L'assassiné

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Jean Martin ouvrit les yeux à sept heures précises comme tous les matins de semaine et aperçut un serpent au pied de son lit. Il pensa qu'il dormait encore car ce type d'anecdote ne survenait jamais dans son univers cloisonné. Toujours dans un demi-sommeil, il hésitait entre la panique et l'excitation : il se passait enfin quelque chose dans son existence. Son enthousiasme naissant laissa rapidement place à l'angoisse de voir sa nouvelle vie se terminer dans un bain de venin. Il lui suffisait pourtant de lever sa couette et le serpent mordrait dans le vide. Il y avait un risque non négligeable que l'animal disparût, mais Jean aurait gagné quelques secondes, peut-être quelques minutes pour quitter la chambre. Faisant preuve d'un esprit d'initiative dont il se serait cru incapable la veille au soir, il neutralisa le serpent d’un mouvement de couette. Vingt ans que tous les matins, il mettait ses lunettes, enfilait ses pantoufles et se levait lentement. Aujourd'hui, il sautait du lit, pieds nus, myope. Quelle expérience, quelle nouveauté ! Jean Martin que la rencontre avec ce reptile, certainement dangereux, aurait dû laisser dans un état d'inquiétude le portant vers l'apoplexie, sortait victorieux de son affrontement.

C'est sereinement qu'il tendit la main vers ses lunettes, qu'il les chaussa et c'est presque aussi sereinement qu'il aperçut le scorpion émergeant de ses pantoufles. L'apparition de l'arthropode réjouit Jean Martin : il se passait décidément de grandes choses dans sa vie, qui grâce à cette matinée exceptionnelle méritait déjà, sinon un roman, une nouvelle. La conviction qu’il ne serait plus là pour la lire l’attrista bien un peu. Pas assez pour diminuer son excitation.

Ses pieds se trouvaient suffisamment loin du scorpion pour qu'il pût quitter la chambre sans risque. Il claqua la porte et commit la bêtise de se reposer dessus, laissant la bestiole cornue poursuivre son chemin par la rainure. Mais comme Jean regardait en bas, il la vit, se décala, attrapa un vide-poche en verre qui trainait et dans le même mouvement mit fin à l'existence du scorpion. Jean s'aperçut qu'il était en érection. Il avait une érection, aussi vrai qu'il était comptable ! Il vérifia l'état du cadavre et, sur le qui-vive, inspecta la pièce autour de lui. Il évoluait dans son appartement comme Indiana Jones : chaque recoin pouvait héberger un piège mortel. Cet état lui dura quelques secondes, puis il réfléchit, songea qu'une personne avait égaré son bocal de bêtes venimeuses, ou vénéneuses il ne savait jamais. Il consulta sa montre : sept heures cinq et ses dents n’étaient toujours pas lavées. Il était en retard de trois minutes ! Toujours méfiant mais pressé par le temps, il versa du dentifrice sur la brosse à dents et alors qu'il allait la porter à sa bouche, il la renifla et l'éloigna avec dégoût. Ce n'était pas son dentifrice habituel. Un autre que lui, une de ces personnes qui n'achètent jamais le même dentifrice, choisissent le premier qui traîne ou la promo la plus intéressante n'auraient peut-être rien noté mais Jean Martin utilisait une marque bien précise depuis plus de vingt ans. Il l'importait d'Allemagne, seul pays à continuer la fabrication de cette pâte à dents d'un autre siècle. Aussi l'ajout d'arsenic ne passa-t-il pas inaperçu. Jean n'identifia pas spontanément la nature du produit mais il pensa poison et reposa la brosse. Une intuition le poussa à inspecter la pomme de douche et lui, qui tous les matins, mettait un point d'honneur à entrer sous l'eau encore froide quand tout le monde attend que la température atteigne trente degrés, lui ce jour-là, saisit le pommeau et aspergea une éponge. Elle se dissolut en dix secondes. Il n'osait plus lâcher la pomme ni arrêter l'eau. L'aventure matinale se transformait en cauchemar. S'il comptait juste, et il comptait juste, cela représentait la quatrième tentative d'assassinat. Et il n'en doutait plus, le serpent et le scorpion ne se trouvaient pas là par hasard.

Il ferma enfin le robinet et, plus du tout désireux de devenir le personnage principal d'un roman-fleuve, son premier réflexe le poussa à partir en courant. Là encore, cet instinct de survie dont il se croyait dépourvu lui intima la prudence. Se ruer, c’était risquer de tomber dans le prochain piège. Observation et ensuite action. Il inspecta la baignoire, ne nota rien d'alarmant et sortit dans le couloir. À un mètre de la porte, il repéra un fil tendu en travers.

Qui peut m'en vouloir ? Ça n'a aucun sens. Je ne suis personne.

