La thèse du docteur Cario (fin)

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Ne pouvant me résoudre à avoir passé tant de temps et dépensé tant d’argent pour découvrir tout juste quelques fonctions secondaires dans la psyché du chimpanzé, je revisionnai l’ensemble des électroencéphalogrammes que j’avais obtenus. À chaque fois les mêmes images. J’en pleurais. Je sombrai dans le désespoir le plus abyssal et finis par m’effondrer nerveusement. C’est à ce moment, alors que je n’y croyais plus, que je notai quelque chose d’étrange dans le cerveau primitif de la bête. J’avais beau l’avoir soumis à toute sorte d’expériences il existait une zone, certes minuscule, dans laquelle aucun courant n’était jamais passé, comme si cette dernière était déconnectée du reste. L’espoir rejaillit soudain en moi. Je parcourus à nouveau mes études précédentes et remarquai, à chaque fois, une zone semblable épargnée par les décharges électriques. Je disséquai aussitôt le plus gros crâne à ma disposition, lui ôtait sa matière grise, fit de précises incisions malgré mon excitation et parvint à isoler cette minuscule glande, de l’ordre du demi millimètre. L’ouvrage fut laborieux. Il s’agissait là d’un travail pour les assistants mais, n’ayant pas plus envie d’avoir à faire à eux qu’eux à moi, j’agis seul et, je dois bien l’admettre, avec une certaine dextérité.

Je trouvai à l’emplacement de l’anomalie un appendice en forme de goutte, toute fripée, gélatineuse et d’un blanc laiteux. Comment avais-je fait pour l’avoir manqué trois ans durant ? Certes, il ne réagissait à aucun des stimuli auxquels j’avais soumis ses hôtes, il était minuscule et n’apparaissait sur aucun ouvrage mais je m’en voulais terriblement. Je n’avais toutefois encore aucune preuve que cette chose eût un quelconque lien avec l’apparition de la conscience, aussi dus-je de nouveau faire les démarches pour obtenir quelques cobayes supplémentaires. Je dus batailler avec la direction. Toujours aucun résultat probant en tant de temps et un mutisme relatif de ma part ces derniers mois ne les avaient pas bien disposés à mon égard. Je fus contraint de leur rappeler tout ce qu’ils me devaient en termes de réputation, l’importance de mes recherches ainsi que le peu de moyens que j’avais demandés jusqu’à cette thèse pour qu’ils m’accordent un lot de vieux chats malades. Ils obtempérèrent à contrecœur et davantage motivés par la perspective de me voir déguerpir que convaincus par mes arguments de bon sens. Mais qu’importe, j’obtins ce que je désirais. Je suis également bien obligé d’admettre que je ne faisais pas bonne figure. J’étais pâle, mal odorant et sans doute arborai-je un air passablement dérangé pour qui ne partageait pas mon enthousiasme vis-à-vis de mes découvertes à venir. Je ne leur en tiendrai donc pas rigueur. Je le concède car, lorsque je remis les pieds dans mon labo et que je croisai mon visage dans la glace, je fus à mon tour quelque peu décontenancé. Jadis jeune, fier et bien portant j’étais désormais maigre, apathique, les joues creuses et les cheveux passablement blancs. Mes dents elles-mêmes avaient souffert de mon manque d’hygiène. Quant à l’odeur pestilentielle qui régnait au milieu des cadavres d’animaux, j’avais fini par m’y habituer mais quelques jours à l’extérieur me firent réaliser l’horreur dans laquelle je vivais depuis tout ce temps. Toutefois, de si basses considérations ne devaient en aucun cas me détourner de ma tâche.

J’attachais donc mes nouveaux sujets et, afin d’étudier ce que je ne pouvais pas faire par les méthodes classiques, je sanglais le premier félin, lui ouvrais la boite crânienne et insérait diverses sondes dans son cerveau. Cela eut le mérite de le soumettre sans délai aux stimuli de douleur. Je réalisai à cet instant que mon corps n’était pas le seul à avoir évolué, mon esprit s’était également désensibilisé de manière radicale. Pareils miaulements de douleur m’auraient jadis brisé le cœur mais ils ne consistaient désormais plus qu’en une musique de fond à peine désagréable.

La petite caméra que j’avais placé à côté de l’objet de mon intérêt capta toutes les images que je voulais. À chaque douleur la glande se flétrissait. Je mis un peu de temps à comprendre par quel miracle. Tout ce temps, nous avions cru que le système nerveux était l’intermédiaire entre le réel qui se produisait et notre cerveau qui l’interprétait. Naturellement, ce n’était pas faux mais il manquait une étape. En réalité, le cerveau n’exerce lui aussi qu’un rôle d’intermédiaire. En créant ses chocs électriques, il émet une chaleur, certes infinitésimale, mais suffisante pour être captée par la glande, que je nommais conscientia, et qui réagissait en conséquence. Je soumis alors ce chat à des expériences plus agréables et la même chose se reproduisait. Une caresse extérieure créait un courant électrique qui remontait jusqu’au cerveau, qui s’activait dans une zone donnée ce qui créait une chaleur qui, en fonction de sa provenance et de son intensité, était interprétée par la glande qui réagissait de manière tout à fait extraordinaire. Les sensations agréables la faisaient se gonfler, la tristesse l’humidifiait, le plaisir la faisait trembler. Chaque sensation avait son effet bien distinct. Je venais de trouver la conscience ! C’est par cette chose que nous ressentons tout ! Ce que l’on appelle « moi » n’est en fait que cet insignifiant appendice de notre cerveau ! J’avais réussi ! J’étais si euphorique que je ne montai même pas en informer mes collègues. Je continuai à consigner ce que j’observais, chaque équivalence entre sensations et réaction de la conscientia. J’accordai même à ce chat, qui avait tant souffert, une mort rapide et indolore. A ma grande surprise la glande se fripa alors au-delà de tout ce que j’avais pu observer jusqu’ici.

