Empreinte
La petite souris m’a encore fait les poches. Disparus, le sachet de Lichee Candy, la compote en tube et les marqueurs de couleurs. N’ont survécu à cette razzia qu’un eppendorf esseulé, un vieux cutter et un ennuyeux quatre-couleur. Toutes les autres blouses sont pendues de traviole à leurs patères. Mes ingénieurs sont si bordéliques…
Une flammèche bleue de méthanol file dans un recoin lorsque je déverrouille le sas. Les barres au plafond illuminent le laboratoire. Sous une paillasse, une tête se cogne de surprise ; froissement d’un emballage, puis une carapate et la chute d’une boite en carton. J’ai le plaisir de constater que les portes-tubes, les pipettes sur les portoirs, les boîtes de tips, sont systématiquement ordonnés par taille et couleur ; les conteneurs 50L DASRI alignés sur les rainures du revêtement du sol, les tabourets à roulettes parfaitement poussés sous les tables.
Mon poignet vibre. Je tergiverse mais me résigne. Pas envie de voir débarquer en trombe le lieute dans mon labo tout bien rangé pour remuer l’air de cette matinée à peine entamée.
— Je vais poser une question dont j’ai déjà la réponse mais… Est-elle à proximité ?
Tu n’aurais pas dû décrocher. Son français est toujours aussi aimable.
— Vous l’avez encore perdue ? Franchement, qu’est-ce que ça va être à l’adolescence… C’est urgent ? J’ai les mains dans un truc, là. Demandez à Pablo. Elle aime bien aller l’embêter.
— Ne me prend pas pour un con, Frank.
Avec un troisième café, tu aurais assuré ; tu aurais été patient et diplomate.
— Fran. Sans K. Peut-être que si les stimulations que vous lui offrez étaient satisfaisantes, elle ne s’enfuirait pas. Le fait est qu’elle s’emmerde à jouer l’enfant avec vous, donc... Son cerveau consomme plus de glucose que tout votre effectif de puériculteurs attardés.
Monsieur est trop professionnel pour se vexer.
— Son développement…
Ça, c’est mon job.
— ‘Savez quoi ? Allez baver au Directeur, comme ça, demain, au staff, ça sera ma fête. J’ai enfin trouvé une boulangerie qui ne vend pas des croissants-chocolatines chinois dégueulasses. C’est moi qui régale, ça me fait plaisir. Vraiment.
— Tu ne lui rends pas service, et tu le sais. Tu n’aurais pas dû mais tu es sa figure d’attachement. Cela compromet le protocole.
Je swipe vers le rouge. Ça m’évitera d’être vulgaire à propos d’une lecture en biais d’un document que j’ai chié moi-même.
La frimousse blanche émerge, les mains collées sur ses oreilles. Les greffes d’optimisations clignotent. On la dirait couronnée d’une auréole de lauriers de diodes bleues. Ses joues gonflées de cobaye, elle mastique avec difficulté tout ce qu’elle vient d’engloutir tout rond. Je sais qu’elle entend très – trop – bien, mais je veux éviter de la voir cracher ce qu’elle a dans la bouche, donc je signe :
« Merci ». Je désigne tout autour, puis : « Sont bons ? Il en reste ? »
Sa moue passe du ravissement à l’embarras sincère. Elle escamote le cadavre de papier dans son dos. Tant pis pour moi. Fine stratège en pyjama, elle pointe ma tablette à peine allumée. Mu est une créature pleine d’habitudes.
« Lequel tu veux ? »
Elle escalade la chaise la plus proche, utilise le levier pour hausser le siège au maximum, prend l’appareil entre ses pognes minuscules, sélectionne Audible, puis scrolle jusqu’au fatidique Frankenstein ou le Prométhée Moderne, non sans quelques tergiversations pour la forme – pour changer. Je sais très bien où et dans quelles bouches tu as entendu ce mot-là. Ça m’agace mais t’en interdire l’accès ne rend la chose que plus captivante.
Je compte les années, les miennes autant que les tiennes. L’expérience de la coller avec des enfants de son âge n’ a pas été concluante – c’est pas comme si je vous avais prevenu. Mu n’a pas encore appris à faire semblant d’avoir un tant soit peu plus d’empathie pour donner le change. Pour le moment, l’armoire à toxiques ou les tiroirs avec les matériels à dissection n’ont pas trouvé grâce à ses griffes curieuses. Peut-être devrais-tu l’initier toi-même ? Mieux vaut prévenir que guérir.
