L'écrivain qui ne voulait pas mourir

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– Je suis en train de mourir.

– Quoi ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

– Je ne peux pas écrire. Et j’en crève.

– Ahahah, il faut tout le temps que tu exagères. T’as un boulot, c’est déjà bien. Allez, à la semaine prochaine.

C’est ainsi que Sam quitta Alex, le laissant seul, au comptoir, devant sa bière.

Alex observa le lieu. Un bar comme il en existait tant à Paris. Un de ces bars où il se sentait toujours isolé, même lorsqu’il était entouré. Cette solitude, il n’ignorait pas que tous les êtres humains la subissaient. Il savait qu’il demeurait aussi imperméable à la souffrance des autres, qu’eux l’étaient à la sienne. Mais parfois, parfois il se prenait à croire que lui, parce qu’il écrivait, voyait un peu mieux, un peu plus, un peu plus loin.

Et surtout il rêvait que les autres, pas tous les autres, mais les quelques autres qui lui restaient chers, comprendraient, arriveraient à appréhender que ce qu’il ne pouvait pas assouvir le tuait.

Il avait lu un jour un auteur expliquant qu’il ne fallait pas écrire si ce n’était pas une question de vie et de mort. Une question de vie et de mort. Ce n’était pas rien tout de même. Cette phrase l’avait paralysé. Il avait quinze ans lorsqu’il l’avait découverte. Quinze ans, l’âge des possibles, où le monde explose d’opportunités. Et cette phrase l’avait détruit. Il avait quinze ans, il n’avait rien créé et il vivait. Son existence même prouvait qu’il n’était pas un vrai artiste.

Il s’était malgré tout assis devant sa vieille machine, avait mollement commencé à taper quelques mots, n’y croyant déjà plus. Il avait aligné quelques banalités, relu, pleuré, jeté, déchiré, repris. Les jours passaient, il s’y consacra de moins en moins et il ne mourait toujours pas. Il n’était pas écrivain.

Vingt ans plus tard, il comprendrait que ce n’est pas la phrase qui l’avait détruit, mais bel et bien lui qui l’avait saisie comme une excuse. Une excuse pour ne pas tenter, ne pas essayer, ne pas rater. Cette phrase lui avait servi de bouclier contre l’existence. Une phrase échappatoire : « Je n’écris pas parce que ce n’est pas une question de vie ou de mort ». Et il avait traversé son existence en spectateur, à la recherche de ce qui pouvait bien constituer une question de vie ou de mort pour lui.

Il avait affronté déprime, dépression, alcoolisme, tentative de suicide, fuite en avant, sans jamais trouver, sans jamais progresser. Pire, plus les années passaient, plus il lui paraissait s’éloigner de sa quête. Il en était arrivé à vouloir rester au lit, sans but, puisque rien n’était pour lui, une question de vie ou de mort.

Ses proches, comme nous tous, ne cherchaient pas à savoir ce qui n’allait pas, mais aspiraient à débusquer une preuve ici ou là que la situation demeurait sous contrôle, aussi normale que possible. « La vie, c’est pas simple », « On peut pas toujours avoir ce qu’on veut », ces petites phrases, banderilles plantées dans l’égo du malade, le détruisaient.

Son incapacité à transmettre son désarroi, l’injustice qu’il en ressentait, accélérait un peu plus son processus d’auto-destruction. « COMMENT EST-CE POSSIBLE QUE MES PROCHES NE COMPRENNENT PAS QUE JE SUIS EN TRAIN DE MOURIR ? », « POURQUOI EST-CE QUE JE N’ARRIVE PAS A LEUR FAIRE COMPRENDRE MA SOUFFRANCE ? ». Selon les jours, il les blâmait eux ou lui, mais le résultat ne variait pas : il souffrait et abandonnait.

Au bord du précipice, il regarda l’arme sur la table. Elle était chargée. Le cran de sécurité ôté. Il n’avait qu’à la prendre, la poser sur sa tempe et presser la détente. Il avait vérifié sur internet et, dans un cas comme celui-là, avec un pistolet de ce style, le taux de décès avoisinait cent pour cent. Pas de miracle, pas non plus de survie handicapante. Juste la libération au bout du doigt. Il saisit l’arme, la porta à sa tempe, posa l’index sur la détente. Et alors qu’il formait dans son esprit l’ordre pour appuyer, pour se donner le courage, lui revint cette phrase qui l’avait hantée toute sa vie : « Si ce n’est pas une question de vie ou de mort, n’écris pas ». À quel moment serait-ce plus une question de vie ou de mort qu’à cet instant précis ? La révélation lui fit lâcher l’arme. En transe, il alluma son PC et se mit à écrire, toute la nuit, et ne mourut pas ce jour-là.

