- I - Mémoire d'avant l'effondrement (D'abord, le jour de Vincennes, 198…)

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J’avais seize ans, je crois, quand nous nous contentions d’envahir les scènes rock de la banlieue d’Orléans ; en shootant systématiquement dans les pieds de micro des starlettes en présentation. J’avais seize ans, une main jaune sur le torse qui voulait sa part d’égalité qu’elle soit blanche ou grise. J’avais la furieuse envie des paumés dans les masses bondissantes et chantantes des vallées du rock indé… J’aimais Thiéfaine mais la mort dans l’âme, j’envisageais plutôt une vie moins vaillante. Je me serais bien vu gastéropode sur les bords de la Loire ; à baver mes arguties de vermine cosmique sur une pierre. J’avais seize ans - et son cortège de sourires simiesques à destination des étrangères si belles, qui possédaient un sexe différent et peut-être dangereux. J’avais la foi des fous du bock ; la tendance aux grèves du raisonnement. seize ans, putain…

C’était du côté de Vincennes, il me semble ; le groupement des mains jaunes. De la défonce et de la sueur. L’absence des illusions tristes de nos parents. C’est l’escalade dans la foule. C’est déjà Malik. C’est déjà le Front qui crie et les autres qui s’effrayent. Et nos adolescences qui battent froid la poussière du fascisme… On le croit vraiment. On le vomit entre deux packs de bières. Les effrois sont rois dans la jungle radiophonique ambiante. Les attentats du futur prennent leur élan dans ces années d’absence. Les morts naissent ici et maintenant.

Magalie est assise du côté des bois secs. Mes potes me regardent et se marrent. Là aussi naissent les prochaines morsures ; au moins les cicatrices. Ce sont mes dix-sept ans que je prends, ce jour là, dans la gueule ; ce sont ses dix-huit à elle qui s’éloignent… Ici je me souviens du bruit et de la fureur des yeux. Ici je ne sais plus ce que sont ces lieux. Ici c’est froid et humide, la plaine est grande, il y a deux scènes qui enchaînent les indociles du showbiz. Ici la multitude est colorée, elle est jeune pour l’instant. Ici, la multitude chante. Ici elle pleure encore la mort de Malik Oussekine. Ici se dessine la couardise de mes frères de baston. Ici se dessine ma couardise…

Magalie est la violoniste virtuelle, virtuose d’un orchestre pachydermique. Elle me demande de lui rouler une clope, parfois. Mes mains tremblent - souvent elles - dans le vent de ses boucles altières. Magalie est le velours dans la nuit bleue des concerts politiques. Je suis la matière noire. C’est à dix-sept ans que l’amour est triste. C’est bien plus tard, les amours déçues… Magalie est la violoniste. Elle est seule dans cette lumière. Les projecteurs se sont déplacés pour moi, ils ont vu les pupilles se liquéfier. Je suis seul à la voir. J’ai dix-sept ans maintenant. Je trouve que la tristesse est belle. Je trouve que la beauté est triste. J’ai dix-sept ans, je regarde Magalie, je la protège de la foule ardente. J’ai dix-sept ans, je regarde Magalie, le bruit est assourdissant, mes amis sont là, perdus dans la nasse, les mains jaunes dansent dans la boue. J’ai dix-sept ans et toute ma vie je chercherai à retrouver l’émotion de cette soirée-là !

La vitre est entrouverte à l'arrière. La tête appuyée sur la portière je sens l'air d'été. Je vois défiler les ombres de la ville. C'est Vincent qui conduit. Vincent, l'autre, est à côté, il dort. Je remonte mes genoux sous mon menton, il fait froid et je ne veux pas entrer en contact avec les jambes de Sylvain. C'est petit une Fiat Panda. Le chuintement des pneus sur l'asphalte me berce. Je revois la lumière des spots qui grillait nos noirceurs adolescentes. J'entends encore le son qui claque. Je sens les frites qui dégoulinaient sur nos mains encore lisses. Et je vois Magalie. Je sens Magalie. J'entends Magalie… Je sors mon paquet de Drum et me roule une cigarette. Je ferme les yeux et je recrache la fumée. J'ai peur de perdre l'essentiel. Je retournerai à la vie plus tard. Je cherche déjà les émotions perdues ce jour de Vincennes.

J'ai les larmes de l'anarchie qui sont suspendues au-dessus du vide. Elles se déversent à grands seaux sur mes épaules gauches. Les épaules qui s'affaissent, celles qui plient. À dix-sept ans, le monde paraît plus grand. J'ai les larmes des manifs perdues. Je ne crois plus tellement aux mains qui se tiennent dans la grande parade jaune. Les émotions qui se figent… Déjà.

