Insidieusement
Et puis un beau jour, au beau milieu de la rue, voilà qu’elle vous engouffre à nouveau. Vous ne l’avez pas vue venir. Vous étiez en train de compter vos pas, ou le nombre de voitures rouges, ou bien vous vous étiez réfugié dans un souvenir plaisant, ou dans un projet futur qui vous tient à cœur et elle vous a débusqué jusque-là. Elle ne s’embarrasse pas de manières, cette fois-ci. Pas d’approche sournoise ou en tapinois. C’est une vague glacée qui vous emporte. Les couleurs s’affadissent, les sons disparaissent. Toutes vos stratégies, toutes vos protections sont mises à bas en un instant. Vous les aviez assemblées avec tellement de soin !
Vous vaciller. Vous essayez de vous persuader que la brume va passer, comme la dernière fois, et possiblement la fois d’avant, celle à laquelle vous n’aviez pas fait attention et toutes ces petites alertes qui vous paraissent désormais si évidentes mais que vous aviez négligées. Une partie de vous voudrait se laisser tomber au sol. Laisser le froid et l’humidité vous envahir et ne plus bouger, jamais. Ce serait plus simple. Vous restez paralysé devant cette possibilité. Autour de vous, le monde enfle. À moins que ce ne soit vous qui rétrécissiez. Le sol se distord. Même les feux de signalisation arborent un air menaçant. Le monde entier semble vous reprocher d’exister. Vous essayez de prendre une longue inspiration. Avec le peur d’air qui passe vos lèvres, vous vous ramassez comme vous pouvez et vous avancez. Vous n’êtes pas très loin de chez vous. Une fois rentré, tout ira mieux. Vos mains accrochent la porte de l’immeuble comme une bouée de sauvetage. Votre cœur manque d’exploser quand vous arrivez à votre étage. D’abord de joie, puis de détresse, lorsque vous réaliser que cela n’a servi à rien. La brume ne s’en va pas. Elle ne s’en ira plus. Vous auriez dû le réaliser bien avant.
Au début, cela vous panique. Vous essayez d’en parler. Sûrement, vos amis sauront vous aider. Sûrement, ils ont remarqué ce froid humide qui vous suit partout où vous allez ? Vous vous forcez donc à ouvrir la bouche, à en extirper les mots comme autant de grenouilles pesantes et froides. L’aveu de votre faiblesse. “Tu sais, ces derniers temps, ça va pas très bien.” Cela vous paraissait si simple, tant que la phrase n’avait pas quitté votre esprit. Vous avez l’impression d’avoir brisé un tabou, une règle implicite. Pourquoi ne répond-t-on jamais “Non”, quand on vous demande “Ca va ?” La question vous apparaît soudain vitale. Vous scrutez le visage de la personne assise en face de vous. Vous essayez de lire sa réaction dans le clignement de ses yeux, la manière dont sa bouche se tord, à travers les effluves blanche.
Certains dissipent votre aveu d'un revers de la maim. Ils ne voient pas son importance. Eux aussi ont des problèmes. Ou alors, on parle de vous. Vous allez toujours bien. Ça ne peut pas être si grave. D'autres vous assurent qu'ils comprennent. Ça leur est arrivé, aussi. Vraiment ? La brume les a saisis aussi ? Oui, oui, et un tour dans les bois, et ils se sont tout de suite sentis mieux. Ou du yoga. Ou un peu de méditation, ça leur fait un bien fou, la méditation. Avez-vous déjà essayé ? Vous aimeriez objecter que ce n'est pas pareil. Que la brume est là et qu'elle se repaît se leur incompréhension, qu'elle les peint sous les traits de l'indifférence. La marche en forêt était terrifiante, le yoga une épreuve de volonté. Mais cela vous a déjà tant coûté de formuler sa présence. Vous ravalez vos mots. Ils chutent comme des pierres au fond de votre estomac. Peut-être ont-ils raison ? Peut-être devriez-vous essayer encore ? Après tout, pourquoi pas ? Le lendemain, vous essayez de méditer. Vous choisissez le moment le plus propice. Vous vous installez confortablement, ou du moins aussi confortablement que vous le pouvez. Vous inspirez, vous expirez quatre temps, puis huit temps. Jusque-là vous tenez le coup, vous en êtes presque optimiste. Puis les instructions vous expliquent que vos soucis sont légers. Qu'ils s'éloignent. Que vous laissez vos pensées flotter au loin.
Vous faites de votre mieux, mais vous commencez à vous demander si vous n'avez pas raté une étape, ou s'il n'y a pas quelque chose de fondamentalement de travers chez vous. D'après la voix sois-disant relaxante qui sort de votre téléphone, vous flotter dans un océan de calme. En vérité, votre coeur s'emballe, tandis que vous essayez désespérément de chasser les lambeaux de brume où dansent tant de phrases et d'images faussement anodines.
Vous n'en pouvez plus. Vous rouvrez les yeux. La brume est toujours là, pas un centimètre plus éloignée de votre personne. D'après votre téléphone, à peine deux minutes se sont écoulées.
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