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— Tu sais, j’aimerais tellement pouvoir te prendre, moi aussi…
Je me fige devant ses prunelles enfiévrées et malicieuses, dans lesquelles je ne distingue pourtant nulle trace de plaisanterie. Ne sachant que penser de cette confession, mon cerveau est incapable de construire la moindre réponse.
— … Mais je sais que tu ne voudras pas, reprend-il aussitôt. Alors, ça ne fait rien, tu peux me faire le cul à nouveau si tu veux…
Il dépose un baiser rapide sur mes lèvres et s’évade de mes bras pour descendre jusqu’à ma queue. Une part de moi souhaitait le laisser-faire ; il me lécherait comme n’importe quelle bonne salope, je me retiendrais de jouir juste assez longtemps pour pouvoir m’engouffrer en lui, puis le prendrais avec beaucoup plus de passion et de tendresse, cette fois. Mais une autre part de moi détestait le voir camoufler sa déception sous un sourire. Cette autre part de moi voudrait lui offrir ce qu’il m’a offert avec tant de générosité, même si cela implique de décrocher la lune. En l’occurrence, la lune a la forme de mon cul, ce soir.
Je me redresse sur mes coudes alors qu’il n’était qu’à quelques millimètres de ma queue.
— C’est d’accord !
Il balaye ma tentative d’un revers de main.
— C’est pas grave, je disais ça juste comme ça… On peut faire autrement.
La première part de moi se gonfle et tente de reprendre la main. Je la mate.
— Non, je t’assure, je veux essayer. Ça me fera plaisir de te faire plaisir.
Il me dévisage et cligne des yeux comme si je lui avais dit que Jésus venait de ressusciter. Même de mon côté, je commence à trouver mon enthousiasme un peu dangereux et me vois obligé de temporiser.
— Par contre, je suis complètement vierge de ce côté-là, confessé-je un peu maladroitement. Je ne suis pas sûr de pouvoir, enfin…
Il pouffe et grimpe à hauteur de ma tête pour m’embrasser.
— Pas de pression. C’est déjà adorable et… aventureux de vouloir essayer avec un inconnu. Je forcerai pas. Si tu as mal ou que tu veux arrêter, il suffit de me le dire, et on s’amusera autrement… D’accord ?
Il m’apparaît si solaire avec ses mèches éparpillées dans tous les sens et son sourire ivre. Comment pourrais-je résister à pareil ensorcellement ? Je hoche la tête et Gabriel retourne s’occuper de ma queue. Il ne tarde pas à l’engouffrer dans sa gorge tiède et humide. Je finis par me demander s’il n’est pas réellement un ange lorsque sa langue glisse sur mon gland et tente de m’emporter dans son paradis. Ce n’est jamais tout à fait pareil quand un mec me suce plutôt qu’une fille. C’est idiot, à l’aveugle, je ne ferais sûrement pas la différence, mais j’ai envie d’imaginer qu’il y a un petit quelque chose en plus cette fois. Quelque chose qui me transporte et m’enivre, au lieu d’attiser simplement en flèche mon excitation. Gabriel calme l’incendie de mes reins, pas mon désir pour lui.
Je suis détendu.
Jusqu’à sentir un contact humide à l’entrée de mon anus. Instinctivement, je me crispe.
— Tout va bien. Je vais y aller doucement, promis. Si tu ressens la moindre douleur, je m’arrête.
J’acquiesce comme un ado intimidé pour sa première fois, ce qui assez similaire à la situation actuelle, d’ailleurs. Je m’efforce d’appliquer son conseil et ne peux pourtant empêcher mon corps de se contracter quand il pénètre un doigt en moi. Peu au fait de ce genre d’intrusions, mon cerveau cherche la douleur et ne la trouve pas ; un inconfort passager, à la rigueur, mais pas de mal. D’autant que je ne pouvais pas espérer amant plus patient que Gabriel. Il m’explore avec une tendresse languissante, me rassure de baisers sur le ventre ou de coups de langue sur mes bourses. Tant et si bien que je finis, de ma propre initiative, par l’encourager à passer un deuxième doigt.
La sensation est électrique, extatique aussi. Je commence à saisir le plaisir qu’on peut prendre par cet endroit-là et en viens à regretter ma stupide fierté hétérosexuelle qui m’a tenu éloigné de cette exploration jusqu’à trente ans passés. J’en viens aussi à me poser des questions plus triviales… Est-ce que je suis suffisamment propre…
— Arrête de te prendre la tête et profite, tu veux ? sermonne tendrement Gabriel en interceptant mon expression probablement en proie au doute.
Il revient s’alanguir contre moi, sans retirer ses doigts, poursuivant son œuvre d’assouplissement avec une ferveur appliquée. Je me serre davantage contre lui ; il me procure un délice indéniable, mon corps réagit de lui-même pour se plaquer davantage, passer une jambe derrière sa cuisse et s’empaler pour sentir son toucher en profondeur.
Les vagues de bien-être s’intensifient, en longueur comme en puissance. Mes râles s’échappent tous seuls de ma gorge. Comme mon contrôle.
— Tu es si beau quand tu t’abandonnes…
Sa remarque me tire de ma léthargie. J’ai l’habitude de toujours mener la danse. Homme-objet pour satisfaire les dames, mais maître de mes mouvements et de mon plaisir. Pourtant, ses yeux hypnotiques invitent à céder les commandes. Je gémis dans son cou, en signe que je m’en remets à lui. Comme il est bon de ne plus dépendre de soi…
— Tu préfères dans quelle position ? me murmure-t-il suavement.
