- 1er Décembre 2020, 16h10

San Francisco -

Je suis assise sur le canapé en cuir foncé du salon des Harrison, ma jambe droite tremble alors que je frotte nerveusement mon oeil. Tous ces tics me pourrissent la vie. J’ai l’impression que le temps s’allonge, Jaden m’a dit que Monsieur Harrison était au téléphone pour le travail et qu’il viendrait me chercher dans environ cinq minutes. Il m’a conseillé de me détendre mais pas moyen que j’y parvienne.

Je passe ma main dans mes cheveux pour la cinquième fois en seulement quelques minutes. Pour l’instant, je n’ai croisé personne à part Maggie, la gouvernante et Jaden - qui visiblement fait office de coursier pour la famille. Les enfants que je garderai si j’obtiens le poste doivent être à l’école.

• Mademoiselle Delcourt ? entendis-je derrière moi.

Je me relève brusquement du canapé et me tourne vers la présence. L’homme qui se tient devant moi semble avoir la quarantaine passée, porte un smoking élégant et a une posture droite sévère. Ses cheveux poivre et sel sont coiffés au millimètre près et ses yeux azurs me sondent.

Je déglutis, mal à l’aise.

• Oui.

Ma voix est si faible et aiguë que je doute qu’il m’ait entendu.

• Alexander Harrison, se présente-t-il en me tendant la main après m’avoir fait signe d’approcher.
• Ange Delcourt, ravie de faire votre connaissance, soufflai-je en puisant dans mes réserves d’assurance.
• Suivez-moi, Mademoiselle.

Son ton froid ne me rassure pas et je peine à calmer les battements de mon coeur. Juste un entretien, juste ça.

Nous pénétrons dans une pièce qui visiblement est le bureau de Monsieur.

• Bien, asseyez-vous, m’indique-t-il en s’installant lui-même en face.

Je m’exécute.

• Vous venez de France, c’est ça ? me demande-t-il.
• Oui, de Bordeaux.
• Très belle ville. Enfin, avez-vous déjà fait du baby-sitting ?
• Oui, je gardais souvent les enfants de mes voisins pour me faire de l’argent de poche quand j’étais au lycée et pendant ma première année d’étude, déclarai-je.

Finalement, il a beau être un peu effrayant aux premiers abords, Alexander Harrison n’est pas le cliché de l’homme d’affaire imbuvable auquel il ressemble.

• Je vois. Nos enfants ont sept et trois ans, nous avons besoin de vous à partir de demain, ma femme et moi avons déjà retardé notre départ. Vous sentez-vous capable de vous occuper d’eux ? Nous partons trois semaines, Maggie restera, bien sûr, mais Jaden doit rejoindre sa famille dans les prochains jours ce qui signifie que vous devrez emmener et récupérer les enfants à l’école et à leurs activités à sa place. Savez-vous conduire ?

Les informations se bousculent un peu dans ma tête, il parle trop vite et ne me laisse pas le temps de répondre.

• Ange ? m’appelle Monsieur Harrison, visiblement pressé.
• Oui. Je peux m’en occuper mais il y a tout de même un problème, soulevai-je, la gorge nouée par l'appréhension.
• Votre logement ? La jeune femme qui a appelé pour vous m’a prévenu, vous habiterez ici pour toute la durée de ce travail, tant que vous serez la baby-sitter des enfants, vous serez nourrie et logée, me rassure-t-il avec un sourire empreint de gentillesse.
• Merci, Monsieur. Vous n’imaginez pas à quel point vous sauvez ma vie ! m’exclamai-je.
• Ne vous méprenez…, commence-t-il avant d’être coupé par des cris au rez-de-chaussée. Ils sont rentrés, venez, vous allez pouvoir les rencontrer.

Je suis mon hôte jusqu’au salon où une tête blonde vient s’accrocher à sa jambe. La fillette m’observe avec de grands yeux et je lui offre mon plus beau sourire. Comment ne pas fondre devant une bouille si adorable ? Je sens que je vais me plaire ici, finalement.

• Avance plus vite, Jaden ! Je dois aller voir Papa ! s’exclame une voix dans la cuisine.

Le jeune homme qui m’a conduit jusqu’ici en sort rapidement, portant sur son dos un garçon brun d’une demi-douzaine d’années, agitant les bras vers son père.

• Les enfants, voici Ange, votre nouvelle baby-sitter, c’est elle qui va s’occuper de vous pendant notre voyage avec Maman, déclare-t-il en s’accroupissant devant les deux petits.
• Vous repartez déjà ? relève le brun.
• Leny, on en a déjà parlé. On a du travail.
• Vous travaillez tout le temps, boude-t-il.

Son père lui ébouriffe les cheveux et se tourne vers moi avec une moue désolée. La fillette quitte le petit groupe pour s’approcher de moi en me fixant de ses grands yeux clairs.

