Tako-Tsubo
– Bougouma, vous êtes « Gestionnaire de bonheur ». Êtes-vous nombreux à exercer ce métier ?
– À ma connaissance, je suis la seule.
Bougouma fixa la caméra puis la journaliste, indécise. Le gros plan masquait au spectateur ses mains aux mouvements incessants, comme indépendants. Un observateur attentif ou inventif aurait pu reconnaître un geste familier pourtant. Bougouma se lavait les mains sous un jet invisible. Un nettoyage régulier, systématique.
La journaliste, carré blond impeccable, sourire assorti à son tailleur, la trentaine triomphante, reprit avec un intérêt factice :
– Pouvez-vous nous éclairer sur la nature de votre profession ?
Un rictus contrarié dépareilla le visage de Bougouma :
– C’est-à-dire que c’était, enfin, je devais apporter du bonheur à mes clients. Enfin, à mon client.
– Apporter du bonheur ? Quel métier formidable, s’enthousiasma faussement la présentatrice.
Et ses yeux, refusant la tromperie, criaient leur ennui. Les mains de Bougouma entamaient leur septième lavage tandis que la propriétaire, le regard perdu marmonnait :
– Par où commencer ?
Oui, par où commencer ? Par son client ou par elle ? Devait-elle compter son histoire ou celle de Denys de Damrémont ? Peu habituée à prendre la lumière, Bougouma choisit la mise en retrait. Et depuis quand ses pareilles intéressaient-elles ? Telle l’infirmière qui sert de promontoire au directeur de service, elle adopta une posture pour promouvoir un autre. Même Damrémont.
***
– Dites-moi tout, soyez franc, je serai fort !
Le docteur Évariste Bergame repliait son matériel. Il s’appliquait, beaucoup trop pour que l’on y voie autre chose qu’un dérivatif. Il témoignait à ses instruments toute l’attention qu’il refusait à son patient.
– Vous, vous êtes encore allé sur internet.
Le visage du gisant s’illumina. La sueur, les rides, le rictus composèrent un masque de carnaval que le docteur observa avec mépris.
– Oui, docteur.
La longue respiration qu’il prit lui permit de déguiser son dégoût en dépit. Il claqua sa mallette :
– Denys...
Car il l’appelait Denys. Ils se connaissaient depuis trop longtemps, partageaient trop pour qu’il en fût autrement. Cette promiscuité que Bergame refusait de transformer en complicité lui pesait.
– Denys, vous ne pouvez pas continuer ainsi. Ces émotions fortes vous tueront. Sans aucun doute.
Difficile d’établir s’il proférait une menace ou déroulait une invocation.
– Peut-être pas cette fois-ci ni la prochaine, mais un jour, vous y laisserez votre peau.
Damrémont fixait le plafond, les yeux dans le vague, un regret sur son visage. Un regret que Bergame mésinterpréta :
– Bien sûr, si vous commencez à saisir ce que votre comportement a de…
Il butait sur la caractérisation.
– Choquant, compléta son patient.
Damrémont reporta son attention sur le docteur, parut comprendre les mots tandis que son sourire s’agrandissait. Un éclat de rire humilié par une toux sèche ôta à Bergame ses illusions.
– Hahaha, Évariste, vous ne changerez jamais. Et moi non plus. Je regrette oui c’est vrai, je regrette de devoir me tenir éloigné de ce qui me procure tant de bonheur. Quelle injustice !
En entendant « injustice », le docteur Évariste Bergame prit une décision que le jeune interne de l’hôpital de la Salpêtrière qu'il avait été aurait désavouée avec mépris :
– Denys, je vais vous recommander à un collègue. Je ne peux plus vous soigner. C’est au-dessus de mes forces.
Damrémont hoquetait toujours de rire. La gaieté laissa place à l’incompréhension puis à la colère :
– Enfin Évariste, vous ne croyez pas que vous exagérez !
Les yeux de Bergame doublèrent de taille pour signifier l’outrage et alors qu'il s’apprêtait à tourner les talons, Damrémont tenta une dernière approche :
– Vous savez bien qu’un collègue ne pourra rien de plus que vous. Non, il faut que j’apprenne à gérer mon état. À gouverner mon bonheur. Vous pensez que si quelqu’un m’assistait ?
