Pleinement vide
– Mais arrête, j’te jure, tu m’emmerdes ! Puisque je te dis que je suis entier, complet. Je ne suis pas une moitié qui attend son autre moitié. Je suis seul et heureux !
Jo écoutait son ami Alex tenter de le convaincre que son célibat ne lui coûte pas, mais il ne parvenait pas à y croire. Pour lui, le bonheur ne se concevait qu'à deux :
– Tu dis ça, mais je suis sûr que ça te manque !
Alex s’emportait, sans colère pourtant :
– Pourquoi refuses-tu de me croire ? J’ai l’air malheureux, là ?
– Non, dut convenir Jo.
– Alors voilà, je suis heureux, tout seul et si demain, il y a quelqu’un, tant mieux, mais en attendant, ce n’est pas un tant pis. Je nage dans le bonheur, merde !
Six pintes plus tard, ils discutaient toujours du même sujet. De leur passé, de la place des femmes dans ces passés, des plaisirs incomplets ou mensongers. Puis vint l’heure de rejoindre des collègues à l’Escape, cette boite de Rembrandtplein en plein centre d’Amsterdam, où ils partageaient de nombreux souvenirs.
Que le portier les laissa entrer tenait du miracle, tant ils avaient ingurgité d’alcool. Foule animée, pas trop compacte. Oh ! Abdel ! Un autre poivrot croisé ici ou là, souvent à Amsterdam. Rigolade, embrassade, bousculade. On se mélangeait, on se parlait. Une femme lui tournait le dos, elle dansait avec un des membres du groupe. Elle pivota... et Alex reste en arrêt. La musique se fond dans l’oubli, les fêtards prennent des poses de statues de cire, le décor se dissout. Tout disparait, sauf elle. Alex est saoul, bourré, et pourtant...
Alex reste en arrêt. Il dégrise, il s’enivre, il la voit, la boit, elle le submerge, elle l’envahit, elle coule en lui, infinie, intarissable tandis qu’il absorbe, sans fin, au bord d’une overdose inaccessible. Il est saoul d’elle, il est fou d’elle.
Dans le regard qu’elle lui retourne, il devine le même amour, le même espoir, le même sentiment.
Ils sont seuls au monde. Deux alcooliques. Saouls l’un de l’autre.
Lui d’habitude si timide, ou en tous cas toujours précautionneux avec les mots qu’il emploie, il s’approche, et quelques secondes plus tard, il lui déclare qu’elle est magnifique, gorgeous, puisqu’ils s'expriment dans un mélange d’anglais et d’espagnol. Elle est espagnole, elle habite à Madrid, il adore l’Espagne, il aime Madrid où il va souvent achever ses livres.
Elle le regarde :
– Non, non, je ne te crois pas, tu cherches à me draguer !
– Je sais, je sais, ça y ressemble, je ne devrais pas t'avouer ça maintenant, pas si tôt, pas comme ça, mais je suis fou de toi.
Et Alex le pense. Du fond du cœur. Ils discutent, ils rient, elle est très tactile, leurs mains se croisent, s'effleurent. Il retourne danser pourtant, il retourne boire aussi, perdu. Mais il revient à elle, toujours. Enfin elle lui annonce son départ. Il demande son numéro, l'obtient. Elle ne connaît pas son nom ni son âge, il l’a juste invité à la soirée que son entreprise donne le lendemain soir.
Alex se réveille en panique, où est son numéro de téléphone ? Perdu ! Pochtron, poivrot ! Perdu. Pas grave, il sait où elle travaille et puis il la verra ce soir. Mais elle ne vient pas, il la cherche, sans succès, erre sur son stand qui est à vingt mètres du sien. Il songe alors qu’il n’a pas le droit de la forcer, de s’imposer à elle. Il se rend à sa soirée, sans elle, sans l’appeler. Il retrouve son ami, Jo. Qui sourit, s’amuse de la tête de son pote. Après tout, ils ont passé une bonne soirée. Et ils vont de nouveau bien se marrer, entre petits fours, champagnes, bières, club, pub.