• Tu t’appelles Angel ?
• Non, juste Ange, lui indiquai-je. C’est français. Et toi, c’est quoi ton nom, ma puce ? souris-je en me baissant à sa hauteur.
• Harper. Lui, c’est Lennon, mais il boude alors il voudra pas te parler, m’explique-t-elle doucement.
• C’est pas grave, ma puce. Tu as un très beau prénom.
• Merci.

Ses joues rosissent et elle retourne en courant vers son père. Je croise le regard de Lennon, en effet, il n’a pas l’air déterminé à m’adresser la parole.

La porte de l’entrée s’ouvre à nouveau, laissant entrer un courant d’air dans la maison. Maggie s’empresse de rejoindre le hall et une femme que j’identifie comme Madame Harrison s’avance vers nous.

Son mari se lève effectivement et passe un bras autour de sa hanche.

• Rebecca, je te présente Ange, la nouvelle baby-sitter des enfants, l’informe-t-il.
• Enchantée, Madame, fis-je en baissant légèrement la tête.
• Ne vous méprenez pas, jeune fille, vous n’êtes pas différentes des autres, dans moins d’un mois, vous démissionnerez, argue-t-elle d’un ton glacial.
• Becca, enfin. Arrête un peu, elle est bien, je le sens, soupire Alexander.
• Si tu le dis, bon, maintenant qu’elle est là, nous pouvons partir.

Comment ça partir ? Maintenant, tout de suite ? Ils me confient réellement la garde de leurs enfants sans me connaître ? Et qu’est-ce qu’elle veut dire ?

Je secoue imperceptiblement la tête pour me remettre les idées en place, me laisser submerger par mes questionnements ne m’a jamais rien donné de bon.

• Bien. Ange, je sais que je t’ai dit demain mais peux-tu commencer dès ce soir ?
• Bien sûr, Monsieur.
• Soit. Nous allons donc y aller de ce pas. Margaret ! Mon manteau. Jaden, charge la voiture, ordonne-t-elle fermement.

Je reste sans voix alors qu’elle quitte la pièce sans avoir calculé ses enfants une seule fois. Je serre les poings, quelle mère se comporte de la sorte ?

• Ange, je suis désolé que ça se passe comme ça mais il faut que je parte, je suis sûr que tu vas très bien te débrouiller, n’écoute pas Rebecca, m’assure-t-il en posant une main réconfortante sur mon épaule.
• Merci, Monsieur.
• Alexander, c’est très bien. J’espère que ça ne te dérange pas que je te tutoie ? s’inquiète-t-il en s’en rendant compte.
• Non, aucun problème, Mons… Alexander.
• Parfait. Tu peux faire de même. J’essaierai d’appeler le plus souvent possible pour avoir de leurs nouvelles, au moindre problème, mon numéro et sur le frigidaire. Maggie va te montrer ta chambre et tout t’expliquer en détail.

Je hoche la tête et l’observe se pencher à la hauteur de ses deux enfants. Lennon a les bras croisés sur son torse, tandis que Harper suce son pouce en se blottissant contre son père.

Le petit garçon finit par lui aussi accepter l’étreinte et je peux sans peine distinguer la détresse dans ses yeux lorsqu’Alexander se redresse en leur embrassant simplement le front avant de quitter la pièce.

• Papa ! Ne pars pas, s’il te plaît, gémit Lennon en lui courant après.

Harper se met à pleurer et je comprends que ce travail ne va pas être de tout repos. Mais en même temps, qui peut en vouloir à cette fillette de trois ans, dont les parents ne sont visiblement jamais présents, de pleurer ?

Je m’avance à sa hauteur et la hisse contre ma hanche, son visage dans mon cou. Je la berce doucement en me dirigeant vers la cuisine. Par la fenêtre, je vois Maggie poser sa main sur les cheveux bruns de Lennon alors que la voiture de Jaden démarre.

Appuyée contre le plan de travail, je continue mes caresses dans le dos de Harper en suivant du regard son frère qui rentre précipitamment et monte les escaliers en tapant des pieds. Une porte claque à l’étage, sans doute celle de la chambre de Lennon.

Je pousse un long soupir lorsque Maggie revient dans la cuisine et se remet devant les fourneaux.

• Tu veux goûter, ma puce ? demandai-je en la décalant légèrement pour voir son visage.

Elle hoche la tête, les yeux mouillés et les lèvres tremblantes.

Me voilà officiellement baby-sitter de deux enfants et je doute finalement de la tranquillité que j’espérais lors de ce séjour. Lennon est un petit garçon colérique et en manque cruel d’affection, surtout venant de sa mère et Harper, une fillette désemparée qui ne comprend sûrement pas pourquoi elle passe plus de temps avec sa gouvernante que ses propres parents.