J’hésite, encore – ce reflet me fascine autant qu’il me terrifie. Laisse-moi préverser cette illusion encore un peu.
J’entame les pourparlers :
« On a pas fini la Coupe de Feu ».
Pourquoi écouter une histoire d’apprentis sorciers quand on peut avoir la réponse à la question qui met tous les grands mal à l’aise ? Franchement Fran, tu peux faire mieux que ça. Beaucoup mieux, même.
D’une seule main saccadée, sans lâcher l’appareil : « Tu veux jamais celui-là ».
Il est déjà dix heures, je n’ai pas encore traité mes données de la veille, zappé la biblio depuis trois semaines, la réunion du lendemain avec le Directeur s’annonce désagréable sans résultats probants depuis un mois ; et j’ai envie d’une cigarette, mais je risque de croiser May et son abruti refoulé de collègue. Dilemme.
Je négocie âprement, épuise toutes mes sagas, tente les dessins animés, les jeux de logique et même Plague Virus (rien que le nom fait hurler May) ; hélas, je ne suis que niveau 10, un score relativement médiocre d’après la moue perplexe de ma micro stagiaire – excusez-moi d’avoir autre chose à faire, votre Majesté !
Je sors mon va-tout :
« Je finis ça et après on va faire le suivi de croissance des autres, d’accord ? »
Ses pupilles dévorent ses pâles iris comme des trous noirs.
Le répit dure le temps d’un mail et d’un graphical abstract; elle tire ma manche.
« Je peux dessiner ? »
Je feuillette mes anciennes notes, ou plutôt le pokedex lovecraftien avec des têtes de chats – trop de têtes de chat rondes, avec des billes immenses pour yeux, que je suppose, mignonnes.
« Dans ton cahier. Uniquement. En silence. »
Prière impie. D’ailleurs, je me demande bien ce que foutent mes ingés ? Je les soupçonne d’avoir déserté la zone à dessein.
D’une poussée, Mu s’envoie avec la chaise à roulettes, puis à mi-distance entre le séquenceur et l’incubateur faute d’élan, dégringole, se précipite jusqu’au meuble à l’autre bout, déloge son authentique cahier de laboratoire de la plus basse étagère, court à rebours, saute sur son destrier et revient heurter ma table. Quel délice quand l’allée est bien dégagée pour un freinage en dérapage raté.
« Rebouche bien mes feutres. »
Avec toutes ces conneries, y’en a jamais un qui marche pour noter un tubes ou deux.
« Pourquoi autant de couleurs pour jamais dessiner avec ? »
Point pour toi. Je m’en retourne à mes mails – non, toujours pas de devis pour les sera non-décomplémentés – et consigne mes mauvais résultats d’hier ; entre des gribouillages kawaii, Pikachu n’a plus la cote.
Mu et moi partageons la même signature ADN, mais son regard soutient l’empreinte maternelle quand elle plisse ses yeux à simple paupière de concentration. Ses gestes amples et vigoureux épinglent son petit scénario sur la grande feuille de paillasse ; un véritable carnage d’anatomie, une séquence évolutive que ces batailles entre la Pieuvre Ailée et Nekomecha qui débordent souvent en orage ou déluge de feu. Moi aussi, j’aimerais pouvoir arracher des têtes, lancer des éclairs à tous ceux qui empiètent sur mon territoire, puis battre des ailes pour que volètent les scories de leurs dépouilles.
« Ça va pas plaire à May si tu ne fais que tuer Nekomecha, à la fin. »
— M’en fous ! Elle me déteste !
Elle s’est dressée en criant.
Comment t’expliquer que ce n’est pas ta faute ?
Je prends sa main avec douceur. Inutile t’exiger de toi davantage d’une patience que je n’ai jamais eue. Je perds dix minutes à tresser ses cheveux et vingt de plus à rouler les bras et jambes de la combinaison malgré le taille XXS chinoise d’un fond de tiroir ; cinq encore à scotcher les pieds et la capuche pour que tu ne t’empêtre pas dedans. Mu s’applique comme elle peut à poser son FFP2 sur son visage et ses yeux pétillent de malice quand je double ses gangs trop larges.
