Urbano et António
Urbano, figé devant sa petite maison de l’Alfama, observait le ciel. Il y cherchait un nuage annonciateur du désastre mais ne rencontra que l’azur le plus pur. Il habitait dans le bas du quartier, près du Tage qu'il embrassa du regard. L'eau le reposait, le rassurait. Pourtant, il devait lui tourner le dos pour entamer son périple.
Il commença à gravir la petite rue du Regueira. Aux deux tiers, à l’instar des touristes, il bifurqua pour emprunter le beco Cruzes. Lui qui n'avait jamais quitté Lisbonne ne prenait pas la mesure de l'unicité des beco. Une artère qui menait sur une autre rue ou au fond d’un cul-de-sac : la flânerie institutionnalisée. Mais depuis cinquante-huit qu’il arpentait cette ville, si les beco gardaient leur charme, ils avaient perdu leur mystère.
Il remonta celui de Santa Helena, passage obligé, mais là encore, au lieu de suivre la rue São Tomé, il emprunta le beco do Maldonado et atteignit l'échoppe de Massimo. Il entra et commanda un galão, comme toujours.
Massimo lui apporta son café au lait dans un grand verre :
– Bonjour Urbano. Quelle surprise ! Nous ne sommes pas mardi pourtant ?
Tous les mardis, Urbano s'arrêtait boire un galão chez Massimo. À la même heure. Depuis que Massimo tenait le Cunha café, il n'avait jamais vu ni croisé la silhouette voutée du vieil homme un autre jour.
– Tu vas à la messe ou quoi ?
Cette remarque de Massimo dénotait l’Apulien, car aucun Lisboète n’ignore que si l'on veut assister à un office à Lisbonne, il n'y a que l'embarras du choix et du jour parmi les cinquante-sept églises.
– Non non.
Massimo n'insista pas. Urbano était connu pour sa discrétion que certains prenaient pour de la froideur. Massimo, tout étranger qu'il était, y avait reconnu la griffe de la solitude. Urbano paya et dit au revoir. Il n’ajouta pas « À mardi ! ».
Il emprunta la calçada do Menino Deus, continua à grimper car à Lisbonne, on finit toujours par grimper. Cristiano, le marchand de souvenirs, l’aperçut et l'interpella :
– Hey ! Urbano, on n’est pas mardi. Tu vas voir António ?
Urbano regarda Cristiano, presque surpris. Pourtant, chaque fois qu'il rendait visite à son ami, si Cristiano se trouvait dehors, il lançait un jovial :
– Alors, tu vas voir António ?
Auquel il répondait invariablement :
– Oui, Cristiano, j'ai rendez-vous avec António, comme tous les mardis.
En ce dimanche d’octobre, cet échange lui paraissait anachronique.
Le marchand continua :
– Mais… tu es sûr qu'il sera là ?
Urbano considéra Cristiano, parut lui reprocher d'avoir identifié si simplement, si naturellement la faille de son programme. António et Urbano se retrouvaient le mardi, pas le dimanche.
– Je crois qu'il sera là, répondit pourtant Urbano. Oui, je le crois.
– Alors tout va bien. Passe-lui le bonjour, lança-il chaleureusement.
– Je n'y manquerai pas. Au revoir Cristiano.
– Au revoir Urbano.
Il reprit son ascension, se demandant si tous les commerçants allaient l'arrêter sur son passage. Il ne voulait pas arriver en retard, car à défaut du jour, il avait respecté l'heure : cinq heures, l'heure habituelle de leur rencontre. Certes pas le moment le plus chaud en automne, mais qui se soucie de l'automne à Lisbonne. Cela restait une heure agréable, lorsque le soleil après avoir écrasé la ville de sa chaleur relâchait ses efforts pour matraquer l'océan atlantique de sa vigueur.
