5. Complicité fraternelle
- 3 Décembre 2020, 7h22
San Francisco -
Je suis levée depuis six heures trente. Devant le miroir, je tente de cacher ma fatigue à grands coups d'anti-cernes, je n’ai pas énormément dormi. L’isolation de cet étage est définitivement à revoir. J’ai entendu Crystal sangloter pendant une partie de la nuit et ai dû me battre contre ma bonne conscience qui me criait d’aller la voir. Cependant, pas moyen que je le fasse, elle m’aurait insulté, rabaissé et j’aurais fini bien plus mal qu’en écoutant ses pleurs, recroquevillée comme une petite fille sous ma couette.
Je termine d’appliquer un peu de rouge à lèvre sur ma bouche et souris, satisfaite du résultat. Il y a des jours comme ça, où j’ai besoin de ça pour me sentir bien. Et aujourd’hui en fait partie, après tout, j’ai eu l’honneur d’être proclamée “bonne à tout faire” par cette fille exécrable qui n’a visiblement comme passion que d’humilier les autres.
Il est sept heures trente, je descends les escaliers et rejoins la chambre de Harper. La fillette est déjà réveillée et ses yeux grands ouverts me fixent dans la pénombre.
- Ma puce, bien dormie ? demandai-je.
- Oui, je peux boire un chocolat chaud ? me questionne-t-elle, encore à moitié assoupie alors que je me baisse pour la prendre dans mes bras.
- Bien sûr.
Je la porte jusqu’au salon où Maggie a déjà fait chauffer le lait dans un biberon. Je souris en voyant Harper se jeter sur le chocolat en poudre pour le mettre elle-même. Je tiens la cuillère par-dessus sa petite main et l’aide à doser. Une fois qu’elle a commencé à boire je la porte jusqu’au canapé et la laisse se caler contre moi tout en caressant distraitement ses cheveux.
Perdue dans mes pensées, je repense au regard de Crystal lorsqu’elle s’est enfin calmée. Ses yeux ne brillaient plus du tout de la même façon, il n’y avait plus aucune trace de malice, juste de la tristesse. Et du vide. Oui, son regard était vide, comme arraché à la seule chose qui lui permettait de continuer à scintiller.
Le canapé s’affaisse et Harper se décolle de moi pour grimper sur les genoux de sa soeur. Je soupire et me lève, incapable d’affronter Crystal après ce qu’il s’est passé la veille.
Je revois son visage près du mien, ses yeux ancrés dans les miens, son souffle chaud contre ma peau. Je secoue frénétiquement la tête en entrant dans la cuisine, m’appuyant contre le plan de travail. Reprends-toi !
- Est-ce que tout va bien, Ange ? me questionne Maggie.
- Hein ? Oui, ça va, merci.
- N’en veux pas à Crystal, tu veux bien ? Je sais qu’elle est dure avec toi mais elle traverse une mauvaise passe, au fond, elle n’est pas méchante.
Je reste sur le cul. Une mauvaise passe ? Je me demande ce que ça concerne et si c’est à l’origine de son regard triste. Gardant ma curiosité pour moi, je me retiens de lui demander plus d’informations et me contente de lui sourire.
Je retourne dans le salon pour voir Harper toujours dans les bras de Crystal, couvrant son aînée de baisers.
Un sourire étire doucement mes lèvres, attendrie par le tableau qu’elles affichent. Une petite main tire la manche de mon T-shirt et je me tourne pour tomber sur Lennon, frottant ses paupières à demi fermées.
- Qu’est-ce que tu fais là, mon grand ? Il est encore tôt, souris-je.
- J’arrive plus à dormir, murmure-t-il.
- Leny ! crie Harper en courant vers son frère.
Je ris doucement en voyant la fillette l’enlacer. Mon souffle se coupe lorsqu’une main se pose sur mon épaule. Je me risque à me tourner vers elle.
Crystal m’offre un sourire. Un sourire désolé ? Etonnant. Pour la énième fois, mes yeux bruns accrochent ses iris claires et je me perds à nouveau dans cette tempête émotionnelle, je pourrais presque croire que ce sont mes propres sentiments qui défilent devant moi.
- Eh ! On vous parle ! s’exclame Lennon en empoignant mon bras.
- Pardon. Qu’est-ce que tu veux, mon grand ? souris-je.
- Je peux mettre la télé, s’il te plaît ?
- Vas-y, acquiesce Crystal.
Bien qu’il m’ait demandé à moi, je ne fais aucun commentaire, après tout, elle est leur soeur. Harper grimpe à nouveau dans les bras de son aînée.
- Je vais l’aider à s’habiller, déclare Crystal d’un ton neutre en me dépassant.
Je soupire. Encore.
Bref. L’heure tourne et il est temps d’y aller pour nous. Jaden ayant pris l’avion ce matin, je dois prendre le relais et accompagner Harper. J’enfile mes bottines en attendant qu’elle descende.
- Harper, il faut y aller, ma puce ! criai-je.
Harper descend les escaliers en courant sous les réprimandes de son aînée qui se précipite pour l’empêcher de tomber.