La Fiat se gondole au contact du trottoir bas d'une station service. Les lumières sont blafardes comme dans un film de Wim Wenders. Vincent fait le plein d'essence. Vincent, l'autre, fait le plein de bières. Sylvain ne fait rien…

Je rêve... J’imagine qu’elle me découvre une guitare à la main. Je l'imagine qui sourit devant la scène. Je l'imagine qui crie… Et le rêve s'évapore. Magalie était là. Dans la foule tendue entre deux vigies. Je l'ai vue. Elle se tord dans la musique qui fond dans la nuit. Elle danse. Je vois. Je reste muet. Je cherche, encore maintenant, le lien qui nous unissait.

Dans le hall sombre d'un bâtiments, Sylvain se marre. Nous franchissons un palier. C'est chez Vincent. L'autre. Je m'écroule dans le canapé et je voudrais chialer avec mes potes. Je ne peux pas, ce sont mes amis… Alors je bois et je blague gras. Les autres, comme ça, ils disent « quel con ! »

C'est Vincent qui l'ouvre le premier. C'est lui qui conduisait. C'est lui qui nous a eu les places. Il dit sa déception. Il dit comme nous, que le monde est merdique. Il dit ça et il rentre chez lui parce qu’il se lève tôt pour bosser… Il anime des gosses Vincent et il y croit à son rôle « social ». Toujours. Moi : déjà plus.

Sylvain se ressert une bière et me regarde. Sylvain aime bien me regarder. Pour se moquer parfois. Pour être sympa, d'autres fois. Là, Sylvain, il veut me parler de Magalie. « - Qu'est-ce tu fous ? - Quoi ? - Avec Magalie !... » Je dis plus rien. Je voudrais bien pouvoir chialer quand même.

Là, c'est 1987. Je suis en retard dans toutes les étapes de ma vie. Le lycée c'est pas normal que ça me morde comme ça. C'est drôle comme tout le monde se marre devant les années 80. Mes dix-sept ans trouve pas ça drôle. Mitterrand enterre la gauche. Le Pen se pointe. Et nous on se marre…

2

Je traîne mon sac comme un poids mort. C'est jour de fièvre. Les rumeurs circulent dans l'enclave décérébrante. Harlem se fait désirer. Il vient user – et ruser - la matière inerte du lycée. La rumeur enfle. C'est l'affolement ; il vient rencontrer une classe « terminale ». La rumeur créé l'instabilité ; nos cœurs de midinette gauchistes vibrionnent. C'était l'avant « socialisation » de l'Harlem Désir. Il doit nous parler. À nous, son peuple ! À nous, son armée - de futurs glands.

« - T'as entendu ? - ouais. - il paraît que ce sera dans la grande salle de derrière finalement ; trop de monde au courant. - cool, on ira. - y'a cours de math ! - bof... »

Sylvain se marre encore. Je n'irai pas en cours ; Harlem m'attend !

Magalie aussi. Peut-être. Là-bas dans cette grande salle. Au moment des cours de math. Et des cours d'autre chose, que sais-je…

Tout de suite, c'est le matin. Les cafés baillent avec nous et les travailleurs du « p'tit blanc ». Ils s'épuiseront bientôt l'âme et le corps dans le roulement du brouillard, là, dehors. Nos baskets montantes vrillent les pattes en aluminium du flipper, à grand coup de « tilt ». Ça fait brailler le patron derrière son percolateur. Déjà la boule brillante, à dix-sept ans, dans le flipper ; et nos flippes, la boule au ventre… Les symboles se mettent en place tranquillement. Nous ne savons pas encore nos peurs de vivre. Seule, la mythologie, dans son vagabondage pré-nuptial - pré-formatrice de vie - se livre au courant métaphysique du flipper… Et nous l'affrontons ! Nous délivrons le monde des turpitudes crasseuses. Chaque coup de targettes est un uppercut ! Chaque extra-balle nous rapproche de nos conditions de Dieux terrestres, de super-héros manichéens. De son côté, Sylvain préfère sauver le monde avec Pac-Man.

C'est la suite du jour de Vincennes. Le grand rassemblement. Nos super-héros sont littéraires. Ils ont invité la bête politique. Le scénique frère des maltraités - des « ostracisés » comme l'on dira plus tard. Le bruit court. Plus personne n'est là pour l’arrêter. Le maître es-main jaune sera disponible pour quelques lycéens… Mais la salle va craquer.

Je doute, souvent, des effets de la masse sur nos cerveaux. Je doute du monde qui m'entoure et le feu du diable brûle étrangement aujourd'hui. Je respire un air sec et vicié. Je sens que quelque chose s'écroule… J'ai vu, sans le savoir, les premières lueurs annonciatrices.

