Une mer calme
J'ai écrit ce texte en réponse à un défi de Marie Tinet. Je la remercie.
La photo qui a inspiré la nouvelle est ici : https://pbs.twimg.com/media/Ce3vZRVWsAAxZgf.jpg:large
Alex regardait la mer avec le sourire. Quelle paix, quelle beauté ! Lui qui était au bord de l'implosion quelques heures plus tôt, lui qui n'en pouvait plus de ne plus en pouvoir, observait désormais la mer, empli de sérénité. Il était bien.
"Je devrais venir plus souvent", pensa-t-il. Tout avait l'air si simple. Le bruit des vagues, le ressac, la mer à perte de vue et rien d'autre. Aucun problème, aucune angoisse, aucun stress.
Il porta la bière à sa bouche, continua à regarder la mer tandis qu'il absorbait une bonne rasade.
Lui qui se croyait si près de l'enfer en début de journée, se voyait maintenant à la frontière du paradis.
Il continuait à sourire.
Il leva la tête vers le ciel pour profiter pleinement du soleil et, après une bonne dizaine de secondes, reporta son regard sur la mer. Sur la mer qui toujours aussi calme et reposante charriait un cadavre.
Il ferma les yeux par réflexe, comme pour chasser une vision, mais lorsqu'il les rouvrit, le cadavre était toujours là. Un peu plus proche. Alex pouvait discerner une blessure dont le sang s'écoulait encore. L'idée de secourir le corps flottant ne lui vint pas à l'esprit. C'était un mort. Mais les morts ne saignaient pas.
La tension, le stress, l'angoisse revinrent à vitesse grand V. D'où venait ce cadavre ?
Instinctivement, Alex regarda autour de lui, comme un coupable. Mais coupable de quoi, se dit-il ? Je n'ai rien fait. Ce n'est pas moi. Je n'ai tué personne. J'étais là, je buvais une bière, tout allait bien. Pourquoi ?
Il voulut se lever, pour aller vers le corps sanguinolent ou pour s'enfuir, il ne savait pas encore, mais ses jambes refusaient de le porter. Il regarda son téléphone. Treize minutes, il avait profité de treize minutes d’accalmie, de répit.
La dépouille s'approchait doucement du rivage quand Alex devina une autre forme au large. Elle n'était pas là quelques instants auparavant. Le courant la rapprochait de la plage. L'angoisse l'étreignait, et il avait la certitude que, lorsque la forme serait assez proche pour qu'il l'identifie, il découvrirait un autre mort. Et de fait, deux minutes plus tard, alors que la mer venait juste de déposer le premier corps sur le rivage, la forme prenait l'aspect d'un macchabée, couvert de sang.
Toujours assis, Alex ne s'imaginait plus bouger.
Si un deuxième était apparu, pourquoi pas un troisième.
Et un troisième cadavre apparut quelques instants plus tard. Puis un quatrième.
Tous perdaient énormément de sang. Tous arrivaient de l'horizon et se déposaient presque aux pieds d'Alex, de plus en plus tétanisé.
Il ne pourrait jamais se lever, il en était désormais sûr. Au onzième corps, il pensa qu'il allait mourir sur cette plage à attendre le cadavre suivant.
Il commença à chronométrer l'intervalle entre les apparitions. Trois minutes vingt-six. Toutes les trois minutes vingt-six secondes, la mer faisait apparaitre un nouveau corps.
L'impossibilité de la chose lui fit penser qu'il rêvait, mais il eut beau se pincer, secouer la tête, rien n'y fit.
Au vingt-deuxième corps, plus d'une heure après le début des livraisons, il se mit à pleurer. Tous ces morts à ses pieds. Des hommes, des femmes, des vieux, des jeunes et même des enfants.
Il cherchait à discerner des traits, mais les visages avaient été mangés par les vagues. On distinguait encore la figure, mais pas les détails.
La vingt-cinquième dépouille le trouva dans un état proche de l'apoplexie. Alex avait peur de comprendre, il avait peur de commencer à prendre la mesure de l'évènement qui lui arrivait.
S'il y a un trente-deuxième corps, ça va. S'il y a un cadavre après le trente et unième, tout ira bien. Il tenta de sourire, mais seul un rictus navré apparut sur son visage.
Le trente et unième entra dans son horizon et les trois minutes vingt-six les plus longues de son existence s'égrenèrent. À trois minutes et vingt-sept secondes, il ne vit pas de macchabée, mais voulut croire que la nuit tombante l'empêchait d'identifier le trente-deuxième cadavre. À trois minutes quarante-cinq, il était clair que l'arrivée des dépouilles sanguinolentes avait cessé.
Il attendait avec une crainte incroyable que le dernier cadavre arrive sur la plage.
Il n'avait aucune idée de ce qui se passerait alors, mais il n'anticipait rien de bon.
De fait quand le dernier cadavre atteignit le rivage, ils se levèrent tous et commencèrent à marcher dans sa direction. Il réussit, dans un effort surhumain, à se lever, mais alors qu'il allait se retourner, il sentit des bras sur ses épaules, un souffle chaud dans son cou :
« Nous t’avions prévenu ».
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