— Comme ça… C’est parfait… comme ça… parvins-je à haleter.
— Tu es sûr ? Normalement, c’est plus facile dans l’autre sens.
Sa voix pleine de malice me caresse aussi sûrement que sa paume sur ma joue et me fait frissonner pareillement.
— Je m’en fiche. Je veux te voir.
Mon assertivité a au moins le mérite de le faire rire. Il m’embrasse sur le front. Avec la même possessivité que je manifestais plus tôt à son égard.
— Moi aussi, admet-il.
Il me repousse dos contre la banquette et se redresse uniquement pour pouvoir enfiler un préservatif et l’asperger d’une dose généreuse de lubrifiant. Il roule un coussin sous mes reins et soulève mes cuisses pour me les écarter…
Cette vision me frappe d’un éclair de lucidité. Je réalise qu’il ne s’agit pas simplement d’un rêve cotonneux ; cet inconnu a réellement l’intention de s’emparer de ma virginité anale. Ma respiration s’accélère. Je n’étais pas attiré par les hommes en arrivant à cette soirée et me voilà prêt à tout céder pour les beaux yeux de cet ange ? Je repense à ce verre qu’il m’a offert tout à l’heure. Est-ce qu’il aurait pu y dissoudre une drogue pour me plonger dans cet état ?
Gabriel aperçoit ma panique et revient me câliner.
— On n’est pas obligés de le faire si tu le sens pas…
Son odeur m’enivre et me calme. Le pic de panique retombe aussi subitement qu’il avait jailli. Il a raison, ma peur est stupide ; il s’est fait sodomiser sans la moindre préparation et sans broncher. Et me voilà en train de ventiler comme si j’avais affaire à Hannibal Lecteur. Il ne m’a pas drogué, je ne ressens l’effet d’aucun produit ; il ne m’a pas forcé non plus, c’est moi qui suis venu le voir. Non, la seule drogue qui me met sous emprise est ce garçon envoûtant et sorti de nulle part.
— Vas-y, l’intimé-je.
— Je vais avoir du mal à te la mettre si tu restes accroché à moi comme une sangsue, me taquine-t-il en avisant mes bras clampés autour de ses épaules.
— Débrouille-toi.
Il rit et finit, après quelques tâtonnements, par trouver le chemin de mon orifice. Sa peur de me faire mal est finalement ce qui finit par rendre la chose désagréable. Je n’en peux plus de le sentir hésiter à mon entrée et finis par pousser moi-même mon bassin dans sa direction.
Il pousse un râle surpris, mais heureux. Heureux d’être enfin en moi, comme s’il s’agissait d’un lien évident. De mon côté aussi, j’abandonne toute réticence, oublie mon appréhension initiale qui m’apparaît juste insensée désormais. Pourquoi n’ai-je pas fait ça plus tôt ? Comment ai-je pu passer à côté de ce plaisir si différent et pourtant si extraordinaire pendant tant de temps ?
Gabriel a toutes les peines du monde à bouger, entravé dans mes bras, mais je refuse de le lâcher. J’aime trop le sentir contre moi et bouger mollement sur sa queue est déjà un plaisir suffisamment intense. Je vais défaillir si cette sensation s’amplifie. Je vais défaillir quoiqu’il advienne.
Cela n’a rien à voir avec mes orgasmes habituels, les plaisirs fugaces de la libération. Cette vague-ci est plus lente, plus sournoise, d’une puissance secrète qu’elle ne déverse qu’après m’avoir emporté et qui dure, et qui dure…
De son côté, Gabriel est à bout aussi ; je l’entends abdiquer dans un râle plus court et dans un coup de reins plus intense que les précédents.
Je le relâche enfin. Pas complètement. Juste assez pour que nous puissions nous perdre dans le regard de l’autre. Ses yeux de mercure brillent d’une reconnaissance sincère. Il ne s’attendait pas à ce que j’aille au bout de cette première et le manifeste.
— Tu n’imagines pas comme ça touche que tu aies accepté…
Je voudrais lui renvoyer ma réplique habituelle d’après coït. « Tout le plaisir était pour moi. » Cette phrase bateau dont je gratifie toutes les filles, par principe. Elle n’a jamais été aussi vraie qu’à ce moment-là. Et c’est sans doute pour ça qu’elle ne franchit pas mes lèvres. Ça tuerait toute la sincérité de cette trêve irréelle et hors du temps. À la place, je ferme les yeux et me laisse emporter par les répliques de ma jouissance. Sa main me caresse toujours et est la seule chose qu’il me faille pour l’instant et pour toujours.
Pour toujours ? Non, il faudra bien émerger un jour. Notamment lorsque la musique se coupe en bas, signalant le désir de nos hôtes de nous voir quitter les lieux. Dieu que je hais ce rappel à la réalité.
Lové contre moi, Gabriel se tortille. Je sens qu’il voudrait dire quelque chose, mais qu’il n’ose pas. Je l’encourage.
— Tu vas me détester, confesse-t-il les joues en feu.
Une onde de frayeur me traverse alors que je m’imagine les pires scénarios : mensonge, insatisfaction, piège… Il relève des yeux attendrissants de remords vers moi.
— J’ai oublié ton nom.
J’éclate de rire en même temps que ce faux coup de pression.
— Victor.
Il répète ces deux syllabes de sa voix si vibrante et les cale au creux de mes doigts qu’il embrasse. Je ne peux m’empêcher de sourire béatement, tandis qu’il récidive dans un souffle.
— Merci Victor.
Et à la façon dont il me couve des yeux, je devine que pour lui, comme pour moi, ce soir n’aura pas été un soir comme les autres.
FIN
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