Il tourna encore à droite, puis à gauche pour éviter les touristes, nombreux en cette période. Enfin, avant d'attaquer la dernière montée, il s'arrêta pour saluer Maria. Mardi ou dimanche, il n'imaginait pas d'aller voir António sans saluer Maria, sans chercher sur les traits énergiques de cette femme le souvenir joyeusement douloureux de sa fille. Pourtant il s'inquiétait, serait-elle dehors un dimanche ? Il tenta de deviner si sa porte était ouverte, sans succès. Enfin son regard rencontra la triste réalité. La déception s’avérait double : l’absence de Maria et son absence de courage qui l’empêchait de frapper à la porte.
Il continua son chemin, chargé de regrets. Il monta la dernière artère, bordée d'échoppes touristiques vantant les produits locaux du Portugal et de Lisbonne, tous importés de Chine, des objets qui lorsqu'ils n'étaient pas hideux, restaient repoussants de par leur similarité. Dans une ville où pas une rue ne ressemble à une autre, quel affront.
Parvenu à destination, il montra ses papiers à Lídia, la dame de l'accueil, paya le droit d'entrée, minoré pour les Lisboètes. Sur l'esplanade du Castelo de São Jorge, il jeta un coup d’œil panoramique sur Lisbonne, s'arrêta sur le pont du 25 avril qui survolait ce Tage majestueux. Sa vie avait si peu en commun avec cette ville.
Il suivit la foule pour pénétrer dans l’enceinte du château. L'appréhension lui rongeait les sangs. L'aspect chimérique de sa démarche le frappait douloureusement. Son ami ne serait pas là. Urbano resterait seul, comme toujours.
Dans la cour, il chercha son banc, leur banc. Vide. Bien sûr. Il vérifia sa montre. Cinq heures moins dix. Il se dirigea vers le banc abandonné et s'y assit péniblement. Il demeura là un moment, songeur. Il regardait les touristes se succéder. Hommes, femmes, vieux, jeunes, en costume ou en bermuda et tongs, António et lui en avaient tellement vu défiler qu'ils finissaient par se confondre, se diluer. Ils n'y prêtaient pas attention les mardis, mais aujourd'hui qu'il attendait nerveusement son ami, il ne pouvait s'empêcher de les observer.
Pourquoi António serait-il venu ce dimanche alors qu’ils se rencontraient le mardi depuis huit ans ? Le ridicule de son espoir le tenaillait. Son optimisme était grotesque mais il ne pouvait pas y renoncer. Car après tout, il n'avait rien à perdre et ce serait ce dimanche ou… ou rien.
Ils n'avaient presque jamais raté un mardi en huit ans. Depuis cette première rencontre au Castelo de São Jorge. Urbano, il s'en souvenait, y était monté pour oublier, non, surmonter le décès de sa femme. Il avait déambulé dans la ville et comme à Lisbonne, on finit toujours sur une colline, il avait atterri sur celle de l'Alfama. Perdu au milieu d’une foule cosmopolite et joyeusement bruyante, il s'était assis sur un banc, au milieu de la cour. Et il avait attendu... un signe ou la mort. Plusieurs minutes ou plusieurs heures plus tard, il n'aurait su dire, il avait rencontré António.
Il est toujours compliqué d'expliquer pourquoi certaines amitiés mettent des années à se construire, à se révéler tandis que d'autres prennent vie instantanément. Lorsqu'Urbano le vit aussi perdu que lui, il sourit et, sans raison, se décala pour laisser une place. António s'approcha et leur amitié fut.
En se quittant, Urbano avait conclu « À mardi prochain alors !» et en le disant, il avait pris conscience de l'importance du mardi prochain. Il savait, avec une certitude douloureuse qu'il ne supporterait pas de passer un mardi de plus sans un ami, sans son ami. Le mardi suivant, entre angoisse et espoir, il se présentait à dix-sept heures, pas avant, car il ne voulait pas montrer sa dépendance, au risque de faire fuir son nouveau compagnon. Urbano observa ce balai de touristes qui allait devenir si habituel pour lui et, tournant la tête, aperçut António, sur le banc.
