Fécondation In Vitro
Isaïe Kâmil est un pur produit de son temps : longtemps désiré par un couple mixte hétérosexuel frappé d’infertilité idiopathique. Du jargon pour signifier que personne ne comprend pourquoi mais qu’on essaye de trouver une solution quand même, avec un sourire rassurant un peu artificiel pour ravaler sa frustration de scientifique en échec.
Sa mère approchait les 40 ans, autant dire que les chances d’une grossesse par assistance médicale tombaient à cet âge fatidique autour des 12%, et qu’elle et son époux n’avaient pas les moyens de payer de leur poche au-delà des quatre essais remboursés par la sécurité sociale, ni celle de passer la frontière. Aussi, il était hors de question d’impliquer un tiers par quelque don en nature que ce fut, et le choix d’engager l’assistance médicale retarda le succès de celle-ci jusqu’à la limite légale sinon physiologique.
Après plusieurs stimulations ovariennes épuisantes, des monitoring non moins reposants et une ultime ponction folliculaire, la biologiste injecta en intracytoplasmique un spermatozoïde à chaque ovocyte mature dans une boite en plastique stérile et laissa un collègue, tout aussi délicat, inséminer les blastocytes sélectionnés dans la muqueuse utérine maternelle.
À ce protocole de la dernière chance, le futur père n’eut qu’un commentaire : « inch’Allah ».
Sur les deux embryons implantés, deux nidifièrent mais un seul arriva à terme après une grossesse gémellaire gériatrique compliquée. Une autre élégance de langage pour synthétiser un diabète, une pré-clampsie et une surveillance contraignante chez une quadra ayant eu le mauvais goût de poursuivre malgré la volonté divine un parcours de procréation médicalement assistée. Pire encore, la mère indigne favorisa un fœtus au détriment de l’autre par une interruption sélective de grossesse à 25 semaines d'aménorrhée.
Une parmi les nombreuses décisions que n’accepterait probablement jamais son conjoint.
Ce dernier fut toutefois gratifié, après une césarienne d’urgence effectuée à 36 SA, d’un prématuré mâle de 2,3 kilogrammes tandis que le vol AA 11 frappait la tour nord du World Trace Center. Cette ironie terrible le poursuivra longtemps ; son fils abominablement unique, était né le jour de la fin d’un monde, dans l’aube brûlante du troisième millénaire du calendrier grégorien. Une formule alambiquée, quoique poétique, pour signifier qu’à cette époque (et ça ne nous rajeunit pas), certains débattaient encore de la platitude de la planète et plus encore de son réchauffement – et trop peu des solutions d’un problème insoluble.
L’ignorance sélective, sous couvert d’obscurantisme, a-t-elle été encodée quelque part, et si oui, où ? Serait-ce l’expression de la nature humaine la plus fondamentale, pour ce qu’on mettra y dedans, ou plus simplement un biais cognitif rassurant entremêlé de déni ? Nous n’aurons jamais de réponse à cette question mais d’autres la posèrent avant la conception d’Isaïe. Et de manière autrement plus élégante et intéressante². Sa mise en pratique a été laborieuse comme à tout début expérimental.
1988 voit le démarrage du Human Genome Project, un séquençage qui s’est achevé en 2003, 3 milliards de dollars plus tard mais avec 8% de séquences manquantes notamment au niveau des centromères et des télomères. Le premier d’une longue course à la cartographie avec un constat quelque peu vexant mais nécessaire : une tomate dispose de 10 000 gènes de plus qu’un être humain. Conclusion : le nombre de gène n’a semble-t-il aucune corrélation avec la complexité d’un organisme, et encore moins de sa prétendue intelligence. Nous restons des singes d’apparence néoténiques.
Entre temps, le clonage d’une certaine Dolly en 1997 n’a pas tenu ses promesses mais a ouvert la boîte de Pandore. Le taux de succès était relativement médiocre mais l’avancée technique venait de faire mentir certains théoriciens et hurler les conservateurs paranoïaques : l’humanité avait craqué la matrice ! La porte enfoncée, les pionniers attaquèrent la falaise du transfert nucléaire pour concevoir les premiers artefacts d’embryons de laboratoire sans jamais parvenir à une implantation ni un développement intra-utérin par manque de moyens financiers et parfois de retenue éthique. La barrière interspécifique semblait poreuse, techniquement franchissable avec une meilleur compréhension des mécanismes cellules sous-jacents, mais le in vivo demeurait réfractaire. Pour le moment.
Isaïe a appris à lire avec le monde dans sa poche et trop de couleurs sur une télévision sans relief. L’Open Data balbutiait, déjà les biohacker s’initiaient à la transgénèse et à la PCR dans leur garage. L’élégance de la régulation tridimensionnelle de l’expression génomique n’était même pas à l’ordre du jour mais CRISPR/Cas9 s’était positionné comme un nouveau jouet. Et YouTube ne manquait pas de pédagogues.
Toutes ces tentatives, Isaïe les lira plus tard, bien après ses livres racontant des épopées draconiques, une chasse à la bague de fiançailles avec le pourvoir, des scolarités de magiciens, des batailles spatiales avec des extra-terrestres trop humanoïdes et même une gamine capable de matérialiser ses dessins imaginaires. Des histoires avec beaucoup trop d’orphelins au destin tragique qui recomposent néanmoins des familles presque heureuses, à la fin.
