La Galère (Fin)

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Je peux vous dire que ça n’a pas traîné longtemps : Le lendemain même, les  grosses têtes de Làhaut nous ont envoyé deux de leurs gars, maillot de bain et verre fumés, bagues aux doigts et crème solaire, Ben alors les gars, qu'est-ce qu'il vous prend ! Quelque chose ne va pas ? Vous voulez qu’on en parle ?

Le type qui ramait à mes côtés avait une grande gueule, je l’ai déjà dit, et c’est pour cette principale raison que nous l’avons choisi comme porte-parole. Et il a été à la hauteur de ce qu’on attendait de lui le bougre, franchement, bleu de travail et cheveux gras, cales aux doigts et sueur sous les bras, il a fait face aux deux légumes marinés à l’huile solaire sans se démonter une seule seconde, écoutez la vie devient vraiment infernale ici. On en a marre d’être pris pour des cons. Hier encore le coup de rame valait deux points, c’était déjà pas grassement payé, aujourd'hui avec toutes vos conneries il n'en vaut plus qu'un virgule sept… C’est plus possible les gars, vous allez tous nous faire crever. Alors on vous prévient gentiment pour cette fois, mais si vous ne faites rien, on va tout vous casser.

C’est le gars sur la droite qui a réagi le premier. Il ne s’est pas du tout emballé face à la menace, au contraire, il est resté droit, souriant. Il a bien pris soin d’attendre un moment après le discours de mon collègue puis il s’est avancé doucement, en silence, tendant  à bout de bras une espèce de boite fendue au milieu, Je vous ai entendu les amis. Et je vous ai compris, croyez moi. Je pense que les Galériens attendent plus de liberté. Plus de pouvoir. Ils pensent qu’ils sont lâchés par leurs élites de Làhaut, qu’ils sont les grands oubliés des Dernières Avancées. Mais en vérité je vous le dis : Tout cela est faux les amis. Et je vais tout de suite vous le prouver. Regardez-moi : la solution à votre problème se trouve là, devant vous, entre mes mains. Je vais vous expliquer en deux mots, vous allez comprendre, c’est tout simple : Mes amis, Il-faut-que-vous-ramiez-autrement, voilà tout. Réfléchissez : si le coup de rame à gauche ne vous apporte rien, essayez donc le coup de rame à droite !

Brouhaha chez les rameurs, Ramer à droite ? Mais quelle idée ! Pas plus tard qu’hier on nous affirmait que c’était impossible, et aujourd’hui ça deviendrait une idée novatrice ? On voudrait pas nous faire bouffer des couleuvres dès fois ?, mais notre porte-parole leva les mains au-dessus de l’assemblée pour calmer les ardeurs et fit de nouveau face à l’individu planté devant lui avec sa boite entre les mains, et dites-nous un peu mon petit bonhomme : vous compter faire comment pour mettre en place un truc pareil ? L’autre en face, comprenant que nous avions mordu à l’hameçon, se fendit d’un large sourire, c’est toujours pas compliqué : il suffit qu’une majorité d’entre vous le veuille… Voilà, je vous ai tout dis ! Maintenant il me reste à vous laisser ma petite la boite, je vous la pose ici mais vous pouvez la mettre où vous voulez bien sûr. Chacun votre tour vous déposerez par la fente un morceau de papier où vous aurez préalablement inscrit "gauche" ou "droite". Je repasse dans deux heures, on dépouille et on en reparle.

Nouvelles clameurs dans l’assemblée, ça sent l’arnaque ce truc, je le sens pas bien, et puis au cas où, qui va changer les sièges de côté, hein ? C’est encore un truc pour nous ça, je le sens bien ! Comme si on n’avait pas assez de boulot comme ça ! En plus moi je vous dis que ça va casser toutes nos rames. Et on aura l’air fin, tiens, avec nos moitiés de manches et une galère arrêtée entre les pattes …

Néanmoins, tout le monde passa au vote dans un tumulte rempli d’excitation et de tensions diverses. Puis, bon gré mal gré, trois heures plus tard, après un dépouillement tumultueux, le verdict tomba, tranchant comme une guillotine: Il fallait bel et bien changer les rames de côté. Ça s’est tenu dans un mouchoir de poche, à deux, trois voix d’écart, pas plus, et c’est depuis ce jour que toute la galère s’est mis à ramer à droite. Les catastrophes annoncées ne sont jamais arrivés bien sûr, aucune rame n’a cassé sous nos efforts, la Galère n’a même pas ralenti et le passage des sièges de l’autre côté s’est fait sans trop de problèmes. En quatre équipes à peine, l’affaire fut définitivement bouclée.

