4.

5 minutes de lecture

Descendue du skyscraper, un commis patiente pour lui remettre les testaments de quatorze pères trépassés dans l'après-midi. Son escadron de comptables a déjà chiffré les sommes brutes et inventorié les biens à revendre. Tout optimisé face au fisc, qu'on s'impôte le moins possible. Sidonie s'arrête auprès du commis. Elle ignore les papiers. Il les tend plus fort. Sans effet. Il bredouille excusez-moi, je pourrai pas rentrer chez moi avant que vous les ayez signés. Elle demande à ton avis qui est-ce que je suis. Confusion manifeste. Vous êtes, eh bien vous êtes, mais, mademoiselle, vous êtes mademoiselle Sidonie, mademoiselle. Sidonie comment ? Sidonie, enfin, Sidonie, Sidonie Sidonie, vous êtes Sidonie, non ? C'est bien ce que je pensais, siffle-t-elle dans un sourire.

Toujours pas attachée au monde, toujours à flotter à part, décondensée par cet incadenassable prénom : Sidonie et rien d'autre. À force d'agréger les familles, elle aura fini par se dissocier de toutes ; on ne la reconnaît guère plus qu'en tant qu'elle est elle, et pas comme les autres selon d'où elle vient, qui elle sert et ceux qu'elle aime.

Elle sort de rêverie, son regard pourlèche un instant les mains tremblantes du commis immobile. Elle se dit un instant si j'arrivais à l'aimer et à le sortir de la masse des pas-spécials, que nous étions deux à traîner nos gueules d'exception : suffirait d'une encochure, rien qu'une accroche où enlacer les bras, je tiendrais à quelque chose. Quelque chose, suspendue, cramponnée, une chose solide et vraie à la place de cette toile de fils paternels qui me pantinent et m'écartèlent. Fi des pelotes, à bas les entrelacs, je veux une vie rectiligne qui puisse se lire de gauche à droite comme la frise de l'histoire.

Sidonie fixe les yeux du commis, mais ne parvient pas à y puiser autre chose que du commun, une flaque de banalité qu'on remarquerait pas même qu'on a marché dessus. Carrément innommable. En tous cas c'est pas moi qui vais vous chiner un blase pour ç'te garçon-là. Trop peu majusculable, c'est dire si j'arrive à trouver les substantifs pour le qualifier. Et heureusement que je vous décris pas la scène avec les figurants à côté : j'aurais aucun moyen de vous les faire distinguer les uns de l'autre, tous des passants dans le flou de la mise au point.

Le commis a compris que Sidonie ne prendrait pas ses documents. Il les refourre dessous son pardessus, puis résigné soupire moi en tous cas j'aurais signé, y'a plus de salaire sur ces papiers que sur tous les papiers qu'on me donnera pour vous donner les papiers des dix prochaines années. Il décachète un ou deux testaments. Rit : c'est peut-être ça la différence, je reçois mon argent à chaque fiche de paie ; le vôtre, vous l'avez quand on vous fiche la paix. J'aimerais beaucoup faire un métier où il faudrait juste attendre. Attendre, pas forcément la mort des gens, mais quoi que ce soit qui fasse du fruit tout seul. À vrai dire, c'est pas un métier ça, c'est plutôt une situation. Oui, j'aimerais avoir une situation. Être payé pour être ce que je suis plutôt que faire ce que je fais. Comme la reine d'Angleterre. Parce que je suis beaucoup mieux ce que je suis que je ne fais ce que je fais. Pas foutu d'avoir dix pauvres signatures. Piteux palmarès. Mais vous pouvez pas comprendre, vous êtes Sidonie. Vous n'avez jamais rien eu à faire, vous ne savez pas comment c'est dur, vous vous êtes laissée naître comme une fleur, et dès que vous êtes arrivée on n'a rien pu que parler de vous. Que vous qui vaille. Quand on m'a proposé la commission, j'ai sauté de joie, je me suis dit enfin un peu l'occasion d'exister auprès d'un nom qui brille, avec un peu de chance ça m'aura aspergé des paillettes j'en ressortirai illustré. Mais je vois maintenant que vous n'êtes pas quelqu'un pour faire de moi quelqu'un d'autre, parce que si vous étiez quelqu'un, vous seriez à mesure humaine en train de vous atteler aux personnes autour, une par une les confirmer dans ce qu'elles sont, mais vous avez voulu épouser le monde entier, n'y a que lui qui soit propre à vous égaler. Moi, je ne suis qu'un bout du monde, un gens, et qui a voulu boire la mer ne compte plus les gouttes. Je les trouve belles les gouttes pourtant. C'est avec ça qu'on taille les larmes. Avec la mer, tout ce qu'on taille, c'est les noyées.

