Deux petits vieux

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Marcel et Alphonse se retrouvèrent au bar du coin, comme tous les samedis depuis huit ans. Marcel arrivait vers dix-huit heures, un petit peu avant Alphonse qui devait aimer se faire désirer et se montrait dix minutes plus tard. Ou peut-être affectait-il de ne pas paraitre dépendant de ce rendez-vous : « J’y vais, mais quand je veux ».

Le fait que l’un se présenta toujours à dix-huit heures et le second à dix-huit heures dix confirmait l’importance que chacun y attachait, mais sauver les apparences demeure, à tout âge, un travail aussi exigeant qu’inutile.

– Pierre, tu mettras un demi à Alphonse s’il te plait. Sur mon compte.

Pierre, le fils du couple d’Auvergnats propriétaires, apportait alors un demi à Alphonse. Comme tous les samedis, Marcel offrait le premier verre.

Ensuite, Pierre s’en était amusé au début, chaque petit vieux racontait sa semaine, mais sans écouter l’autre. Ils monologuaient en même temps :

– Je suis allé chez le gastrologue lundi, commença Marcel.

– Et ma fille est venue diner, je lui ai préparé… commença Alphonse.

– Un cancer de l’estomac qu’il m'annonce, alors tu penses si…

– J’étais content quand elle m’a avoué que ça lui rappelait son enfance parce que...

– Je n’aurais pas le temps de retomber en enfance, je serai parti avant...

– Et elle est revenue pour me dire à quel point elle m’aimait.

La teneur des échanges ne variait jamais. Marcel détaillait des horreurs semaine après semaine et Alphonse étalait ses joies et ses bonheurs. Même lorsque les rôles s’inversaient, que Marcel trouvait un maigre plaisir à conter et Alphonse un faible malheur à décrire, il semblait à Pierre qu’Alphonse le vivait mieux que Marcel.

Leur petit manège se continuait lorsque Alphonse remettait sa tournée, mais l’importance des sujets tendait à diminuer :

– Je suis entré dans une librairie et j’ai demandé le catalogue de « La Pléiade », recommençait Marcel.

– Je me suis procuré l’intégrale de Beethoven en 5.1 parce que, recommençait Alphonse.

– Avant j’en achetais trois exemplaires en mai, mais depuis que j’ai dû me refaire les dents, je n’ai plus les moyens.

– De les réécouter avec un système de son renouvelé, un vrai bonheur de…

– Je ne peux plus mais que veux-tu, c’est la vie, continuait, Marcel en souriant.

Marcel souriait toujours en énumérant ses malheurs. Un sourire discret mais sincère qui partait des lèvres pour remonter jusqu’aux yeux. Yeux que Alphonse avait plissés en permanence, non par la contrariété, mais par la concentration.

Enfin, vers les dix-neuf heures, inlassablement, Marcel proposait, entre deux soliloques, à Alphonse de reprendre un verre. Invariablement, Alphonse se faisait prier, simulait celui qui a assez bu. Les premières fois, Pierre s’était demandé pourquoi il surjouait autant son rôle.

– Non, mais c’est vraiment parce que tu insistes.

C’était son code pour signifier qu’il n’en paierait pas une autre. Et chaque semaine, Marcel, qui n’avait plus les moyens de s'offrir un livre de « La Pléiade », dépensait un vingtième de livre de « La Pléiade » en bière, pour acheter un peu de temps avec celui qu’il savait ne pas être son ami. Et Marcel, qui écoutait ses intégrales de Beethoven sur un système à plusieurs milliers d’euros souriait au fond de lui de cette bière qu’il croyait arracher à celui qu’il n’aurait jamais considéré comme son camarade. Les années passant, il avait poussé le vice jusqu’à boire cette bière presque cul sec et s’en recommander une pour lui. Il sortait alors des pièces, de la petite monnaie pour bien signifier qu’il n’avait plus rien et lançait, tandis que Marcel attaquait la seconde moitié de son verre :

– Pierre, tu peux me remettre un demi ?

Lorsque la boisson arrivait sur le comptoir, Alphonse poussait les pièces, insistait lourdement :

– Il y a assez, j’espère ? Parce que…

Il ne finissait jamais sa phrase. Puis il prenait sa pression, tapotait l’épaule de Marcel :

– Bon, allez, je te dis à la semaine prochaine, et il se dirigeait vers sa table.

Après avoir joué la comédie de l’homme à court d’argent, il commandait, dans le même bar restaurant, sous le nez de Marcel, des huitres, un turbo en sauce, des profiteroles et un excellent vin. À sa place habituelle, Alphonse apercevait Marcel, mais uniquement de dos. Ce qui lui allait très bien.

Pierre lui, observait les deux petits vieux. Alphonse, satisfait, et Marcel, qui délaissé, paraissait oublier qu’il se trouvait dans un lieu public.

Chaque samedi, à l’heure où Alphonse le délaissait pour aller manger, à l’heure où Alphonse l’abandonnait après lui avoir soutiré une bière, Marcel était rendu à sa solitude infinie. Le moment se révélait si insoutenable pour lui que toutes ses barrières semblaient céder. Pierre pouvait voir la lutte intérieure pourtant : le visage qui s’affaissait, les yeux qui papillonnaient comme pour vérifier que personne n’avait rien remarqué, et la tristesse, l’infinie solitude qui revenait hanter ce petit vieux si isolé, que même entouré, il n’arrivait pas à créer de lien. Si habitué à raser les autres qu’il n’osait plus leur parler, ou alors pendant qu’eux-mêmes discutaient pour ne pas trop les embêter.

Chaque samedi, à dix-neuf heures trente, Pierre observait la misère humaine et chaque samedi à dix-neuf heures trente, Pierre se jurait qu’il allait changer de métier. Et Alphonse se promettait qu’il arriverait à se faire payer un demi de plus la semaine prochaine et Marcel se promettait, se jurait solennellement qu’il s'offrirait le cadeau de ne plus être un poids pour personne. Chaque samedi.

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