Et la douloureuse vérité de cette pensée entama sa psyché aussi sûrement que l'eau avait attaqué l'éponge. Il n'était personne. Il n'était pas assez important pour que qui que ce soit s'intéresse à lui. Comptable chez Exacompta, il ne connaissait aucun secret. Il venait seulement cette année de remplacer son collègue alcoolique comme chef de service. Un changement qu'on ne pouvait même pas assimiler à une promotion. Une loi naturelle plutôt.

Qui pouvait tendre des fils chez lui et pourquoi ? Il ne poussa pas le vice jusqu'à couper le fil pour voir ce qui se passerait mais observant la pièce, il put découvrir une hache au plafond qui devait lui fendre le crâne tandis qu'il se ruait vers la porte. Il enjamba péniblement le piège, toujours inquiet qu'un autre mécanisme qu'il avait ignoré ne déclenche cette guillotine d'appartement. Au moment d'ouvrir la porte , il songea à tous les traquenards que cette poignée et cette serrure recelaient peut-être. Il prit un manteau, enroula une manche autour de la poignée et, se mettant le plus loin possible, à peine caché par un renfoncement du mur, il tira sur son vêtement. La poignée s'abaissa et un coup de feu retentit, probablement de l'arme qui se trouvait dans la serrure. Jean Martin, après avoir vérifié l'absence visible d'autre danger put sortir, vivant, de son appartement.

Jean Martin, en slip rose sur son palier, venait d'échapper à six tentatives d'assassinats et son problème le plus urgent restait de convaincre le monde qu'il n'était pas fou. Cette pensée en engendra une autre : peut-être bien que je suis fou. C'est même certainement ça. Je suis fou. Je ne vois pas d'autres explications.

C'était pour Jean Martin la conclusion la plus logique : chaque chose à sa place, une place pour chaque chose et les cochons seront bien gardés ou quelque chose approchant. Il ouvrait maintenant de grands yeux, comme s'il venait de faire une découverte d'importance et murmurait, doucement :

– Alors je suis fou. Incroyable.

– Pas si incroyable que ça, s'entendit-il répondre par la locataire du dessus qui tentait de descendre en passant le plus loin possible.

Cette présence ramena Jean Martin à la réalité :

– Ah ! madame Tamarres, vous tombez bien. Figurez-vous qu'on a essayé de me tuer. Pourrais-je vous emprunter votre téléphone pour appeler la police, je voudrais éviter de sortir en slip...

– Rose, conclut madame Tamarres avec un sourire qui n'avait rien de complice.

– Allez soyez chic, depuis le temps que nous sommes voisins, vous ai-je jamais dérangé ?

Il parlait vite, très vite pour placer tous ses mots avant qu'elle ne parte. L'effet, désastreux, renforçait l'impression de folie qui se dégageait du personnage. Pourtant il restait un voisin idéal : aimable, discret, prévenant sans être envahissant. Madame Tamarres sortit son mobile et le lui tendit, de loin.

Trente minutes plus tard, la police se tenait sur le palier en face de Jean Martin en slip. Les flics étaient six. Le nombre attendu lorsque l'on évoque une tentative d'assassinat peut-être toujours en cours. Les six policiers regardaient Jean Martin en se marrant, à part un qui cherchait à ne rien montrer, ce qui s'avéra encore plus vexant. Celle qui devait être la chef demanda, un sourire narquois sur le visage :

– Alors, on a voulu vous tuer ? Vous travaillez dans quoi ?

– Je suis comptable chez Exacompta.

– Ah. Et vous dites que l'appartement est peut-être piégé à l'heure qu'il est ? Un slip Molotov sans doute ?

Il savait qu'il s'exposait à pareilles moqueries en les attendant en slip mais il n'osait pas rentrer chez lui.

– Peut-être : serpent, scorpion, poison, acide sulfurique, hache et pistolet, ça fait beaucoup. J'ai préféré prévenir que guérir.

– Mouais, lança la chef d'un ton peu convaincu. Vous êtes comptable chez Exacompta et votre logement est truffé de pièges dignes d'un James Bond. Voyons donc ça.

– Mais, vous n’envoyez pas les démineurs ?

– Nous n’en sommes pas encore là.

Et toujours méprisante, moqueuse, elle poussa la porte et pénétra dans l'appartement, suivie de tous ses sbires.

Jean Martin trouva étrange qu'ils entrent tous en même temps dans l'antre du loup. La sécurité de cette démarche lui paraissait pour le moins discutable. Comme pour lui donner raison, un des flics s'approcha d'un coussin qui jonchait le sol et, appuyant sans délicatesse dessus, déclencha une bombe à cyanure. Les six policiers tombèrent comme des mouches.

Jean Martin souriait encore quand le dernier expira. Décidément, cette journée était à marquer d'une pierre blanche.

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