Les talents dangereux
« Mais si ! Ch't'assure ! Elle regardait la porte, on aurait dit qu'elle t'attendait !
— Commence pas à voir du curieux partout ! C'est juste un bébé qu'à une drôle d'histoire !
— Ben j'ch'sais c'que ch'sais, t'oublie un peu vite la corne… Tu l'as pas vue encore ? »
Le Couteau tourne la tête à droite et à gauche. Depuis qu'il l'a trouvé, il n'a jamais voulu voir les bizarreries du nourrisson. Fanchon attrape Louise et la démaillote sur le champs. C'est un bébé potelé, conciliant, qui sourit facilement. Lorsque sa nourrice la retourne, le rémouleur peut voir l'échine de sa protégée. Elle est curieusement creusée entres les omoplates et dans le plus profond de ce creux, à peu près à la hauteur du cœur, une corne osseuse, épaisse est fichée Elle est large de deux centimètres, curieusement terminée par une arrête ronde. Cette corne le dit : Louise vient d'ailleurs. L'os ne ressemble pas à une anomalie, les muscles qui s'y rattachent ont une logique structurelle.
Le rémouleur pâlit, jusque-là, il avait pu évincer l'idée d'une l'enfant différente. Maintenant, qu'il ne le peut plus, toutes ses convictions au sujet du monde s'écroulent. Si cela était possible, tout l'était : de magie à légende, de Dieu à Diable, pourvu que Louise ne soit pas un démon :
« Ha voilà ! Ça fait drôle hein ! Tu comprends que j' la veille. Y'a bien des curieuses qu'ont voulu l'approcher j'leur ai montré mes talons. Je cache ses cheveux sous ses bonnets, plus tard qu'ils la verront au village, plus longtemps qu'on aura la paix. Le Marineau m'aide bien : y m'donne du lait du fromage, des œufs et souvent, y veut pas son compte. Tu m'as ram'né d'la farine ?
— Et du tissu !
— Ça m'sera utile ça m'fait plaisir !
— T'es jolie quand tu souris !
— Ha ça ! Ch't'interdis de m'faire une cour ! »
Devant l'air furibond de Fanchon, Romain se lève en riant et la rassure. Ça ne l'intéresse pas du tout des amours avec une gamine… Fanchon rougit et bougonne :
« Le curé veut t'voir…
— Pour quoi m'dire…
— Y veut qu'la Louise soit baptisée…
— Ho ! La guigne les curés ! Mais écoute faudrait p'tête plier et t'préparer aux questions. Elle va bientôt marcher Louise et puis l'été va arriver, t'enlèveras ses bonnets et tout le monde verra à quoi qu'elle ressemble. Te pourras pas empêcher le village de jaser mais si elle est baptisée c'est une créature du bon Dieu… Explique au curé qu'elle a une malformation que c'est pour ça qu'tu traînes les pieds et qu'tu veux pas qu'on la voie nue. Il a qu'à dire aux témoins qu'elle a un mal ! Tu s'ras la marraine et le Didier et moi, on s'ra les parrains, au point qu'il en est, ça m'étonnerait qui dise non ! On a qu'à faire pour la prochaine fois, quand j'viens. Comment qu'tu vas et Gabin ? -Le visage de Fanchon s'éclaire-
— Y'a quéqu' femmes pas fort douées qui m'amènent un peu d'couture. Elles sont pas bien aimables et je sens que ça les crispe d'avoir affaire à moi, mais ch'uis la meilleure et elles ont besoin… Ça m'occupe le soir et j'en profite pour faire des échanges, des pommes de terre, des pommes et l'reste... Le Gabin est sorti des langes comme tu sais, y marche depuis la s'maine dernière. Il va souvent voir sa Louise et y lui parle, ils ont l'air de s'comprendre. Si tu m'donnais pas les sous qu'tu m'donnes, ch'pourrais pas les voir comme ça. Partout que les femmes les laissent seuls et sans affection.
— T'es une bonne mère chu content qu'c'est toi qui t'occupes de Louise. Si j'avais pu choisir c'est pas toi qu'j'aurais pris et c'aurait été une bêtise. »
Ckerssicé peut avancer sur l'axe temporel. Les difficultés seront pour plus tard. Le baptême, les bizarreries et les talents de Louise, ne sont pas encore une source de problèmes. Ckerssicé connaît chaque seconde de la petite enfance bénie de Lui'zh. Elle ne manque de rien et entre nourrice et protecteur, elle grandit au sein d'une famille. Son frère de lait est son plus fidèle compagnon. C'est une exception de joie pour ces quatre là, à une époque où la plupart des gens souffrent. Et puis Lui'zh a cinq ans.
« Mais, y fait si chaud ! Et la rivière est basse ! Tout le monde va gauiller… et te laisses Gabin y'aller !
— Louise ! Chaque été tu r'mets ça ! J'ai le r'gret te dire ma fille que t'es pas comme tout l'monde et qu'si on sait ta déformation, te vas êt'es rej'tée !
— Mais les enfants y m'aiment bien, si j'leur dis de s'taire, y vont s'taire ! Ch'sais qui faut qu'les grands savent rien… Ch'sais qui m'aiment pas et qu'j'ai des ch'veux d'une sorcière… Le Callou va mouri… mais te m'as toujours dit qu'les mauvais ont la lan…
— Qu'est-ce t'as dit Louise ?
— Que ça fait rien que les aut'es voient…
— Au sujet du Callou ?
— …
— Ferme les yeux ! Respire ! Pense au Callou!
—… Le Callou va mouri…
— Mondieu ! Mondieu ! Mondieu ! C'est pas vrai ! Qu'est-ce que j'vas faire ? Qu'est-ce que je peux faire… Pour le Bertrand ou la Rosalie, z'étaient vieux ! Qu'est-ce que je peux faire ?
— Te peux rien faire, il est parti dans l'bois avec le Justin. Il est loin. Y va glisser du grand chêne et se casser la tête. »
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