Sidonie s'interroge. C'est vrai, elle n'a jamais pensé à faire. Pourquoi faire ? La plupart des gens ne font que pour avoir ce qu'ils veulent. Sidonie n'a pas besoin de fournir d'efforts : dès qu'elle veut, elle a. Elle n'a pas non plus contracté le goût de se construire elle-même des obstacles quand elle en manquerait. Et maintenant qu'elle a tous ceux qui peuvent pour pères, que ne pourrait-elle pas ? Elle est devenue le nœud de tous les népotismes ! Qu'il lui prenne le caprice de s'infiltrer dans une industrie, même des plus sélectives, et on lui pistonnera un rôle dans le blockbuster du siècle, ou comme pédégère des gafam ou même présidente d'un pays à la carte. Non, vraiment, tout se file naturellement sur son sillage, elle s'est lancée du néant le vent en poupe. Pourtant, elle pourrait tellement faire si elle voulait gratter à l'impossible ! S'autoriser l'effort de ne pas tout de suite se démanger quand ça gratte, manger quand ç'affame, laisser pousser le désir et voguer pas à pas plutôt que de se ruer vers l'horizon stérile de la satisfaction accomplie. Sidonie n'a jamais vraiment pris le temps de durer ; elle n'a combattu que du moment où elle vainquait déjà.

Et la voilà, héritière du gros de l'univers, sermonnée par un commis sans prénom pour lui, qui vidé de son dépit bientôt tourne les talons. Sidonie le retient criant attends, avant de partir dis-moi au moins ton nom que je sache si l'un des tiens est mon père ou si ta branche m'échappe. As-tu un nom de fief, de gens ou de métier ? Mon nom, répond le commis, il ne veut rien dire. Et tu ne l'auras jamais, ni personne ; je n'ai qu'une petite fille qui perdra notre nom quand elle voudra bien se faire femme. Toutefois, nom ou pas nom, je reste déjà père pour toujours, aussi vous comprendrez que je ne vous adopterai pas.

Dis-moi au moins comment ta fille se prénomme, tempête Sidonie, que je sache mieux la jalouser d'avoir un père à elle seule !

Sidonie ! Et le commis est parti.

Sidonie demeure abasourdie. Quelques années ont passé depuis que le monde a commencé de l'encenser comme une sainte. Des parents par millions, ceux d'en-bas qui n'ont pas eu la chance de l'adopter directement, ont choisi d'appeler leur fille Sidonie. Désormais, il y en a presque autant que des Jeannes ou Maries. Sidonie s'affale essoufflée : elle sent tout un peuple de cœurs lui tambouriner la poitrine. Ces innombrables âmes d'enfantes où bat le même prénom ! Sidonies, et malgré tout, autres !

Notre Sidonie ressaisie s'assoit et songe. La poitrine lui pèse comme à une jeune mère. Une goutte lui larmoie aux lèvres. Elle la cueille et la scrute qui ondoie dans le creux de sa paume. Juste une larme, comme ça ne l'avait pas mouillé depuis qu'elle s'était entêté à manger tous les noms. Une larme. Toute seule.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Damian Mis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0