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Deux silhouettes dansaient, leur peau si pâle qu’elle semblait scintiller dans la pénombre. Pareilles à des apostrophes de chair, deux femmes nues comme d'antiques dryades, se contorsionnaient sans discontinuer, prises dans une étrange transe. Elles évoluaient en cercle, se tordant d’avant en arrière, exposant à son regard toutes les coutures de leur carnation. Elles auraient pu être désirables, se dit-il en les contemplant, si leurs gestes avaient été moins bestiaux. Partout, la marque animale se retrouvait dans leur façon de plier les jambes et les coudes, de bouger leur cage thoracique. Elles portaient dans leur corps et leur attitude quelque chose de profondément primitif. Brut. Il ne ressentait cependant aucune peur, à peine un vague malaise, plus initié par sa position de voyeur que par leur comportement. Elles ne faisaient de toute façon aucunement attention à lui, accaparées par un objet sanguinolent au milieu d’elles. Qu’était-ce donc que cette discordance pourpre dans le panorama lavé de toute couleur ? Il ne le comprit pas tout de suite. Elles le faisaient virevolter de l’une à l’autre, joyeusement de prime abord, puis de plus en plus férocement. Le rouge déteignait sur les femmes à chaque enlacement. Il réalisa soudain que l’énigmatique colifichet était un tronc humain, le reste souillé d’un torse masculin. Couturé d’entailles, les poils de la poitrine coagulés par le sang encore frais, un bras était arraché à l’épaule tandis que l’autre pendait mollement au gré des mouvements sauvages que lui infligeaient ses meneuses. Il ne ressentit aucun dégoût, mais une fascination accrue pour le spectacle qui se tenait devant lui. Confusément, il comprenait que ce n’était pas une réaction normale, qu’il aurait dû éprouver de la répugnance devant la charogne suintante et le manège effroyable des personnages en face de lui. Mais il lui semblait assister à quelque chose des plus intimes, de sacré, presque.
La macabre sarabande s’était maintenant muée en une lutte terrible entre les deux femmes. La plus maigre, côtes saillantes, s’acharnait sur le vestige humain, lacérant le buste de ses ongles tandis que la seconde, arborant un rictus de louve, tentait de l’attirer à elle et de le protéger dans une étreinte quasi-maternelle. Brisant soudain l’inquiétante valse, la famélique femelle déchira d’un seul coup de dent le ventre verdâtre du cadavre, et d’un mouvement étrangement gracieux attrapa les entrailles pour les enrouler autour de son cou, comme s’il s’était agi d’un boa de plumes. Elle fit tournoyer le torse autour d’elle, animant du même élan tous les muscles sous sa peau, indifférente aux ruissellements gluants qui s’écoulaient sur sa propre chair. Les sons ne lui parvenaient pas, mais il imaginait sans mal le bruit mou et écœurant des tripes battant la cadence sur les seins de la danseuse.
Toujours dissimulé par les ombres, il était envoûté par le balancement hypnotique du bras restant du mort, qui s’agitait sans force, sans autre volonté que celle de sa tortionnaire. Voilà donc la furie, la colère brute et sans atours, l’acte barbare devenu beau parce qu’il est cru et authentique. Parce qu’il est vrai, dans toute son horreur. De sa position privilégiée, il avait l’impression d’espionner un rituel à la poésie sanglante, interdit à son entendement en ce qu’il appartenait irrémédiablement à ces deux principes féminins.
Mais la seconde femme n’en avait pas terminé. Alors que son double tourbillonnait toujours, elle s’était ramassée sur elle-même, tous les membres tendus. Elle avait le visage plus doux et les courbes plus voluptueuses, mais son regard exprimait une détermination fauve, rendue plus effrayante encore par la vivacité de sa force. D’un bond félin, elle tomba sur sa rivale et écarta le bout de viande de son giron, ramassa les intestins pour les replacer consciencieusement dans la cavité abdominale avant de déposer le buste au sol, les gestes empreints d’une infinie tendresse. Une fois sa tâche achevée, elle se releva face à la femme décharnée. Elles restèrent ainsi à s’observer de longs moments, en miroir. Puis, dans un synchronisme alarmant, elles se prirent toutes deux par les épaules et s’éloignèrent bras dessus bras dessous, avant de disparaître à l’horizon.
Il n’osa pas bouger tout de suite, craignant qu’elles ne reviennent, ou que ses muscles puissent le trahir, le laissant choir lourdement dans un fracas épouvantable. Il avait toutefois l’intime conviction que la morbide liturgie était conclue, que leur intérêt pour le torse s’était évanoui en même temps que leurs silhouettes. Il n’était plus un intrus.
Alors, il se redressa, constatant avec surprise que nulle fatigue n’appesantissait sa personne. Il se sentait plus léger, même, il n’avait plus peur de tomber. Il s’approcha prudemment de la dépouille luisante d’hémoglobine restée à terre. De toute sa hauteur, il contempla avec émotion la charogne suppliciée. Ce corps avait-il porté une tête, une âme ? Avait-il aimé, avait-il souffert ? Comment était-il mort et où était passée sa mémoire ? Il voulait prononcer quelques mots, mais bafouiller de dérisoires paroles lui semblait bien vain, importun surtout. Bientôt, il ne resterait plus de cette ruine que des os, des os d’une blancheur aussi éclatante que l’épiderme des deux femmes. Des os sans désir ni passion, incorruptibles, que la terre engouffrerait avidement, les portant en son ventre comme les restes d’un enfant qui fut et ne sera plus. Apaisé, il s’allongea près du buste. « Moi aussi », songea-t-il, « je ne serai qu’une trace anonyme, une plaie du temps ».
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