Un violent cauchemar

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– Mais refais-toi violer, qu’on en finisse !

Adam comprit trop tard qu’il venait de parler.

Anita sa femme hurlait toujours dans son demi-sommeil, reprenant peu à peu contact avec la réalité. Sa respiration continuait à accélérer mais ne tarderait pas à ralentir, puis à revenir à la normale. Rien de ce qu’elle ressentait n’était nouveau pour elle, ni l’angoisse, ni le soulagement, ni la peur due à la récurrence de ce rêve. Tous les jours depuis plus de cinq cents jours, le même rêve. Les réactions de son mari ne lui étaient pas étrangères non plus, du moins jusqu’à ce « Mais refais-toi violer, qu’on en finisse ».

Le temps se figea. La foudre frappant dans le lit n’aurait pas surpris davantage le couple.

Deux partitions pouvaient se jouer à partir de cet instant : les excuses d’Adam, jointes à la volonté d’Anita d’avoir mal compris. Mais ce fut l’autre partition que les deux interprètes entamèrent. Celle de l’irréparable.

Du point de vue d’Anita, l’horreur absolue de la sortie de son mari sonnait comme une trahison. Par ces quelques mots, il venait de changer radicalement le point de vue de sa femme sur leur vie, leurs enfants et bien sûr, son mari. Le père de ses enfants, ce mari aimant, si parfait jusque-là, lui souhaitait le viol. « Souhaiter un viol » était déjà en soi au-delà de l’inacceptable, mais pour sa femme, pour l’être qu’on est censé aimer cela revêtait une dimension pire encore. Le vide s'engouffra dans l’esprit d’Anita, un vide nouveau, extrême et inquiétant. Pour le pire et le meilleur, elle allait devoir vivre avec.

Elle tourna la tête pour observer l’homme qui venait de proférer cette insanité.

Adam demeurait fou amoureux de sa femme, comme au premier jour. Ni les tensions familiales, ni l’incessant staccato de la routine, pas plus le passage du temps sur les corps et les aspirations, n’avaient entamé, raboté l’amour fou qu’il portait à son épouse. Il aimait tout d'elle. Son physique bien sûr, mais aussi ses manières, ses goûts, son comportement, ses amies et sa famille. Cette famille qui l'avait accueilli à bras ouverts, ces parents généreux et ce frère qui lui ressemblait tant.

Alors d’où venait cette phrase ? Comment avait-il pu prononcer une horreur pareille ? La penser eut été en soi horrible, mais la prononcer repoussait toutes les limites.

Il restait pantois, surpris et dévasté, car il n’imaginait pas qu’une femme comme Anita – et dans l’absolu, quelque femme que ce soit – puisse passer outre. Puisse ne pas faire de ces quelques mots la pierre angulaire de leur avenir.

Anita allait le quitter. Ou lui demander d'évacuer la maison. Elle ne pardonnerait jamais. Comment pardonner d’ailleurs ? Adam en arriva à penser que souhaiter la mort était presque moins horrible que souhaiter un viol.

Après un effort qui lui parut insurmontable, il tourna également la tête pour croiser le regard d’Anita. Et il poussa un soupir de soulagement mental. Elle souriait. Elle lui souriait.

– C’est vrai que ça doit être pénible d’être réveillé tous les soirs par une femme qui hurle au viol, pendant cinq cents nuits d’affilée.

Se moquait-elle de lui ? Non, il reconnaissait son sourire, si chaleureux, si nature et communicatif. Non, son Anita lui souriait et plaisantait sur le moment le plus douloureux de leur vie de couple.

Sa vie, qu’il voyait détruite vingt-cinq secondes plus tôt, reprenait sa forme, comme dans un film passé au ralenti.

– Je t’aime, lui dit-il en tentant de l’embrasser.

Anita répondit :

– Moi aussi, et lui rendit son baiser.

Le lendemain matin, Adam guettait des signes annonçant une tempête ou prouvant qu’il avait rêvé la deuxième partie de leur dialogue. Mais non, tout se déroula comme les autres matins.

À ceci près, qu’habituellement, ils passaient quelques instants à discuter du rêve d’Anita. À tenter de comprendre comment, pourquoi, Anita répétait ce même rêve depuis si longtemps. Ce matin là, Anita ne parla pas de la nuit précédente et ne laissa pas d’opportunité de l'évoquer. Adam mit cela sur le compte de l’émotion, de la peur qu’ils avaient tous les deux éprouvées.

La nuit suivante, les deux se couchèrent avec une appréhension qu’ils n’avaient jamais ressentie. Anita, toujours dans un état second, craignait son rêve et la réaction de son mari. Adam craignait son rêve et sa propre réaction.

Anita dormit comme un loir. Mais, bien que soulagée de ne plus faire son rêve, se demandait pourquoi ? Pourquoi ne faisait-elle plus ce rêve depuis la sortie d’Adam. Elle n’osait même pas reverbaliser la phrase dans son esprit.

Adam, petit à petit, reprit un peu de confiance. Anita était tellement heureuse, soulagée de la fin de ce cauchemar au propre comme au figuré, qu’elle paraissait avoir rangé avec cette sortie infâme.

Nous allons peut-être passer à travers, osait-il penser parfois.

***

Cela faisait dix nuits qu’Anita ne faisait plus le cauchemar. Dix nuits que son trouble ne cessait de grandir. Quelque chose n’allait pas. Lorsque le cauchemar était apparu, au bout d’une quinzaine de jours, elle avait consulté des spécialistes, notamment psychanalystes. Tous tombaient d’accord sur le fait qu’elle accolait un traumatisme à cette histoire, mais n’ayant jamais été violée, il était difficile de savoir pourquoi cela arrivait à quarante-deux ans, et sans signe annonciateur.

Après cinquante séances, elle avait abandonné et depuis la perplexité la rongeait comme un poison. Elle ne pouvait pas repenser à ce qu’avait dit Adam et pourtant :

– Refais-toi violer qu’on en finisse.

Re.

Refais.

Tout se mit en place.

Refais-toi violer. Il y avait donc bien eu un viol. Qu’elle avait oublié. Sur lequel son inconscient avait jeté un voile. Et son mari le savait. Et pour cause. Le violeur, c’était lui. Cela ne pouvait être que lui. L’évidence la frappa, la réaction de son corps lui confirma l'évidence, la haine la submergea.

Et il osait parfois se plaindre de mal dormir à cause des cauchemars de sa femme adorée. Ordure, salaud, lâche !

Une image la frappa. Une silhouette. Semblable à son mari. La violence. Le viol.

La haine emplit le coeur d’Anita là où la précédente sortie de son mari avait laissé du vide.

Impossible de rester dans le lit de ce violeur.

Impossible de ne pas se venger, là, maintenant.

Oui maintenant, tout de suite, sinon jamais elle n’oserait.

Elle se rua dans la cuisine, récupéra le couteau le plus grand et le plus affûté et remonta, quatre à quatre, les marches de leur duplex comme une folle.

Et tandis qu’elle poignardait son mari, un visage se superposait au sien, celui d’un proche, celui de son frère.

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