Alex se réveille en panique. Il a encore moins dormi que la veille, mais une certitude le cheville : il doit chercher cette femme, il doit l’appeler, il doit la trouver. Les heures fusent sur le salon, dans une furie de rencontres, d’interviews. Et le voilà à cette table, répondant à une journaliste avec un collègue. Et il l’aperçoit. Elle croise son regard à l’exact moment où il prend conscience de sa présence. Elle s’arrête, de stupeur, de joie, d’émotion. Il sourit si intensément que son collègue et la journaliste n’osent pas se retourner. Il sourit à faire peur. Il se lève, il va la retrouver, leurs mains se respirent, se trouvent, se quittent car enfin nous sommes sur un salon professionnel.
– Où étais-tu, pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? lui lance-t-elle
Qui pourrait dire à cet instant qu’ils n’ont partagé que quelques minutes d’intimité deux jours plut tôt ? Seuls au monde.
– Tu devais venir chercher ton invitation !
– Je ne sais même pas comment tu t’appelles ni où tu travailles.
Il a oublié de lui dire. Et il a oublié qu’il avait oublié.
– Alex, je m’appelle Alex.
– Moi, c’est Sofía.
Ils se regardent, se consomment sans modération, sans limite. Il la goute des yeux, elle le boit par sa peau. Heureux, idiots. Leurs sourires viennent d’un autre univers, ou plutôt touchent quelque chose en lui qu’il ne connaissait pas. Il se découvre différent, ressent de l’ignoré. Découvre le plus évident.
Ce serait ça ? Le coup de foudre. Et tandis que ses pensées flirtent avec la niaiserie, il l’accepte et y voit de la beauté.
Mais le travail les appelle. Ils se quittent, doivent se retrouver dans une soirée. Sauf qu’il n’a pas d’invitation. Et il pourrait ne pas la revoir, ne pas s’accouder au bar du bonheur car il n’a pas de ticket ? À d’autres. Et alors qu’il formule « bar du bonheur », il constate avec sérénité qu’il devient totalement niais. Et le voilà devant l’entrée, sans invitation, et la voilà qui lui tend un papier. Le ticket pour le bar du bonheur.
Il ne boit qu’elle. Il sait qu’il peut être intense, pour le pire comme pour le meilleur. Il cherche à ne pas être trop présent, il regarde ailleurs, il s’éloigne un peu, mais tout, absolument tout le ramène à elle. Peut-être qu’il se ment, qu’il n’y a rien, qu’il… impossible. Il danse, il boit, il rencontre un de ses amis, puis d’autres encore et ils retrouvent à une petite dizaine. Et lorsque le premier bar ferme, ils partent en quête d’un pub ! Il se retrouve avec sa main dans la sienne. Toucherait-il de l’or, du diamant, qu’il y attacherait moins d’importance. Complètement niais se félicite-t-il.
Elle lui susurre :
– J’aimerais t’embrasser.
Mais elle ne l’embrasse pas. Il flotte, entre bière et rock’n’roll. Une bière correcte, un groupe vraiment mauvais et une femme qui lui murmure des mots doux.
Et vient la fin de la soirée, on se quitte, on se dit à l’année prochaine, ou à demain, c’est pareil. Elle lui a chuchoté :
– Je t’envoie un message, tu me rejoindras.
Il est quatre heures trente, il est épuisé, il est un peu saoul, il ne trouve pas son hôtel, elle attend, la tension monte et elle est là, sur le perron. Il prend sa main, elle prend la sienne, ils se retrouvent dans cette chambre, tous les deux, seuls au monde.
Le coup de foudre n’a jamais été garant d’un nirvana sexuel. Il ne rend pas les lourdauds subtils, ne retarde pas l’éjaculation, ne gonfle pas les lèvres. Ou peut-être que si, toujours est-il qu’ils jouissent, encore et encore.
Ils doivent se quitter, il reste une paire d’heures avant de retourner travailler.
Il rentre à pied, perdu, éperdu, déboussolé.
Alex ne se réveille pas en panique. Il ne dort pas. Elle part pour Madrid aujourd'hui. Ils ne peuvent pas s’embrasser.
Heureux, frustrés.
Ils se reverront, il ira à Madrid. Elle est mariée ? Il s’en fout. Ils se marieront de leur côté, un mariage d’amour, un vrai.
Deux semaines plus tard, il vole vers elle. Elle roule vers lui. Elle prend le train à sept heures trente du matin. Deux et neuf minutes avant que les bombes n’explosent.
***
– Mais arrête Jo, j’te jure, tu m’emmerdes. Puisque je te dis que je suis amputé, qu’il me manque une partie. Je ne suis plus qu’une moitié, une moitié vide.
Annotations
Versions