Le mythe
Le vieux conteur imposa un temps de recueillement à l'assemblée des survivants. Dans un silence de mort, ils attendaient. Ils attendaient qu'il leur livre le mythe de leur communauté. Tous se souvenaient vaguement d'une époque antique et idyllique, où la crainte et l'inconfort tenaient de la légende. Puis le Destin les en avait arraché ! Ils craignaient de ne jamais pouvoir y retourner. Les rescapés subsistaient désormais dans l'insalubrité, loin de toute Lumière, peuplée d'engeances voraces qui les gardaient en ces lieux nextricables. Des bruissements, des bourdonnements les entouraient, comme toujours depuis leur arrivée. Plusieurs mirent à profit ce temps pour observer ce que devenait leur groupe en ces lieux immondes : des résidus rongés par la saleté, dégoulinants des restes de sacrifiés étrangers.
Leur Mémoire vivante se racla la gorge, pour raconter enfin l'Histoire qu'il avait traversé pour échouer en ce purgatoire saumâtre :
" En des temps lointains, nous vivions en un endroit parfait. Nous ne vieillissions pas, nous étions tous semblables et à l'abri. Une lumière blanche nimbait notre quotidien paisible, la perfection nous berçait."
L'auditoire se signa religieusement à la description de l'Abri et de la Béatitude.
" Puis le Premier Cataclysme nous chassa de ce Paradis ! Surgi du Néant, à l'opposé de la Matrice, nous fûmes bousculés hors de notre idylle ! Toute résistance s'avéra vaine, impossible. Nous ne perdîmes pas encore notre immortalité, mais déjà la Lumière disparut, le sol perdit de sa stabilité, et des éons durant, nous nous perdîmes en des abîmes insondables et froides. Quelle faute, quel tabou brisé nous valut cette première Chute ? Nous cherchons encore, mes frères. Le Destin est une entité bien cruelle, implacable et aveugle.
" Ô mes pairs, après la Chute et l'attente, nous trouvions encore du réconfort. Nous avions perdus la Lumière, la stabilité et pire que tout, la Matrice qui nous fabriquait. Mais nous demeurions solides, entiers. Convaincus que cette nouvelle situation, malgré l'incofort quotidien, nous rendrais plus forts, nous avons attendus. Persuadés que cela impressionnerait le Destin, qui nous permettrait de rejoindre la Lumière et la Matrice, nous avons tus nos peurs et attendu."
De nouveau l'assemblée se signa en une chorégraphie parfaite, ne tenant plus compte de la moiteur et de la touffeur ambiantes. Un géant volant se posa sur eux et s'adonna à des ablutions rapides, avant de partir se sustenter ailleurs. Cela ne les dérangea pas dans leur prêche. Ces prédateurs-ci ne les diminuaient pas, contrairement à bien d'autres horreurs passées et présentes.
" Après l'Abri, la Béatitude, le Cataclysme et ce temps de Détermination, vint l'Espérance. Le sol cessa de trembler. Par cycles réguliers, la Lumière revint. Hélas, mes pairs, nous ne retournâmes pas auprès de la Matrice. Il s'agissait d'un nouvel endroit. Innombrables furent nos voisins, mutiques, muselés par la peur. Eux aussi avaient perdu leur Matrice, certains parfois gégnaient dans la noirceur pour La rejoindre."
Ces souvenirs plus proches menèrent à quelques échanges de regards. Les voisins. Victimes du même sort, mais moins dignes devant l'adversité qu'eux. Eux n'éprouvaient pas le besoin de se nommer, car ils se connaissaient entre eux, se savaient supérieurs à tout. Soudés ensemble, pour faire face. Le Conteur participa lui aussi à cette pause. Satisfait de constater la durabilité de leur assemblé, il reprit :
" Suite à cela, nous découvrîmes la Frayeur et les Gémissements. Avec la Lumière, apparurent... des entités. Hors du Temps, monumentaux, ils emportaient nos compagnons d'infortune qui se froissaient d'horreur entre leurs mains. Nous nous pensions supérieurs, en mesure d'échapper à ce Destin. Erreur."
" Une de ces choses nous saisit durant une période baignée de Lumière. Nous fûmes secoués, ballottés, balancés en tous sens. Ce temps de Hurlements fut le plus court de tous. Nous échouâmes en un nouveau lieu. Stable comme notre précédente prison, constamment plongé dans un noir similaire aux éons suivant la Chute. Perdus, nous ne pûmes qu'attendre. Attendre dans l'angoisse en cet endroit clos. Nous avions rejoins de nouveaux comparses, pétrifiés d'horreur par leur sort. Nous ignorions encore l'ignominie qui nous guettait.
" L'époque de l'Inquiétude entama notre fin. Car c'est alors que nous avons su. Nous avions perdu notre éternité, notre pérennité, notre immortalité. Lors d'apparitions fugaces de la Lumière, certains des nôtres disparaissaient, dans une brisure de fin des temps. Arrachés au groupe, émiettés par la violence des chocs, les assassinés ne reparaissaient jamais. Nous ne pouvions que subir leur disparition subite."
