Cent quinze ans de bonheur
Jeanine emmerdait la terre entière depuis cent quinze ans. Une endurance qui finit par payer et lui offrir le statut convoité de doyenne du monde. Statut précaire, obtenu grâce à Xiang Ping, la précédente matriarche ayant avalé son dentier. Elle doutait de l’âge de cette Chinoise. Avec les bridés, on ne pouvait jamais savoir, s'énervait-elle. Mais Xiang était canée et Jeanine, état civil régulier en main, pouvait prouver sa qualité à tout l'univers. Doyenne la Jeanine, doyenne des cons.
Avec l'âge, les rides, les déformations avaient imprimé un rictus permanent sur son visage. Le troupeau qui défilait pour la féliciter en déduisait qu'elle souriait à la vie qui le lui rendait bien. Jeanine se marrait certes, mais parce qu’elle se moquait :
– Ah ! les imbéciles. Regarde-les faire la queue comme à la parade. Tu parles d'un tas de courges.
Elle ne ratait jamais une occasion d’emmerder le populo. Cent quinze ans que ça durait. Si son espérance de vie était liée à son envie de continuer à faire chier les gens, elle mourrait millénaire.
Le monde entier se félicitait de sa doyenne si avenante. Cette femme le prouvait : « On vit longtemps quand on prend les choses du bon côté ». Ils avaient raison. Jeanine prenait tout du bon côté, surtout les emmerdes des autres. Empoisonner l'existence de ses congénères la mettait d'excellente humeur et lorsqu’un coup dur la frappait, elle cherchait aussitôt une victime expiatoire.
Très tôt, Jeanine avait décidé de faire chier le monde. À la naissance déjà. Elle devait arriver le 19 décembre et toute la famille trouvait cette date formidable. La mère serait rétablie pour le vingt-cinq et on fêterait dignement Noël et la nouvelle année. Jeanine se présenta le 31 décembre vers vingt-et-une heures. De mémoire de médecin, douze jours de rab, on n’avait jamais vu ça.
Toute sa scolarité, Jeanine emmerda ses camarades, ses professeurs et ses parents. Pas en frontal. Non, Jeanine était née de biais. Elle semblait n'exister qu'en deux dimensions. Elle souriait de face, tout le temps, de ce même sourire figé qu’elle arborait à cent quinze ans. Et de profil, elle vous insultait. À cinq ans, alors qu’elle jouait avec la petite Éponine, elle la poussa dans la cour de récréation. Éponine se cassa deux dents, mais Jeanine, joyeuse, la relevait déjà :
– Oh ! Éponine a bobo.
Et elle lui collait un coup d’épingle à nourrice en la remettant droite.
Avec ses professeurs, elle testait d’autres tactiques. Car Jeanine se révéla supérieurement intelligente pour pourrir la vie des gens. Avec ses maitres, elle alternait. Parfois, elle s’urinait dessus. Juste pour embarrasser la maitresse. Ou lorsqu'elle lui demandait de venir au tableau, Jeanine, prenait, sans avoir l’air d’y penser, sa plume et tombait au pied de l'enseignante, lui plantant l'objet contondant dans le pied.
Pour que le monde continuât d'ignorer sa méchanceté, elle variait, à l’infini, ses combinaisons.
En pension, elle intervertissait les habits de ses camarades, en salissait d’autres, en volait certains. Elle aimait plus que tout se poser à côté d’une de ses condisciples qui sommeillaient et lui murmurer des insanités. Lorsque, parfois, la victime ouvrait les yeux, elle découvrait le visage guilleret de Jeanine.
Jeanine faisait aussi semblant de ronfler. Elle ronflait très fort, si fort qu'elle empêchait toute la chambrée de dormir. Ron pschi, ron pschi !!!
Elle pétait également. Claquer des perlouses de toutes natures, uniquement en compagnie, resterait un des grands bonheurs de sa vie. Elle avait remarqué très tôt que l'innocent se révélait toujours plus gêné. Alors elle lâchait une bonne grosse caisse, silencieuse, et regardait, avec son large sourire, sa victime.
Jeanine s’était procuré, on ne sait trop comment, un livre sur les flatulences. Il décrivait par le menu tout ce qui pouvait les diminuer. Par opposition, elle en avait déduit tout ce qui les provoquait. Elle avait modifié son alimentation en fonction et lorsqu’elle ronflait du cul comme elle disait, la gêne n’était pas uniquement liée à l’éducation.
