte le drap, qu’il demande si tu as bien dormi.
Et toi de répondre, dans un coltard soyeux mais fébrile, si bien sentient de cette chaleur qui n’est pas la tienne, que « oui ».
Tu voudrais, juste une fois, ne pas être « moi ».
Pas maintenant, et ça ne veut plus rien dire. C’est une baise de mort que t’offre NK.
In his house at R'lyeh dead Cthulhu waits dreaming.
Voilà. C’est fini, on rentre à la maison. Mission accomplie ! Bravo, Docteur, bon boulot ! Non. Tu rêves. Ce n’est pas ce qui a été prévu dans la pièce à la vitre sans tain.
L’odeur de l’essence. L’iridescence. Ce goût de bleu cerise t’embrase le corps à la petite mort.
S’il te plaît, souviens-t-en.
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