Ainsi équipés, ne reste que la carte magnétique pour nous déverrouiller l’accès à la chambre gestationnelle. Je me fais la réflexion que cette antiquité possède des avantages certains comparativement à la biométrie ADN soi-disant infalsifiable – et qui a couté bonbon. Ça lui donne accès à un paquet d’endroits terriblement intéressants où une petite créature n’a rien à y foutre. Je n’ai pas encore trouvé de solution à ce problème, sinon l’escouade de matrones en treillis. Même si j’adore l’idée qu’un Mewtow de quatre ans fasse courir une dizaine de militaires assignés à son « bien être émotionnel et éducatif », c’est relativement emmerdant pour me l’accaparer et la tester sans la réserver comme le microscope électronique.
Je sens ses épaules se raidirent au passage en pression négative. Vrai que ça picote les tympans, mais pas longtemps. Instantanément Mu s’agglutine près du bassin de Nu. Elle tire un tabouret, s’y poste et pose ses mains aux doigts démesurés et mous sur la pellicule de plastique qui recouvre ce corps recroquevillé deux fois plus grand qu’elle, fait bouger la gélatine trouble pour en distinguer le visage. Je vérifie les constantes et prélève deux tube secs d’un drain. L’hydrocéphalie se résorbe mal. Mu m’observe les sourcils froncés. Elle ne laisse personne d’autre que moi pour la piquer. L’animal mord méchamment.
« Il ne sent rien »
Je ne sais même pas pourquoi je me justifie. Elle s’agite comme une méduse aux filaments orange. Je finis par décrypter :
« Il nous entend ? »
« Pas vraiment ».
Vu la charge d’anesthésiques que je lui ai shootée après qu’il ait tout arraché ses cathéters, il doit flotter dans une galaxie lointaine, très lointaine. C’est peut-être mieux. Regarde Haldane, mon meilleurs des mondes ! Mais la magie n’émerveille plus, elle a glissé dans un sommeil monstrueux, sous blister. Elle ouvre parfois son œil aveugle dans les nuits en dentelles, et ses dents claquent faute de tétine. Elle a faim et tu entends l’appel derrière la paroi.
Bientôt, si je crois – et je les crois – les messes basses du mess, Vladivostok s’agite.
Mu appuie du bout du doigt sur le cartilage brillant des oreilles de Nu, espérant peut-être induire des fluctuations, le détendre. C’est une sensation affreusement agréable et rien que de la voir faire me donne des frissons. Je sais déjà que je ne dormirai pas seul ce soir.
« Quand est-ce que tu le réveilles ? Il peut respirer tout seul depuis longtemps. »
Je sais que tu t’impatientes. Vous auriez dû venir au monde ensemble. Les cœurs par deux sont plus difficiles à abattre.
« Je voudrais qu’il soit grand comme ça ».
Je désigne la hauteur de ma poitrine. Un mètre soixante strict minimum pour l’équipement standard. Quatre à six semaines encore, à voir si on tient jusque-là. J’aime pas du tout comment évolue son lymphome, ça aurait dû déjà se résolver tout seul. J’entends déjà May m’engueuler à ce sujet. On arrive à saturation des récepteurs d’hormones de croissance. Ne soit pas si pressée de grandir, toi non plus. Il y a tellement de choses amusantes à essayer avant de te recycler en matrice. Je ne veux pas te bricoler comme j’ai du dû bricoler mes derniers embryons pour faire plaisir à un Etat-Major impatient. Après tout, à quoi bon avoir un cerveau quand une moelle épinière suffit ?
Je n’ai pas le temps de checker les autres que mon poignet vibre encore ; le Directeur.
« Fin de la récréation. »
Je pourrais faire la guerre au monde entier pour toi, mais cet homme est bien le seul pour qui je marche au pas.
Mu ne discute pas. Toutefois, elle prend tout son temps pour se déshabiller, et range à grand renfort de lazzi son cahiers avant que je ne la raccompagne au Centre.
Sur le parvis devant le bâtiment du laboratoire jouxtant l’hôpital militaire, puis le bâtiment civil, juste en dessous, à flanc de colline, je vois la brume d’été lècher les haubans du pont Danjiang.
En rejoignant les jupes du lieute, Mu me salue avec un clin d’œil. Je fouille les poches de ma blouse, sans jamais trouver mon paquet ni mon briquet. La chipie ! Double peine. Le goût bleu cerise de la Marlboro me manque et je me sens tout à coup affreusement seul. Derrière le halo du soleil, le lieutenant N. Kleck a la consistance d’une flaque d’encre prête à prendre feu.
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