- Je t’ai dit de ne pas courir dans les escaliers ! l’engueule-t-elle, la fusillant du regard.
- Eh, du calme, elle a trois ans, fis-je en l’obligeant à la lâcher.
- Mêle-toi de ton p’tit cul d’ange et fous-moi la paix, grommelle-t-elle alors qu’un arrogant sourire reprend place sur ses lèvres.
- Haha ! Je meurs de rire, lâchai-je, ce qui me vaut un regard peu avenant.
J’attache Harper sur la banquette arrière de la voiture que Jaden est venu déposer tôt ce matin, puis monte à l’avant, sur le siège passager puisque Mademoiselle Harrison a déjà posé ses fesses derrière le volant.
Les bras croisés contre ma poitrine, j’attends que nous arrivions en me demandant pourquoi on y est allées toutes les deux, ça n’a pas d’intérêt et pire, on va devoir faire tout le trajet retour seules. Soupir.
C’est Crystal qui sort pour accompagner sa soeur dans l’enceinte de l’école avant de revenir, les mains dans les poches du blouson en cuir qu’elle porte.
- Pourquoi tu tires la gueule, Ange ? demande-t-elle à peine entrée.
Je reste silencieuse alors qu’elle démarre. Nous roulons sans un bruit. Le feu passe au rouge et Crystal ralentit puis s’arrête en se tournant vers moi. Elle joue de son regard perçant pour me déstabiliser, je le sais. Le sourire empli d’insolence qu’elle affiche en témoigne.
- Tu m’en veux pour hier ? souffle-t-elle.
- Non, répondis-je.
Peut-être trop vite. Un ricanement quitte sa bouche et pique mon coeur en son centre. Pourquoi prend-t-elle plaisir à me blesser ? Elle me pousse à lui montrer que je ne la hais pas alors qu’elle est imbuvable et ensuite, elle m’humilie.
- Petite nature. Vous êtes pas toutes comme ça en France, j’espère ? grogne-t-elle, ses doigts tapotant sur le volant.
Je refuse de répondre, je ne me laisserai plus prendre au jeu.
- T’es vraiment plus ennuyante que les précédentes, bougonne-t-elle, agacée.
Son ton me fait sourire sans que je ne le contrôle. Je suis différente, Alexander me l’a dit. Je ne me plie pas à ses envies et ça vexe son petit égo. Je jubile. Elle ne m’aura plus. Je ne répondrai plus à ses provocations.
Je m’apprête à enfin quitter l’habitacle, déterminée à conserver mes résolutions mais c’est sans compter sur la brune qui me retient en attrapant mon poignet. Je soupire bruyamment et me tourne vers elle.
- Retire ta main, Crystal, ordonnai-je.
Ses iris s’assombrissent et ses traits se tendent. Je crois qu’elle n’a pas l’habitude qu’on essaie d’avoir de l’autorité sur elle. Comme pour confirmer mes dires, elle raffermit sa poigne.
- Arrête !
Elle continue de me fixer sans rien dire, appuyant un peu plus ses doigts à l’intérieur de mon poignet.
- Putain, tu me fais mal ! m’exclamai-je en tirant violemment mon bras pour me dégager.
Et c’est reparti. Ce sourire narquois que je hais tant se retrouve à nouveau plaqué sur son visage. Je secoue brusquement la tête pour empêcher ces images qui me terrifient de refaire surface.
- Lâche-moi, s’il te plaît, la suppliai-je, à bout.
Elle détache un à un ses doigts, laissant apparaître la marque rouge de sa main sur ma peau. Je me hâte de remonter l’allée et me rue vers ma chambre.
- Ange ? m’interpelle Lennon du haut des escaliers.
- Oui ?
- Tu pleures ? me demande-t-il.
- Quoi ? Non. Bien sûr que non.
- T’es sûre ?
- Promis, Leny, le rassurai-je.
En une seconde, il détourne son attention de moi et court vers sa grande soeur.
- Tu viens jouer dehors avec moi ?
- J’arrive.
Lorsque je m’apprête à me détourner, je pose une dernière fois mes yeux sur elle. Bouche bée, j’observe le sourire qu’elle me renvoie, il semble si sincère. Presque angélique. Une forte envie de disparaître me prend.
Je monte dans ma chambre et m’appuie contre ma porte une fois que je l’ai verrouillée. Ma respiration rapide me coupe le souffle et je passe frénétiquement ma main dans mes cheveux pendant que ma jambe droite tressaute nerveusement.
- Je t’ai dit que je ferais de ta vie un enfer, petit ange, souffle sa voix de l’autre côté du couloir.
Le souffle court, je me jette sur mon téléphone pour envoyer un message à Lina en retenant un sanglot.
Ange - 8h52 : C’est un cauchemar. Tout recommence, Lina.
Les minutes passent et je finis par entendre les rires de Lennon dehors. Jetant un coup d’oeil par la fenêtre, je l’aperçois, un gant à la main, rattrapant les balles que Crystal lui lance. La jeune femme semble si paisible et adorable comme ça. Comment est-ce possible d’avoir deux facettes si différentes ?
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