Par contre la vie est restée toujours aussi difficile. Les types de Làhaut ont repassés le coup de rame à deux points dès la semaine suivante, c’est un beau geste que nous faisons en direction des Galériens, un geste fort, porteur d’un message très important : nous vous avons entendu. Nous reconnaissons votre implication, chers amis, et votre travail mérite notre sacrifice, nous en sommes convaincus, mais le DUPES[1] fut mis en place peu de temps après, l’idée de ce nouvel impôt étant de réguler le Marché de la Rame, mais dans les faits la charge a été très dure à assumer pour nous, on sait que c’est pas simple les gars mais ce n’est pas de notre faute, les types qui vous faisaient ramer à gauche ont laissé notre Galère en piteux état, croyez-nous, là on frôle la catastrophe mais dès qu’on sera revenu à l’équilibre, et je reste assez confiant sur ce point, je vous promets que le Marché de DUPES cessera aussitôt. Je veux bien les croire, mais ça fait maintenant des années que ça dure, le DUPES est toujours en place et au bout du compte je suis presque persuadé que l'on y a perdu au change. Il faudrait que je recalcule ça plus sérieusement lorsque j’en aurais le temps.

Bien sûr, quelquefois, je me surprends à rêver. Certains jours de vent et de tempête, ou notre tâche s'alourdit encore, j'aimerais lâcher un instant ces fichues rames, ne serait-ce que quelques heures, et monter faire un tour Làhaut, juste pour voir comment ils la vivent, eux, cette putain de crise. Parce que toute cette sueur, toutes ces souffrances que je partage avec les autres, c’est quand-même pas pour rien. Ça doit bien profiter à quelqu’un. Peut-être, après tout, qu’ils sont tous tordus Làhaut. Qu’ils n’y en a pas un pour penser un peu à autre chose qu’à l’orientation de son petit cul face au soleil.

Moi, je ne suis pas instruit. Comme je l’ai dit, je suis né Galérien, je mourrai Galérien. C’est comme ça. C’est ma vie. Mais ça ne m’empêche pas pour autant de réfléchir. Et je me dis qu’en fait, depuis toujours, c’est du rêve qu’on nous vend. Et c’est cette saloperie qui germe en nous, parce qu’on n’a rien d’autre que ça et notre misère. C’est ça qu’ils récoltent, ces chiens de Làhaut, jour après jours. Nuit après nuit. Nos rêves, lorsqu’ils sont bien mûrs, juste avant qu’ils meurent. Autant de diamants savamment extraits de notre souffrance. Car si on cherchait un peu ce qui se cache derrière les règles que ces cinglés ont mis en place, on comprendrait vite ce qui se trame : ramez à gauche ? Vous tournerez en rond les gars, vous ferez des cercles dans l’eau toute votre vie, c’est comme ça. Ça, c’est le vrai langage, sans langue de bois. Pour faire plus court : Ramez à gauche, et vous n’arriverez nulle part… Ramez à droite ? Ce sera exactement la même chose, vous arriverez exactement au même endroit : nulle part. Alors que si… Franchement : Si  la moitié des Galériens se remettait à ramer à gauche, alors que l'autre moitié continuerait de ramer à droite, je suis presque sûr qu’on cesserait de tourner en rond. Alors seulement, la proue fixée droit devant, nous aurions peut-être la chance de voir un jour l'horizon venir à nous. Mais je garde tout ça pour moi. Je ne dis rien à personne, je passerai pour un fou. Le peux que je dis déjà fait sourire l’autre crétin écervelé qui rame à mes côtés. Lorsqu’il ne me traite pas de vieillard sénile de vive voix, arrête un peu de radoter Papy, c’est pas comme ça que tu feras avancer la barque, je le lis dans ses yeux chaque fois qu'il tourne sa tête vers moi. Il ne voit pas les choses changer. Trop jeune, ce con. Alors je vais continuer ce pour quoi je suis fais, sans rien dire, sans me plaindre, en attendant que ce soit mon tour de crever. Après tout, je ne suis qu’un rameur, rien de plus. Et un rameur, ça ne pense pas.



[1] DUPES : Don Unifié Permettant l’Expansion de la Société

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