Il fait sombre dans les couloirs. Les griffures du temps sur la peinture au plomb forme l'arborescence génétique et virale du lycée Anatole France ou Benjamin Franklin, je ne sais plus. Une carte intemporelle ; le fleuve généalogique court le long de l'escalier central que je descends lentement au côté de Vincent et Sylvain. L'accès au Graal anti-raciste se fait par l'arrière-cour. Il faut cacher la politique ici. C'est la marée incessante des lycéens vers la salle commune qui rend l'événement visible et palpable. Dans la lumière pâle je vois les ombres grossières qui se faufilent, celles des porteurs de treillis et blouson vert, celles des skins aussi : Harlem est attendu par tous.

La main jaune cousue sur mon sac de toile brille un peu aujourd'hui. La face du monde se modifie légèrement ; nos espaces connus se transforment et se déplacent pour devenir le nouveau réceptacle. Nous comprendrons, trop tard, qu'il n'est pas suffisant de changer de peau - même imperceptiblement. Cette peau du monde familier se tend et les pores s'ouvrent pour laisser passer l'ordre nouveau. Je ne perçois pas - à l'instant - le changement de paradigme.

Mon regard se perd et traverse les corps déformés des acnéiques languissants. Pendant que l'orateur se fait attendre, une fièvre collective s'est emparée de l'endroit. Les partisans s'impatientent, veulent croiser le regard du gourou fondateur. Les petits nazillons du lycée sont là aussi ; veulent faire feu de tout bois, près à en découdre. Je vois Magalie. Je brouille la toile de fond et ne vois qu'elle pendant un court instant.

Le silence se fait soudain. Chargé des pesantes obsessions qui nous assaillent. Harlem a pris la parole, mesurant son talent d'orateur dans les yeux d'adolescents adorateurs. Il est là pour faire le plein d’ego. Il s'étonne de la panique créée. Il veut le vide artificiel. Il veut la bave aux lèvres. Il veut l'affrontement des masses blanches. Harlem nous donne l'absolution pour nos pêchers.

La jeune acariâtre, perdue au milieu des sueurs juvéniles, lève la main. Elle a une question pour le héros. Elle est juste devant moi. Elle lève une main tremblante. Je la reconnais. Débatteuse sans fond du côté des fascisants. Elle lève la main et attend le bâton. Elle a seize ans. Seize ans et l’œil vacillant. Seize ans et la vacuité des petites bourgeoises, livrées depuis toujours aux seules gueules bestiales des philosophes réactionnaires. La question est lente, fondue dans la chaleur des néons. La question est sans surprise. La genèse de la peur de l'étranger se lit sur sa peau qui luit. Elle pose sa question. Harlem Désir se tait. Harlem Désir scrute. Harlem Désir sourit. Ce sourire, je m'en souviens. Ce sourire est celui de l’orfèvre prêt à fondre le métal, de l'alchimiste qui va transformer son aura en triomphe. Il répond alors à la jeune fille qui voulait mourir…

Je vois Magalie qui pleure. Je vois aussi les pupilles brunes qui s'écarquillent. Je vois leurs cheveux ras frétiller comme des poissons-lunes devant le soleil. Mais je vois pleurer Magalie. Les forçats de l'obscurité ne savent pas encore qu'ils vont gagner. Je sais déjà que la condescendance d'Harlem Désir vient de mettre fin au voyage vers la connaissance. Il vient d’attiser la flamme. J'ai vu la chape venue du ciel s'écraser sur la jeune fille aux larmes putrides. À seize ans, on se remet mal de la salve haineuse et facile venue du haut de l'estrade. Fier de lui. Fier de ses mots. Vengeur démasqué, Harlem Désir a démontré l'absurdité du pouvoir. Mitterrand et son armée invisible ont créé le monstre en dévoilant leur visage méprisant. On ne méprise pas l'adolescence ! Ou on le paye plus tard… Des années plus tard. Au siècle suivant…

Je vois Magalie qui pleure… Je vois la main jaune sur mon sac et toutes celles accrochées au fronton des militantismes percutés à l'instant… Qui brillent. Je les vois et je tente d’approcher les larmes de l'ange devant moi… Magalie qui serre dans son poing le badge brillant… La buée me surprend. Je ne vois plus qu'une faible lueur de loin en loin, comme l'appel d'un fond marin qui s'éloignerait au fur et à mesure de ma descente… Je ressens un léger courant d'air derrière moi ; Au moment d’arracher la belle aux yeux verts du chaos grandissant, je perçois le déplacement des plaques terrestres. Je ressens la modification, légère mais terrible. Je hume l'autre monde… Je m'écroule soudain aux pieds de notre Everest… du cri des foules futures, piégées par les ténèbres !

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