I.
Prostré dans un fauteuil réhaussé de velour bleu, lunettes aux verres hexagonaux posées sur son nez aquilin, un épais volume à la main, un jeune homme au profil musculeux et au crâne rasé tournait les pages de l'ouvrage avec délicatesse. Sans détourner le regard des lignes encrées, il s'éclaircit la gorge en levant le doigt pour attirer l'attention des deux autres occupants de la pièce.
— Tiens, maman, écoute ça, s'exclama-t-il. Merylys écrit ici : « Aujourd'hui, nous pouvons considérer que la monarchie de notre royaume pourrait s'apparenter aux temps anciens. Si notre histoire était un roman, l'on pourrait même parler d'une dystopie ».
— Tu ferais mieux de m'aider à laver les carreaux au lieu de proférer des idioties pareilles, gronda une femme aux cheveux noirs de jais qui frottait énergiquement la fenêtre à l'aide d'une torchon humide.
— Quelques paragraphes plus loin, poursuivit le jeune homme en ignorant la remarque de l'autre, il décrit ce qu'il appelle « le déficent système social de Lanterneg ». Il remarque que l'écart entre les pauvres et les riches, notamment ici, au Claive, démontre l'incapacité critique du Culte de la Lumière à soutenir financièrement la plupart des foyers.
— Que quelqu'un le fasse taire ! soupira une adolescente aux mèches rebelles noires avant de reprendre une bouchée de viande, quelques mètres plus loin, attablée à la cuisine. Sérieusement Selen, je ne sais même pas comment ce crétin a pu se faire éditer. Tu devrais lire de meilleurs écrits, comme des récits historiques !
— Notre histoire a été entièrement modifiée par les scribes du Culte, maugréa-t-il. Et Ponor Merylys est un véritable écrivain !
— La censure ne tardera pas à le faire chuter de son promontoire, railla la jeune fille.
— Phæni, arrête de chercher ton frère ! ordonna sèchement la femme perchée sur son tabouret. Quant à toi, Selen, pose ce livre et vient m'aider ! Si les vitres sont sales, nous aurons moins de lumière.
— Il n'y a jamais eu de lumière, grogna Selen en claquant les pages du livre et en le posant sur le guéridon, presque à contrecoeur.
Tandis qu'il s'affairait aux côtés de sa mère, il se surprit à songer au contenu de l'ouvrage. Ponor Merylys avait toujours été décrit comme réfractaire à la Loi de la Lumière, mais toujours ses écrits philosophiques étaient passés sous les radars des scribes. En vérité, l'auteur n'avait jamais menacé le système monarchique. Il possédait un autel de prière chez lui, une effigie de la matriarche suprême sur sa table de chevêt, ne pratiquait aucune sorte de magie de l'ombre. Il n'était donc pas condamnable. « Un génie, pensa Selen avec un sourire en coin. Mais ces abrutis du Culte vont finir par trouver un moyen de se débarasser de lui. » Sans le savoir, les publications manuscrites de Merylys avaient modifié la vision des choses du jeune homme. À bientôt dix-huit hivers, Selen maudissait plus souvent qu'il ne bénissait le Culte de la Lumière. « Merylys a réussi à toucher des personnes comme moi, songea-t-il. La matriarche absolue pense nous contrôler par l'obéissance, mais les gens n'ont jamais eu autant envie de se rebeller ! »
— À quoi bon lire des éructations injuriantes pareilles ! s'exclama sa mère, en lâchant son chiffon pour se tourner vers son fils. Cet abruti finira par te retourner le cerveau.
— C'est le Culte qui monopolise votre attention ! répliqua le jeune homme avec hargne. Penses-tu que c'est en priant la matriarche suprême et sa Lumière tous les soirs que notre ciel redeviendra bleu un jour ? La sorcière qui a affronté notre dirigeante voulait défaire la corruption elle-même !
— Prendrais-tu le parti des créatures de la nuit ? hoqueta la femme, les yeux révulsés.
— Maman ! s'écria Phæni en se levant de sa chaise. Selen ne sait pas ce qu'il dit. Il n'est plus lui-même, ajouta-t-elle plus bas, en dévisageant son frère.
— Je ne veux que vous ai... voulut-il continuer, en tendant la main vers sa mère, choquée par les propos de son fils.
— Hors de ma vue, Selen, trancha-t-elle, sévère. Tu es aveugle dans la Lumière. Les prêtres du Culte sauront te remettre les idées en place.
Elle repoussa son bras, et le jeune homme chancela avant de se rattraper au coin de la table. Sa mère avait les traits tirés, ses yeux aux pupilles ovales fixant les carreaux luisants devant elle. Elle semblait épuisée, mais la colère obscurcissait son visage. Elle paraissait vieille, fatiguée, mais surtout fermée. « Personne ne veut m'écouter », songea Selen avec désespoir.
— Phæni, brûle ce livre, siffla-t-elle d'une voix rauque, qui claquait comme un coup de tonnerre dans l'esprit du jeune homme.
L'adolescente saisit le manuscrit sans aucun regard pour son frère, et le jeta dans le brasier qui se consumait dans la cheminée. Lentement, Selen, un pincement au coeur, regarda les langues orangées faire crépiter les fines pages du livre. Il ne fallut que de quelques secondes pour que l'ensemble de l'ouvrage ne forme plus qu'une masse noircie, dont montait une fumée grisâtre.
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