Les parents de Jeanine, qui cherchaient nerveusement à la marier, espérant qu’elle s’assagirait, changerait du tout au tout peut-être, lui trouvèrent un gentil garçon. Un ouvrier zingueur. Une position raisonnable, un parti cohérent pour cette fille de boulanger qui atteignait les vingt-deux ans. L'affaire familiale périclitait depuis que Jeanine y louffait aussi régulièrement que discrètement, mais enfin, c’était mieux que rien.
Les préparatifs furent expédiés, car à cette époque on pouvait convoler en moins de cinq ans, et un mois plus tard, Jeanine et Jacquot se retrouvaient devant monsieur le curé.
– Jeanine Longuevent, acceptez-vous de prendre pour époux Jacques Mainguy ici présent ?
– Non.
Le curé continua :
– Monsieur Mainguy... Comment ça, non ?
Le sourire de Jeanine répondit à l'incrédulité du curé :
– Non
– Mais, mais pourquoi ?
– Parce que.
Les parents en furent pour leurs frais. Ils abandonnèrent l’idée de se débarrasser de cette gamine. Tant pis.
Quelques années plus tard, Jeanine, qui s’ennuyait à ressasser les mêmes plaisanteries (lacets noués, boule puante, lettres anonymes) réalisa qu’avec des enfants les possibilités tutoieraient l'infini. Elle partit donc en quête d’un époux de son choix. Mais, au retour de la guerre de quatorze, les gueules cassées de beaucoup de prétendants la rebutaient un peu. Mais elle ne se découragea pas et finit par dénicher un candidat acceptable : Marcel, raisonnablement beau et surtout très malléable. Jeanine imaginait pouvoir utiliser à bon escient ce nouveau matériau. La cérémonie brilla par sa discrétion, premier essai raté oblige.
Jeanine, qui la nuit de noces avait fait croire à Marcel qu’elle était un homme, mit tout en oeuvre, dans les jours et les semaines qui suivirent pour avoir un enfant, mais sans résultat. Quel que soit les trucs, astuces, tentatives, Jeanine ne tombait pas enceinte.
Au bout d’un an, un an passé à jouer avec son mari, alternant les blagues ridicules, elle décida de prendre un amant. Avec qui elle coucha de manière régulière, dans l’espoir de devenir enfin mère.
Mais rien ne venait non plus. Jeanine essaya d’autres partenaires. Joignant l’utile à l’agréable, elle s’arrangeait toujours pour que Marcel l'apprenne. Mais les hommes succédèrent aux hommes, les drames aux drames, sans que Jeanine n’enfante. Jamais.
Heureusement, il lui restait son passe-temps favori : pourrir la vie de son entourage. Ce à quoi elle s’attela avec autant de patience que de dévotion et d’endurance.
Et l’histoire l’avait gâtée. Elle repensait toujours à l’occupation avec une pointe de regret. Ce qu’elle avait pu leur en faire voir. Juifs, nazis, collabos, résistants, Jeanine ne s’embarrassait pas d’étiquettes. Elle frappait là où son humeur, son humour comme elle disait, l’amenait.
Le 12 janvier 1941, elle lançait au charcutier Jambier : « Ton frère il est résistant ou collabo, je ne me souviens jamais ?» et sortait, saluant la Gestapo.
Le 30 juillet 1942, elle écrivait à la kommandantur : la peinture du nom des Leboyer n’est pas encore sèche. Si vous la grattez, passez le bonjour au Goldstein de ma part.
Elle risquait gros, mais comme personne n’y comprenait rien, on la rangea dans la case des idiotes utiles.
La libération aurait pu la voir tondue, elle se défoula sur les collabos. Indochine, Algérie, les conflits la ravissaient. La guerre rendait les gens fous et sans défense. De mille neuf cent quatre-vingt-dix à deux mille un, l’actualité lui fit défaut, mais elle compensa par son inventivité et déjà près de cent ans d’expérience.
À partir de deux mille un, elle s’engouffra dans cette nouvelle vague. Parallèlement, elle continuait à péter ici ou là, mais elle devait le reconnaitre, elle n’était plus si sûre de le faire exprès.
Du haut de ses cent quinze, elle souriait au monde et à toutes les emmerdes qu’il lui restait à déployer.
***
– Alors madame Jeanine, avez-vous un regret dans la vie ?
Elle regarda la journaliste qui crut déceler un voile dans ses yeux et répondit, toujours en souriant :
– J’aurais tellement voulu qu’on m’aime pour ce que je suis.
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