Ce qu'il ressentit à ce moment-là, il n'en parla jamais à personne. Il n'avait ni les mots pour le décrire ni les personnes à qui le confesser. Sa solitude, déjà prononcée naturellement, atteignait l’absolu depuis la mort de sa femme.
Mais son ami était là, tout comme le mardi suivant et le suivant encore. Et toujours en partant Urbano lançait « À mardi prochain alors » et toujours il vivait sa semaine dans une appréhension qui aussi douloureuse fut-elle lui donnait un but. Il avait rendez-vous. Quelqu’un l’attendait. Cette rencontre valait toute l’animation du monde à ses yeux. Il comprenait parfois que c’était bien peu, mais pour lui qui ne voulait plus rien depuis la disparition de Felicia, c’était beaucoup. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, les deux amis se retrouvaient mardi. Seules les tempêtes du mardi comme Urbano les appelait avaient interrompu, ponctuellement, ces rencontres. Aux premières périodes estivales, il avait craint que son ami ne parte en vacances. Il n’avait pas osé lui demander de peur de paraitre impoli et par crainte de la réponse. Pourtant le fidèle António honorait chaque rendez-vous, semaine après semaine.
Mais aujourd’hui, pourquoi serait-il là ? Il aurait dû le prévenir. Oui, peut-être.
Quelques minutes passèrent, quelques minutes de trop et vers dix-sept heures dix, il se rendit à l’évidence : son ami ne viendrait pas. Il attendrait encore bien sûr, mais sans espoir. « J’ai perdu mon seul ami », pensa Urbano. Et d’une certaine façon, c’était vrai. S’il ne le rencontrait pas aujourd’hui… Son visage, qu’il tentait toujours de garder neutre, était ravagé par la tristesse. Il semblait avoir oublié qu’il se trouvait dans un lieu public, ses rides se creusaient, ses yeux s’embuèrent, ses épaules s’affaissèrent et alors qu’il allait partir, vaincu, il découvrit António. À sa place, toujours aussi discret.
– António, tu es venu !
Et la tristesse, si prégnante la seconde précédente, s’envola dans l’instant et Urbano rayonna de joie, pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’il se souvienne de la raison de sa présence un dimanche.
– Mon ami, je vais partir. C’est… c’est ma dernière visite.
Il interpréta l’attitude de son ami comme une invitation à se livrer :
– Je… je suis malade. Condamné. Oh ne t’inquiète pas, non, je ne peux pas t’en dire plus, je… je ne veux pas me faire soigner, je veux mourir dignement si c’est possible et sans acharnement alors je rentre demain matin à l'hôpital et, si tout se passe comme prévu, je n’en sortirai plus.
Il regarda son ami, grimaça un sourire :
– Je ne sais pas ce qui est le plus triste. De partir ou d’avoir si peu de raison de rester. À part toi mon ami, oui bien sûr, à part toi ! Justement, à part toi…
Les deux amis prolongèrent la rencontre plus longtemps qu’à l’accoutumée. Si l’on ne prolonge pas une dernière rencontre, quelle est la valeur des précédentes ?
– Merci, António, merci d’être là mon ami.
Des larmes discrètes, ténues, coulaient sur le visage du vieil homme. Lui qui refluait les larmes de douleurs depuis des jours libéra ces pleurs d’émotion et de joie.
***
Marie Lange et Valéry déambulaient dans le château Saint-Georges, aux anges. La ville, le lieu leur touchaient le cœur. Mais pas tant que ce vieux monsieur voûté sur son banc dont le sourire perdu au milieu de ses larmes les arrêta tous les deux. Ils ne dirent rien pendant quelques instants puis, presque d’une voix :
– Tu as vu, je crois qu’il parlait au pigeon.
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