Le garçon de café
Depuis qu’elle est partie, il n’arrive plus à rester seul chez lui. Trop de souvenirs. Elle a pourtant pris toutes ses affaires. Il a pourtant changé les meubles de place, créé un nouveau décor. Mais il a l’impression d’y évoluer dans un monde minéral, la respiration réduite à un filet d’air glacé.
Il rentre chez lui au tout dernier moment, juste pour dormir, dormir juste quelques heures, et encore, quand il y arrive.
Tous les soirs après son travail, il pousse la porte de ce pub. C’est le moment où sa tristesse le libère. Il entoure de sa paume l’arrondi de la poignée en cuivre et entre dans cet univers de lumières mouvantes, de sons dorés, d’odeurs chaudes. Il est chez lui. Il contourne les tables, les banquettes de cuir et va s’asseoir tout au fond, toujours à la même place, là où personne ne le remarque. Et il reste assis là toute la soirée, dans la sourdine des voix, des rires et de la musique FM. Il ne pense plus à elle.
Les garçons de café le connaissent, depuis le temps. Et ne s’étonnent pas de le voir immobile, dans son coin, jusqu’à la fermeture. Il suit des yeux leur danse sinueuse autour des tables, les plateaux à bout de bras, leur retour vers le comptoir pour prendre de nouvelles commandes, ce comptoir dont il ne voit pas grand chose, derrière la grande plante où il est réfugié. Juste de profil, les mains du patron.
Ce soir, tiens, il ne reconnaît pas les mains habituelles. Un des garçons de café doit remplacer le patron. Ses mains dansent au dessus du comptoir, rapides et sûres d’elles. Mouvements en rondeur de la paume autour des bouteilles, de la main qui dévisse, du poignet qui s’incline et se redresse. Envolée légère des doigts pour verser le café, le lait, poser le sucre dans la soucoupe, pianoter sur la caisse enregistreuse. Sensualité autour des pièces et des billets. Et ces mains manient les bouteilles, les tasses. Elles vont et viennent de l’ombre à la lumière. Gestes arrondis, doigts frémissants. Elles recommencent et recommencent. Envol sur le clavier de la caisse, dans une musique muette. Mains émouvantes qui le bouleversent.
Tout à coup, les mains disparaissent. Et reviennent. Mais la magie est partie d’un seul coup, il ne sait pas pourquoi. Ce ne sont plus que des mains pataudes de garçon de café qui remplissent les verres, les tasses, comptent la monnaie, tapent sur la caisse enregistreuse.
Il regarde son verre vide, la soirée se termine, il va devoir rentrer chez lui. Il sent la présence d’un des garçons de café près de lui. Des mains émouvantes s’enroulent autour de son verre, des doigts frémissants prennent le ticket de caisse, les pièces dans la soucoupe. Il reconnaît les mains magiques de tout à l’heure. Il lève les yeux. Le garçon de café est une fille….
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