Le lendemain, il continua et le jour suivant. Il avait compris le sens de la phrase. Il se trouvait exactement dans la situation qu’évoquait l’auteur. Ne pas écrire le tuait. Pas d’un coup. Mais à petit feu. Du haut de ses quinze ans, il avait vu une sanction binaire. Et puisqu’il ne tombait pas, foudroyé pas la muse de la littérature, il n’était pas écrivain. Aujourd’hui, dans sa quarantaine il comprenait : « si je n’écris pas, je meurs un peu tous les jours. Jusqu’à ce que j’en crève pour de bon ».

Cette illumination le remit en selle. Il lui fallait créer pour ne pas expirer, la chose se révélait aussi simple que cela. Mais une autre vérité s’insinua dans son esprit : il avait vécu vingt ans loin de sa vocation parce qu’il avait mal appréhendé une phrase. Cette découverte le replongea dans l’immobilisme. Comment avait-il pu perdre vingt ans aussi bêtement ? Il faillit sombrer à nouveau, mais comme il continuait à écrire beaucoup, tous les jours, il finit par reprendre le dessus. Délaissant le passé, oubliant le futur pour se concentrer sur le présent. Son présent se comptait en nombre de caractères, en pages relues, en pièces terminées, en scénarios envoyés, en livres publiés. Chaque jour apportait sa petite pierre à l’édifice. Jour après jour après jour, il ajoutait des mots à sa vie. Il vivait.

Il observait sa situation avec une lucidité rare : chaque mot qu’il créait, chaque phrase qu’il inventait, prolongeait son existence.

Mais, comme 99 % de ses camarades auteurs, il ne vivait pas de sa prose. Ni de près ni de loin. Il n’aurait pas su dire d’ailleurs s’il arriverait à en vivre un jour ou l’autre. Mais, grâce à une petite rente, il avait réussi à se ménager un tiers temps. Il travaillait douze heures par semaine, ce qui lui laissait assez de temps pour écrire. Pour écrire assez pour ne pas mourir. Jusqu’à ce que cela ne suffise plus. Jusqu’à ce qu’ils enchainent les tuiles couteuses. Jusqu’à ce qu’il se retrouve avec un deuxième travail après avoir perdu son appartement au loyer très avantageux, jusqu’à ce qu’il finisse avec un emploi normal, avec des horaires intenses et désastreux pour son rythme d’écriture.

Et lorsqu’il évoquait sa nouvelle situation, à sa famille, sa femme, ses proches, tout ce qu’il entendait était : « Allez, c’est pas la mort. Et tu as bien profité ». Les retours, unanimes, l’étourdissaient. Un seul de ses amis avait pris la mesure de la chose. Un seul de ses amis avait perçu le drame dans sa voix, un seul de ses amis avait vu la mort. Les autres avaient balayé l’évolution d’un glacial : « Tu en as bien profité ».

Alex s’interrogeait sur ses proches, sur leur manque d’empathie. Parce qu’écrire ne représentait rien pour eux, ils considéraient que l’en priver ne lui ôtait rien. Allaient-ils lui dire, lorsqu’il leur annoncerait un cancer généralisé, qu’il en avait bien profité ? S’ils le voyaient s’étouffer, plutôt que lui tendre une bouteille d’oxygène lui lanceraient-ils : « T’en as respiré bien assez » ?

Ce décalage macabre le renvoyait à sa solitude. Une solitude renforcée par ce sentiment de proximité. Lui revenait en tête une autre phrase, de Robin Williams : « Il n’est rien de pire que d’être entourés de gens qui vous font vous sentir seul ».

Il tentait de déterminer la part de pathos, d’exagération qu’il mettait dans ses réactions. Il connaissait sa tendance à l’emphase. Il savait aussi qu’il avait vécu vingt ans dans le coma, sous hypnose, en apnée. Après trois ans à respirer enfin, il ne pouvait plus abdiquer. Le renoncement rimait avec inacceptable. Et si les autres ne comprenaient pas, tant pis, il se passerait de leur aide, de leur jugement et, pour tout dire, de leur présence.

Non, il n’arrêterait pas d’écrire tous les jours. Mais pour écrire tous les jours, autant que nécessaire, il ne lui restait qu’une solution : y consacrer 100 % de son temps libre. Il quitta sa femme, coupa tous les ponts avec sa famille, ses amis. Et à celles et ceux qui arrivaient à lui parler et lui lâchaient sur un ton de reproche « Mais enfin, on ne se voit plus, c’est dingue. Ta présence nous manque. », il répondait : « Tu en as bien profité ».

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