Je regardai alors plus en détail les données sur mon écran et remarquai que, à l’instant du décès, une infinitésimale mais brutale activité cérébrale se produisait, comme si, aux portes de la mort, le cerveau donnait tout ce qu’il avait pour réveiller le corps mourant avant qu’il ne s’éteigne définitivement. J’avais noté cela sur mes anciens cobayes mais, étant donné ce que je leur avais fait subir, cela ne m’avait guère surpris. Un doute m’assaillit alors. Je pris un autre chat, le mit sous anesthésiant, lui implantai mes sondes, le soumis aux joies les plus intenses que ceux de son espèce pouvaient ressentir, puis l’achevai par surprise au beau milieu d’un orgasme. La conscientia réagit une fois encore de la plus horrible des façons. C’était… terrifiant. Soudain, la vérité se révéla à moi. La plus terrible vérité que renferme notre monde. En effet, pendant un court instant, je me demandai ce que devenait notre conscience à notre mort. Or, il n’y a aucune raison qu’elle disparaisse. Naturellement, la glande finira par tomber en décrépitude mais, en réalité, notre esprit n’est que l’interprétation psychique de l’état physique de la glande. Elle naît avec elle mais ne meurt pas pour autant en même temps. Elle va juste conserver en mémoire le dernier état de sa créatrice à savoir un état de douleur que jamais, durant mes trois années de torture, je n’avais ne serait-ce qu’approché. Lorsque le corps meurt, la conscience reste bloquée à jamais dans des tourments dignes du Tartare. Elle subira à jamais le flétrissement de cette glande maudite.

Je vérifiai autant que possible cette hypothèse, je tuai de toutes les manières possibles et imaginables mes cobayes. Jamais ils ne rendaient l’âme avant que celle-ci ne soit soumise à d’atroces tourments. J’en perdis à jamais le sommeil. J’étais terrifié. L’enfer était le destin de tout être conscient. Un enfer scientifique, démontrable, éternel et sans espoir. La peur m’agrippait. La promesse de la damnation est une torture en soi. Je tremblais sans arrêt. Mon cœur ne cessait jamais de battre comme si, à mon instar, il souhaitait tout faire pour ne jamais mourir. Il battait à m’en rompre la poitrine, il battait à m’en percer les tympans, il battait à m’en rendre fou.

Après une apathie de plusieurs semaines, devant le peu d’alternatives qu’il me restait, je me résignai à saisir mon téléphone pour appeler le mercenaire qui m’avait livré mes singes. Je lui demandai d’autres sortes d’animaux cette fois-ci. Ceux-ci coutèrent moins chers que les gorilles, heureusement, car il ne me restait plus tant d’argent que cela. Étonnement, il ne s’offusqua pas de ma demande et ne posa même aucune question. La livraison fut aussi discrète que la première fois. Deux dizaines d’africains me furent fournis. Ils tremblaient de peur dans la nuit d’hiver, mais pas autant que moi devant la promesse de ce qui nous attendait tous. On les parqua au milieu des cadavres de leurs devanciers dont je n’avais pas pu me débarrasser sous peine d’être découvert. Leurs multiples ablations ainsi que leurs visages encore mus par la douleur leur donnaient un avant-goût de ce qui les attendait. Je n’avais plus assez d’anesthésiant pour eux. Qu’importe, toutes les douleurs qu’ils ressentiront ici ne représentent rien par rapport à celles qui les attend dans la mort. Je dois impérativement trouver le moyen de détruire cette maudite glande avant qu’elle ne se fripe. J’ébouillantai directement le cerveau du premier. Cela ne fonctionna pas. J’électrifiai la matière grise du second. Cela ne fonctionna pas non plus. Mais je ne désespère pas. Dans ce laboratoire devenu l’antichambre de l’enfer je continue de m’échiner à sauver l’humanité. Au milieu du sang et des mouches je ne cesse plus de disséquer, de trépaner et de lobotomiser. Il me reste encore dix-huit individus. Tous terrifiés mais toujours pas autant que moi. Je ne leur ai rien expliqué. Ils ne comprendraient pas et nous perdrions un temps précieux. Qui sait quand est-ce que je viendrai à être découvert ? Je ne pourrai plus mener mes expériences. Nul ne comprendrait. On me prendrait pour un détraqué. Demain je continuerai. L’électricité et l’eau brûlante n’ont pas fonctionné, alors j’essayerai d’arracher la conscientia avec des pinces. Peut-être que j’arriverai à l’extraire sans qu’elle ne se fripe… Moi-même je n’y crois pas mais c’est sans doute le plus sacré des devoirs que d’essayer de sauver l’humanité de la damnation qui l’attend. Je continuerai tant qu’il le faudra et, si nécessaire, je capturerai moi-même mes prochains cobayes ! Je le dois pour moi autant que pour vous !

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