Un traitement royal
Je ne suis rien, je ne suis personne. Je n'existe pas. Je vis sans but, ni espoir, ni crainte. Ma vie, c'est de la merde, quoi. J'aurais dû être un roi ou un empereur. Mais ma famille ne connait personne, et si on descend de quelqu'un, c'est plutôt du valet de chambre de Napoléon que de ses enfants.
Les années passent et je m'éloigne chaque jour un peu plus d'un destin national, et pour tout dire, d'un destin local. Vu ce qu'est devenu le journalisme, les chiens écrasés ont plus les honneurs de la presse que moi.
Je pourrais buter quelqu'un de connu, mais passé mes quinze minutes de célébrité, il me resterait quoi ?
Je pourrais aussi décider de travailler dur à me forger un avenir. Mais à mon âge, faudrait que je bosse deux fois plus et le gout de l'effort et moi... Non, je vise plutôt le coup de bol, l'énorme chance, j'attends le truc improbable.
Je pourrais jouer au loto, mais c'est pas l'argent qui me fait triper, c'est bien le pouvoir, l'ambition, le statut. Le gros lot m'apporterait un bien-être financier, mais à moins d'embaucher une armée de clodos pour me servir de petit peuple, je resterais l'illustre inconnu que j'ai toujours été.
Il parait que si on désire très fort quelque chose, ça finit par arriver. J'y crois pas une seconde et il faut vraiment être demeuré pour le penser. Aller demander aux gens sous les bombardements, si les obus tombent à quinze bornes parce que vous le voulez très fort. Faites un sondage auprès des génocidés si le couteau du boucher a épargné leur gorge parce qu'ils le voulaient très fort. Plus que de la connerie, c'est insultant, méprisant.
En attendant, je marche dans ma ville, à la recherche du chimérique, en souhaitant très fort la réussite malgré tout. À quoi pourrais-je travailler d'autre ? Rien n'a de sens. Rien ne me donne envie. Tout me fatigue. Et tandis que je me balade, je me cogne dans un objet. Je regarde : bizarre, un livre. La couverture est animée alors que l'objet a l'air très ancien. Peut-être deux cents ans, trois cents ans. L'excitation grimpe d'un cran. J'ai ma chance dans les mains, je le sens instantanément. J'observe la couverture : un vieux monsieur en perruque me fait signe. Il me fait signe d'ouvrir le livre.
J'observe les alentours. Trop dangereux ! Je pourrais me faire chourer le bouquin. Je rentre chez moi en mode furtif.
Je considère à nouveau la couverture. Le monsieur doit avoir cent dix ans. Il continue à me demander d'ouvrir le livre.
À l'intérieur, il y a du texte. Je suis déçu, j'attendais d'autres bonshommes qui bougent.
« L'histoire du monsieur qui voulait être roi ».
Ça me rappelle un film de John Huston. J'espère que ça finit mieux.
« Il était une fois un homme qui voulait être roi,
plutôt que jamais n'être rien,
Mais il ne faisait rien pour être soi,
Et de fait devenait chaque jour un peu plus rien,
Jusqu'à ce qu'il ouvrit le livre de soi,
Qui lui proposa d'être un autre, un roi ».
Ensuite, je mate une galerie de personnages avec un nom dessous et encore dessous une forme de paume, qui semble correspondre à ma main.
Alors que j'allais poser la main pour vérifier, un texte apparait :
« De rien à roi, une seule fois le choix ».
Merde, ce livre me parle et me propose d'être roi.
Je lève les yeux, cherche une caméra, constate l'absence, me mets à pleurer de bonheur, je tiens enfin ma chance. Je feuillette comme un dératé l'album, il est assez épais et ne contient que des pointures : Louix XI, Henri IV, Louis XIV pour la France, mais avec les autres nationalités cela va de 1100 à 1750. Pourquoi ? Aucune idée.
Comment choisir ? Quel roi être ? Quel roi devenir ? Et aurais-je le loisir d'influencer l'histoire ? Devenir un souverain encore plus grand.
Je ne connais rien en histoire, mais je ne prends pas trop de risque, il n'y a que des monarques puissants. Ou archi-puissants. J'aime bien Henri IV, mais il meurt assassiné. Henri III, pareil. Louis XIII, je connais qu'à travers Dumas, ça donne pas trop envie.
Non, faut que je regarde leur date ne naissance et leur date de décès.
Celui qui vécut le plus vieux, c'est Louis XIV.
Louis XIV ? Le plus grand roi d'Europe ?
Je continue à feuilleter l'album, le repose et m'accorde une nuit de réflexion. Car après tout, je n'ai aucune idée de ce qui arrivera lorsque j'aurai apposé ma main. Rien peut-être. Ou autre chose.
Je passe une nuit peuplée de rêves de domination, je suis Dieu, je suis le maitre du monde. En me réveillant, une question me taraude : vais-je être le roi dans sa jeunesse, plus tard ? J'observe les gravures, et mon choix est arrêté : ce sera Louis XIV ! Il a l'air assez jeune sur le dessin.
J'ouvre le livre à la page, pose ma main.
***
Votre altesse, Votre Altesse, que se passe-t-il ? Vite, quelqu'un, le roi est malade. Il hurle, comme jamais.
***
Qu'est-ce que c'est que cette douleur. Ah ! mon Dieu, c'est insupportable, arrêtez-ça ! Au secours.
***
Faites une saignée au roi, vite, les sangsues.
***
Mais, il me saigne comme un porc ces cons. Mais arrêtez, je souffre déjà pas assez ?
***
Quel langage est-ce là ? Faudra-t-il appeler un exorciste ?
****
J'ai mal au cul. Non, j'ai pas mal au cul, j'ai un tison brulant dans le trou de balle, aidez-moi !!!
***
La fistule du roi se sera réveillée.
***
Une fistule ? J'ai une fistule ? Ah, je vais crever de souffrance.
***
Buvez, Votre Altesse. Et mangez un peu.
***
Mes dents, mes dents me font hurler. Qu'est-ce que j'ai dans la bouche ? Un bout de bois ?
***
Le dentier de Votre Altesse la fera souffrir, on demandera au menuisier un nouveau moule...
***
Au menuisier ? Vous faites faire les appareils dentaires par des menuisiers ? Et le trou de balle, c'est le maréchal-ferrant qui s'en occupe. Et la bouffe, vous la confiez au plombier. Je voudrais mourir.
***
Buvez
***
Merde, je vais m'étouffer, ah, mais la flotte me rentre dans le pif.
***
Sa Majesté sait bien que son palais a été perforé.
***
J'ai un trou dans le palais, à vif.
***
Il ne réagit pas bien au traitement, il va falloir renforcer la saignée.
***
Je suis en train de perdre la tête. Je voudrais mourir. Oui, mourir. Là maintenant. Pourquoi pas ?
***
Son Altesse doit se reposer.
***
Filez-moi de la coke, de la morphine, je souffre trop, je souffre trop.
***
On a dû l'incarcérer, le destituer. Le roi ne tenait plus sa place, un fou ! Oui, c'est son fils qui a pris sa succession. Un nouveau destin l'attend. L'autre, il est confiné dans la tour de Nesle. Non, il n'en sortira plus.
Annotations
Versions