Un banquet hors norme
Si le grand brun aux tablettes de chocolat avait su un seul instant ce qui l’attendait, il aurait fait demi-tour. Mais comment peut-on refuser une telle invitation ? Comment s'échapper quand on a déjà la serviette autour du cou ? Arielle l’avait prévenu. Quand on monte sur le plongeoir et que l’on saute dans le vide à moins d’être le descendant de Poséidon, peu de chance de ne pas boire la tasse. Voilà donc notre bel apollon, dans son mini slip qui avance vers le bord de la planche. Il attend, il réfléchit. Soit, il met les pieds dans le plat, soit il prend ses cliques et ses claques.
Dans le bassin azuréen aux reflets argentés, Shark et ses acolytes aux dents acérées patientent, leur festin se présente enfin. Il y a son cousin Mako le plus marteau, toujours prêt à se mettre sous la dent la moindre rata qui passerait par là. Blanca, avec ses yeux éclatants, attend tapi dans l’ombre que son casse-croûte fasse escale entre ses denticules pour le cisailler à chaque bouchée. D’ordinaire, les requins se contentent de ce qui leur passe sous le nez, là la chaire de cet audacieux, leur met préféré, tendre et délicieux les comblera pour quelque temps. Servi sur un plateau d’argent, ils n'en espèrent pas autant. Pourtant tout s’annonce pour le mieux et s’en lèchent les babines.
Autour d’eux, des petits poissons frétillent. Pour une fois, ils ne finiront pas en friture. Ils s'en accommodent sans mal et défient leurs prédateurs. Oscar le plus bavard s’avance et nargue le chef de l’escadron en entonnant une chanson que reprennent en chœur tous ses potes pour l’occasion :
Les petits poissons dans l'eau
Nagent, nagent, nagent, nagent, nagent
Les petits poissons dans l'eau
Nagent aussi bien que les gros.
Un banc de daurades accompagne sans hésitation notre boys band d’esturgeons, tous prennent un minimum d'assurance et se lancent en fredonnant cette comptine avec dérision. Un peu de piment dans leur journée à tourner en rond dans la mer s’avère une pause salutaire.
Belle Daphné, sirène aux écailles dorées, fricote de son côté avec le livreur de chez Frichti, un homard au regard de braise. Pas sûr qu’en cette fin de soirée, le crustacé lui offre de quoi satisfaire sa fringale passagère. Tout le monde sait que si sirène chante, vite on déchante et on se retrouve coincé entre deux tranches. Il dépose son paquet à la cambuse et se tire ailleurs sentant qu’il est temps pour lui de prendre la poudre d’escampette. À la cantine du mess, il se plaît à être le premier à table. À cette heure, il ne refuse pas de perdre sa place de leader et ne serait pas contre d'être au pied du podium pour la cérémonie des fleurs. La médaille en chocolat lui siéra à merveille, songe-t-il en filant à l’anglaise.
En cascade, les hourras se déversent des tribunes, les goélands ne perdent pas une miette du futur spectacle, le banquet s’annonce des plus épicés. Qui aura le dernier mot quand tous lèveront leur verre pour trinquer au héros ? Les mouettes rieuses jacassent en terrasse, attendent avec classe dans leur tenue d’apparat qu’il se lance avec audace. Henriette, l’aigrette au plumage cendrée, espère qu’il ne restera pas en carafe. Elle en a vu plus d'un se débiner, pédaler dans le semoule le moment venu. Jeannette, haute comme trois pommes, se montre plus discrète. La bécasseau souhaite qu’il ne finisse pas en lambeau. Mais elle sait très bien que son avis compte pour du beurre. Comme tout un chacun, elle attend le signal.
Le vent veut se mêler à la fête, les alysées appuient sur le champignon. Wally, la baleine à bosse annonce sans peur à ses congénères qu’il s’agit d’une tempête dans un verre d’eau. Si l’ouragan n’y allait pas avec le dos de la cuillère, la cérémonie serait remise. Hier, aujourd’hui ou demain la manœuvre serait similaire. Après tout le bel adonis, ce n’est pas de la petite bière aime à lui dire son voisin l’éléphant de mer. Très terre à terre, Ophélie, l’otarie s’amuse à souligner sans sourciller qu’il est la crème de la société, celui que tous voudraient avoir à ses côtés pour le dîner.
Maquignon, le tétrodon est aux manettes. Il traîne des casseroles que certains ne voudraient pas et pourtant rien ne le désole. Son égo s’en réjouit. Encore une fois, il ne fera pas la fine bouche et compte bien gagner sur tous les tableaux en misant sur les bons chevaux. Avec son ami Jacques la rascasse, ils manigancent. Les deux compères sont tenaces. Pas folles les bêtes, ils savent qu’à la fin, il n’y aura qu’un seul gagnant. Dans cette bouffetance, le plus vorace n’en fera qu’une bouchée mais c’est sans compter que le plus petit à la meilleure côté. Aussi s’il venait à esquiver cela mettrait du beurre dans leurs épinards. Aux royaumes de la gastronomie, les grenouillages sont de légions. Chaque banquet est occasion de se remplir les poches, tant qu’il y a la graille pour faire ripaille.
Les commères Seco la sèche et sa copine Bacalao la morue s’en donnent à cœur joie, au menu des agapes elles trouvent à sustenter leur appétit. Aux premières loges, les sournoises manœuvrent avec subtilités, chez elles on ne mélange pas les torchons et les serviettes. Elles n'hésitent jamais à remettre le couvert. Elles n’ont pas inventé le fil à couper le beurre, cependant à chaque office, l’une et l’autre se gavent avec délice de chaque part du dessert qui leur est offert. Manta, la raie ne les supporte plus depuis belle lurette, leurs paroles sibyllines l’agace. Pas moyen d’avoir la paix, elle bouffe tout l’espace. La combinaison de leurs langues de vipères devient rapidement un calvaire. Ces vieilles croûtes magouillent et répandent en surface leurs encres indélébiles. Les convier à une telle frairie est un supplice. Dans leur tambouille chacun se noie, et bois la calice jusqu’à la lie.
Schildkröte, la tortue bicentenaire, sage parmi les sages, s’installe à la table des invités. Le silence envahit les lieux. La bombance peut débuter. Roulement de tambour, la bande d'épicuriens attend le grand moment. Tous les yeux se tournent vers les cieux. Le bel apollon au teint de pêche, à la peau de velours, aux tablettes de chocolat va s’élancer. Son avenir ne tient qu’à un fil, le suspens est à couper le souffle. Le suspens est à son comble. Toute l’assistance le dévore des yeux, Arielle retient son souffle. Il prend son impulsion et…
— Mon amour, réveille-toi, on passe à table.
Attrape rêve
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