Là où Damrémont cherchait le moyen de continuer à éprouver son bonheur égoïste, Bergame voyait une volonté de contrition, presque un regret. Son éducation le poussa dans la brèche :
– Eh bien, une sorte d’infirmière pourrait vous aider à canaliser vos… émotions. Oui, cela pourrait fonctionner.
– Une gestionnaire de bonheur, quoi !
Et le rire de Damrémont sabra tous les espoirs de Bergame. Vaincu, mais fidèle à son devoir, il quitta la pièce en précisant :
– J'ai une idée. Je vais regarder si je peux trouver quelqu’un.
***
Le cabinet d'Évariste Bergame n’impressionnait pas Bougouma. Trop ostentatoire, trop écrasant pour atteindre son but. L'appétence de la jeune femme pour le dénuement trouvait matière à un nouvel agencement mental. Elle venait d’ôter la dernière toile quand elle répondit enfin à la question :
– Tako-Tsubo ? Non, je ne sais pas.
L’agacement du docteur devant l’ignorance de l’impétrante laissa la place à son orgueil d'expert qui déroule ses connaissances :
– Tako-Tsubo. En gros…
Et dans ce « en gros » se battaient encore le mépris et la pédagogie du docteur :
– … le syndrome du cœur brisé. Ou lorsque le ventricule gauche déformé, le plus souvent avec un ballonnement apical lui donnant une forme d’amphore, aboutit à une crise cardiaque.
Il appuya trop sur crise cardiaque pour que Bougouma ne saisisse qu’il n’attendait pas d’elle qu’elle comprît ce qui précédait.
– Ce que vous ne savez probablement pas – et jamais un probablement n’avait porté autant de certitudes – c’est que la mort ne provient pas toujours d’un choc négatif. Sur 1750 cas identifiés de Tako-Tsubo, on en a dénombré une vingtaine qui venaient d’apprendre une bonne nouvelle. Des cœurs brisés par le bonheur.
Bougouma ne décela aucun sous-entendu poétique ou lyrique dans la dernière partie de sa phrase. Elle en déduisit que c’était son tour de parler :
– Merci. Et vous voulez donc que je protège votre patient d’un bonheur trop soudain ?
– Idéalement, il faudrait le soustraire à toute tentation.
– Toute ?
– Nous ne savons pas où frappera la foudre, conclut sentencieusement le docteur Bergame.
Bougouma songea alors que le docteur lui proposait d’ôter toute source de joie à son patient. Un traitement dont les bénéfices peinaient à lui apparaître.
– En quelque sorte, vous me demandez de rendre votre patient malheureux.
Evariste Bergame du haut de sa tour de connaissance vacilla. La reformulation de sa préconisation le laissa sans voix quelques instants. Devant un de ses pairs, il aurait argumenté, disputé la justesse, contre-attaqué. Devant Bougouma, il se contenta d’un :
– C'est exactement ce que je vous demande.
Ils réglèrent les derniers détails et alors que Bougouma ouvrait la porte, la voix du docteur Évariste Bergame retentit dans son dos :
– Vous me jugerez durement, mais en tant que médecin, mon choix s’avère limité. Et puis, attendez de connaitre Denys de Damrémont.
***
Le visage rayonnant du malade surprit Bougouma. Elle n’en laissa rien paraitre :
– Bonjour, je suis…
– Bougouma Baldé, la gestionnaire de bonheur, oui, Évariste m’a prévenu. Entrez, entrez.
L’intérieur marquait par son épure. Un cadre peut-être cubiste, peut-être abstrait, sûrement très cher, accroché au mur. Un fauteuil, rassurant, une table basse, une télé pour tout mobilier. Et une chaise au design inquiétant. Alors que Bougouma prenait place avec précaution sur la chaise, Denys crut nécessaire de préciser :
– Je ne reçois jamais. Mais je peux vous offrir un petit verre maison.
– Parfait. Merci.
Denys revint, ravi, avec une bouteille contentant une liqueur à la couleur indécise. Bougouma arqua un sourcil tandis qu’elle constatait que la consistance tenait plus de la bouillie que du liquide.
– Je reste à l’eau, ordre du médecin, expliqua-t-il tandis qu’il levait son verre.
Bougouma porta la boisson à sa bouche, avala une gorgée et du retenir un haut-le-cœur et réprimer une envie de vomir. Elle cherchait à garder contenance et échoua lorsqu’elle découvrit que Denys souriait de toutes ses dents :
– C’est bon, hein.