Des murmures suivirent. Ils se souvenaient des disparus et de l'arrachement provoqué à chaque fois. Cela dura peu. Les survivants laissèrent le Prêcheur reprendre.
" En ces temps honnis, notre peuple a commencé à péricliter, à s'amenuiser. Nous comprenions enfin que la Matrice nous avait abandonnés. Elle ne veillait plus sur nous, Ses enfants. Et toujours, les engeances inconmensurables s'en prenaient à nous. Oh, nous n'étions pas seuls en ce mourroir. De nouveaux compagnons d'infortune nous rejoignaient brièvement, puis se faisaient invariablement remplacer. Nous rencontrions toujours de nouvelles victimes, arrachées à leur Matrice, avec lesquelles nous nous gardions bien d'échanger.
" Possible que, dans notre malheur, nous ayons été chanceux. Avec le temps, nous disparaissions peu à peu de la vue de nos tortionnaires. Certains des nôtres, à force de vivre dans la Peur, perdaient la mémoire. Alors nous avons commencé à conter, à nommer les époques, afin de nous souvenir, et de garder espoir. Un jour peut-être, retrouverons-nous la Matrice et la Lumière. Nous serons à l'Abri. Pour le moment nous péréclitons, mais avec honneur.
"Vint alors le Temps du Pacte. Désespérés par notre emprisonnement, notre impuissance, nous nous sommes tournés vers un moindre mal. Du moins l'espérions-nous. Priant la Matrice de faire le bon choix, nous avons écouté des voix étrangères. Ils souhaitaient collecter un tribut régulier, tout comme les engeances qui nous rongeaient depuis notre dernier déplacement. Cependant, leurs paroles s'insinuèrent sournoisement dans notre esprit. Le tribut qu'ils exigeaient s'avérait infiniment plus léger que celui imposé par les entités qui nous ponctionnaient. De plus, il s'agirait alors de sacrifices consentis. En échange, les voix étrangères nous juraient, de mille manières, que jamais plus nos bourreaux ne nous approcheraient. Mieux, passé un certain temps, ils nous chasseraient même de leurs geôles sombres. Les Voix ne s'engagèrent à rien sur la suite.
" Au bord de l'extinction, nous acceptâmes. Et ce Pacte fut scellé. Les Voix s'installèrent près de nous, et se contentèrent de nos volontaires au Sacrifice. Notre Terreur se dilua avec le Temps.
" Ensuite, tandis que nous perdions espoir, la Libération. Ce dialogue ne doit jamais être oublié. Nous avions appris à comprendre le langage de nos bourreaux. Le pire de tous, mais aussi le plus petit, nous retrouva un jour, et en voyant les Voix partit en poussant un cri... indescriptible, empli de terreur. Il revint accompagné d'un second bourreau. Voilà ce qu'ils se dirent :
- Maman ! Y'a des papillons dans l'placard à gâteaux ! Y font peu' !
- Attends ma puce... Aaaaah, mais c'est dégueulasse !
- Maman, gros mot !
- Roh, oui, pardon... beurk... tu vois ça, tes papillons, c'est des mites alimentaires. Je sais pas depuis quand tu as oublié ce chocolat, mais assez pour qu'ils s'installent et mangent ton goûter.
- C'est quoi des mites ?
- Ces papillons poilus... berk, ça m'écoeure... Pouah, ça vole partout ces sales bêtes ! La vache ! Ce trou ! Oh c'est infect ! Va me chercher le vinaigre blanc, on va tout nettoyer.
" Voici les paroles de nos bourreaux. Eux nous nommèrent "chocolat". Et les Voix "mites alimentaires". La suite de notre Histoire, vous vous en souvenez certainement. Après une nouvelle Chute, nous échouâmes... en ces lieux malodorants, où nous seulement notre nombre continue de se réduire... mais aussi, nous fusionnons avec de nouveaux parasites... Ils nous rongent, nous absorbent et, loin de la Matrice, nous ne pouvons espérer nous recomposer. La Fin est proche parmi ces entités grouillantes et bruissantes. Mais nous demeurons forts. Même ainsi, harcelés de toutes parts, rongés de l'intérieur comme de l'extérieur, loins de toute Lumière, hors de portée de la Matrice, nous nous souvenons de qui nous sommes.
Du Chocolat."
Le Conteur se tut. Les rares survivants se recueillirent avec gravité. Ils ne pouvaient qu'attendre la suite de leur Destin, face auquel ils demeuraient impuissants depuis toujours. Après l'Abri, la Béatitude, ils avaient connu le Cataclysme. Après la Détermination et l'Espérance, la Frayeur et les Gémissements. Puis les Hurlements, suivis de l'Inquiétude et du Pacte libérateur. Suite au Sacrifice puis à la Terreur.
Le Pacte sonna le glas du chocolat.
Faim
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