Isaïe n’a jamais manqué de rien. Il a chassé les pokémons sans jamais manger de jambon-beurre lors des sorties scolaires. Il avait systématiquement trois semaines de vacances chez les grands-parents au bled une fois par an et un nombre indécent de paquets sous le sapin. S’il n’a jamais ouvert un quelconque livre saint, sa mère répondait à toutes ses questions avec la patience affectueuse de rigueur envers la curiosité redoutable d’un être encore naïf. En vieillissant, Isaïe a pu demander à Google pour les plus indiscrètes.
C’était une enfance comme une autre dont nous ne gardons que des photos Kodak dans des pochettes jaunes puis celles des premiers smartphones où l’on se plaisait à compter les mégapixels, des anecdotes aux repas de famille réassemblées en une tentative de continuité cohérente mais artificielle. Et beaucoup de reproches muets.
Notamment de lire beaucoup, surtout ces trucs japonais, et d’user ses pouces sur les manettes plutôt que de se trouver une copine ou de sortir avec des amis. Son père ne se fendit jamais d’un mot à ce sujet, toutefois. Les regards et le silence suivant ses rares intervention à propos d’une lecture ou d’un film à table suffisaient. Isaïe avait beau ramener des résultats scolaires qui faisaient la fierté de ses parents aux évènements sociaux, cet adolescent solitaire aux cheveux longs et aux ongles vernis ne comprenait décidément rien à la vie, la vraie.
Sa mère pouvait répéter qu’il était magnifique comme ses gribouillages d’enfant, exactement comme il était, et tant pis si les couleurs dépassaient du contour, mais certaines choses ne trouvaient pas leur juste place.
Isaïe avait été ardemment désiré, aimé de façon parfois maladroite, mais aimé toute de même. Il semblait néanmoins incapable de remplir le cahier des charges. Dommage pour lui, le sur-mesure n’était pas disponible dans les années 2000, et le changement d’option largement critiqué en cours de route.
Il devait bien y avoir une raison supérieure à tout cela. Sa mère en était convaincue. Les choses n’advenaient pas par hasard. Et la guérison d’un cancer du sein triple négatifs récidivant, malgré le renfort de la médecine moderne, ne pouvait dépendre que de la volonté divine. Peut-être était-ce un crédit pécheur à rembourser ou bien une mise à l’épreuve supplémentaire. Le commun des mortels n’était pas initié, en tout cas.
Dans la cuisine familiale, Isaïe regardait mi-amusé, mi navrée, son père désinfecter avec une patience et un amour infini chaque emballage en revenant des courses pour préserver l’immunité fracassée de sa mère sous chimio. Depuis 2019 et la pandémie de covid, il n’a plus jamais osé l’embrasser ou la serrer contre lui.
Durant le confinement, il savoura toutefois la retraite imposée de ce monde qui tourne trop vite pour l’idiot qu’il était. Il n’a pas encore lu le Meilleur des Monde, mais il écoutait d’une oreille distraite et déjà blasée ces pseudo-spécialistes qui ne savent rien promettre que l’apocalypse, l’invasion zombie et la 5G en intramusculaire, quand ce n’était pas la chloroquine pour réduire les accidents de trottinettes électriques.
BFM-TV accusait Big Pharma, une fois n’est pas coutume, de privatiser la santé de chacun avec ces vaccins ARN apparus comme en plein ciel pour lutter contre l’éternument d‘un pangolin. Certains se rappelèrent néanmoins qu’on avait encore besoin de blousards pour faire la différence. Que ces gens se payent autrement qu’en reconnaissance. Les autres oublièrent que nous en savions trop peu, et que la réserve était de mise et qu’il fallait arrêter d’enculer les drosophiles, et tant pis si on prenait des pauvres petits gamins des favelas pour en vérifier l’innocuité.
Des chieurs d’encre payés par le contribuable à compter des bulles de champagnes dira son géniteur, ou peu s’en faut – et même pas foutu de pondre un vaccin français ! Ah, il est beau l’Institut Pasteur ! Heureusement qu’un irréductible druide défiait la politique du gouvernement centralien. On avait failli s’ennuyer.
La blague était bonne. Et la question qui fâche, indirectement posée. Citons la tuberculose, la dengue ou le paludisme… Ces épidémies du tiers-monde n’ont jamais inquiétés que des humanitaires et quelques éminents savants. Dans ce cette humanité qui se dévore elle-même, qui en a quelque chose à foutre des retardataires de la mondialisation ?
Des batailles juridiques amenèrent la question, fondamentale de la légitimité d’un brevet sur le code du vivant au grand public. Une notion pourtant ancienne : Pasteur avait déposé un brevet sur sa découverte de la levure en 1873. On expliqua que le brevet portait sur le véhicule plutôt que sur la petite séquence dedans. Depuis, les biotechnologies n’ont eu de cesse de grignoter cette idée un peu dingue que la sainte écriture génétique n’appartient à personne. Mais quelques bases azotés de purine ou pyrimidine ne font pas un être vivant, ou un jouet de savant, aussi fou qu’il puisse être.
Parce qu’il voulait sauver le monde, ou plutôt sa mère, Isaïe s’est ramassé contre le numerus clausus de médecine et a échoué sur les banc de la fac d’à côté où on parlait encore d’« ADN poubelle ». Une tournure gracieuse pour dénommer ce que l’on ne comprenait pas encore.
C’est pas plus mal, remarquez. Le service après-vente, ça n’a jamais été notre truc.
Isaïe aurait pu être un imbécile heureux s’il n’avait pas été aussi con.
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