Et tout dans son visage disait le contraire. Il savait, Bougouma n’en doutait pas, cette boisson infecte. Racisme ? Aurait-il servi la même boisson à une blanche ? Sûrement. Et puis ce n’est jamais très long de déterminer si quelqu’un est vraiment raciste, pas besoin de se précipiter.
– C’est… particulier.
Ignorant la remarque, il enchaina :
– Alors, comment envisagez-vous votre… prestation ?
Direct, sans fioritures. S’il affichait une façade rassurante, il n’en voulait pas moins aller droit au but. Tant mieux, cette chaise lui scierait les nerfs moins longtemps.
– Je ne sais pas si « prestation » est le mot qui convient, mais je suis là pour vous aider à… maitriser vos émotions. Ce qui vous procure de la joie et du bonheur pour vous éviter des… désagréments.
– Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites ! Vous êtes là pour faire mon malheur en quelques sortes.
Bougouma s’attendait à cette saillie :
– Prolonger votre plaisir le plus possible au contraire.
– Très bien, mais précisément ?
Bougouma reposa son verre presque plein loin d’elle :
– D’abord identifier ce qui vous procure autant de joie, de bonheur. Ensuite, en aménager la prescription si je puis dire. Petit à petit, vous acquerrez une discipline qui vous permettra de mener une vie gaie en permanence.
– Sans excès, nota Damrémont en repoussant le verre vers Bougouma.
– Sans excès notoire, convint-elle en reprenant le verre.
Elle ne pouvait rater le sourire de son vis-à-vis tandis qu’elle s’infligeait une deuxième gorgée.
– Alors, expliquez-moi, ce qui vous occasionne tant de bonheur.
Denys se pencha pour saisir la télécommande :
– Je vais faire mieux, je vais vous montrer.
Bougouma pivota pour regarder l’écran géant. Des gens hurlaient, couraient dans tous les sens tandis qu’on percevait des tirs. Avant qu’elle ait pu s’habituer, il changeait de chaine. Un enfant au visage ravagé, édenté, pleurait face caméra. Nouvelle chaîne pour atterrir sur une femme qui témoignait de son viol. Bougouma tourna la tête et recula devant le changement de physionomie de Damrémont. Le rayonnement était devenu nova. Elle reporta son attention sur la télé, puis sur Damrémont , le contraste ne cessant de la heurter. Elle repensa à la remarque alors cryptique du docteur.
– Vous, vous jouissez de ça ?
Denys levait les mains en signe d’impuissance.
– Uniquement de ça.
Maintenant, il hochait la tête.
Il souriait toujours, ne paraissait pas vouloir s’expliquer ou s’excuser. Enfin, il éteint a télé et alors que Bougouma allait demander, exiger des éclaircissements, il donna un coup de menton vers le verre. Bougouma le considéra à la lumière de ce qu’elle venait de découvrir. Tout comme la chaise qui lui cisaillait le postérieur. Elle comprit le marché et but.
– C’est internet qui m’a tué. Tant qu’il n’y avait que la télé, je gérais.
Il appuya sur « gérais ».
– Avec internet… le malheur des autres a déferlé sur moi dans un océan de plaisir. Si j’en crois la théorie d’Évariste, je devrais être mort.
Il n’est jamais trop tard, songea Bougouma.
– Toujours est-il que je m’y suis fait. On s’habitue à tout. Même au malheur. Le sien et celui des autres. Mais avec l’âge.
– Vous devez vous rationner.
– Voilà.
Un travail simple, bien payé. Pourquoi refuser ? Et puis, il ne créait pas la tragédie, il en jouissait. La belle affaire. Si sa contribution au malheur se limitait à son indifférence, son cas redevenait tristement normal. Une chaise biseautée et un alcool frelaté ne constituaient pas un crime contre l’humanité.
– J’ai encore quelques questions à vous poser et nous pourrons commencer le traitement.
***
– C’est ainsi que vous avez entamé votre relation avec Denys De Danrémont. La suite est connue. Malgré tout, pouvez-vous nous rappeler la cause de la mort ?
– Tako-Tsubo.
– Vous avez donc échoué à gérer son bonheur.
– Il s’était habitué aux malheurs du monde, comme tant d'autres. Il n’a pas vu venir le coronavirus.
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