Dessin

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Etrangement, j'ai du mal à me décider à dessiner. Je sais que le temps va s'effacer, disparaître, perdre toute signification. Du temps pendant lequel je pourrais rêver, écrire, progresser.

Pourtant, j'espère pouvoir un jour dessiner moi-même ce que j'ai en tête, et ne plus avoir qu'à demander à une de mes connaissance de mettre de la couleur. Encore que. Je pourrais bien poursuivre avec cet art. Pour en revenir au dessin...

Une fois le modèle trouvé, je cherche le bon angle. Cette statue grecque, ou qui en imite le style, peu m'importe, fait l'affaire. Le geste est intéressant, l'éclairage rend les jeux d'ombres et de lumières passionnants, les proportions parfaitement humaines ou naturelles. Quel est l'angle le plus intéressant ?

Une fois la réponse à toutes ces questions trouvée, je peux sortir mon carnet de dessin, ma gomme mie-de-pain, les deux crayons, un très sec et un un peu plus gras, la mine de plomb, le taille-crayon, ainsi qu'un mouchoir. En règle générale, je sais déjà quelle méthode j'ai envie de développer. Un dessin plutôt classique, ou commencer par tout colorer à la mine de plomb, pour ensuite éclaircir avec la gomme les zones claires et lumineuses, laissant deviner les silhouettes des membres, l'éclat d'un drapé statufié, une partie seulement de visage penché... Tous ces détails permettant de deviner un corps, une position puis un paysage. En seulement quelques touches d'ombres et de lumières.

Le démarrage est difficile. Le positionnement des points de repères correspond-il à la réalité ? L'emplacement des articulations me semble surréaliste. Certaines de mes connaissances aussi dessinent, peut-être ferais-je mieux de leur demander avant de poursuivre. Cette tentation est forte, et revient à chaque fois. Une photo du modèle, une du schéma, "qu'en penses-tu ?". Pourtant les réponses, je les connais déjà. Selon la personne, la réponse sera "Démerde-toi lol !" ; "Concentre-toi sur le dessin et oublie ton putain de tél" ; "Wouah, trop beau !". Rien d'utile. Et la seconde réponse est la plus véridique. Alors je compare le schéma au modèle. Quelque chose cloche, oui, et pas seulement parce que la perfection n'existe pas. Le personnage est trop étiré. Le schéma augure une colonne vertébrale trop longue pour le dessin final. L'emplacement du poignet un bras tordu ou anormalement long. La hanche une posture impossible, un bassin trop court.

Le drapé est traître, pour débuter en dessin. Il dissimule les repère anatomiques. Le rendu du tissu, ardu à rendre crédible sur une surface en deux dimensions au lieu de trois.

Ca y est. La transe vient. Le schéma se complète, les repères se posent de mieux en mieux, les corrections limitent la casse. J'en oublie jusqu'aux passants qui prennent des photos de mon modèle. Les sons ne m'interpellent plus. Seuls comptent le modèle et l'avancement du dessin. Le reste n'y contribue pas et n'obtient aucune attention de ma part. Plus rien n'existe. Le modèle immobile. Le dessin se construit. La mine du crayon sonne différement sur le papier. Je change le côté de la mine utilisé, jusqu'à devoir tailler. Je savoure l'absence de résidus de la gomme mie-de-pain.

Comme à chaque fois que je m'absorbe dans quelque chose, mon entourage se rappelle que j'existe. Un SMS arrive. Le temps d'y répondre, la transe disparaît. Elle s'évapore instantanément. L'écran du téléphone s'éteint, je le remets en veille. Téléphone ? Chose inutile à l'avancée du dessin.

Ce dernier prend forme. Le personnage représenté a un genre et une position identifiables. Quelques éléments de décors sont schématisés. L'envie de m'attaquer à des détails me prend. Tantôt j'y cède, tantôt l'envie de continuer à dégrossir est plus forte.

Jamais je n'ai pu finir un dessin d'après modèle. Mon estomac ou ma vessie me rappelle à l'ordre. Au bout de deux, trois, cinq heures sans bouger, ni absorber autre chose que de l'eau. Le monde s'impose à nouveau à mes sens, à ma conscience. Un gamin s'est cogné il y a quelques temps et hurle toujours, des touristes asiatiques ou anglophones génèrent un brouahaha du tonnerre, des amoureux s'échangent des oeillades, se tiennent par la main, se caressent la main et le bras ou s'embrassent selon leur degré de pudeur. Quand ils ne se poletent pas franchement, exhibant un lien temporaire qui les unit, oubliant que tout se voit dans un lieu public. Surtout quand quelqu'un sort d'une transe de quelques heures, absorbé, obnubilé par chaque détail, chaque jeu de lumière.

Au sortir de ces moments-là, je vois plus distinctement ce qui m'entoure. Les détails des reverbères sont fascinants. Les pavés dessellés, le dessin des pneus de voitures. Les rides qui se creusent selon les expressions. La façon dont une peau luit, à cause de l'eau d'une bouteille ou de la sueur. Les différences d'une peau sèche ou d'une peau grasse. L'art dissimulé des façades d'immeubles sur le chemin du retour. Les alternances de lumières. La façon dont le digicode se décolle peu à peu de son mur. Tous les détails d'une serrure.

La transe disparaît immédiatement. Mais ses effets perdurent. Tout intéresse l'oeil. Tout devient un bon modèle de dessin. L'esprit, heureux d'avoir tant travaillé, vidé par les remises en question, est apaisé. Il a servi à faire quelque chose de concret, de passer de la théorie à la pratique, et de voir le résultat. L'esprit frémit d'impatience à l'idée du recul que lui donnera le temps. Car on ne voit jamais deux fois la même chose. On n'éprouve jamais deux fois la même chose devant une même image. Ce dessin raté le soir, d'ici deux jours sera exemplaire en ce qui concerne le détail des niveaux de gris, puis généreux en enseignements sur les points faibles et les points forts qu'il faut améliorer ou préserver.

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