Rencontre au troisième degré

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Depuis le début, Quentin ne l'avait pas sentie, cette histoire de barbecue sauvage dans la forêt. Déjà, au départ avec toute la bande et les potes, copines, gens sympas de toute nature ajoutés, ils auraient du être une cinquantaine. Finalement, à force d'annulations, de changements de dernière minute, et de péripéties sans fin, ils n'avaient été que onze à venir, dont deux rats débarqués les mains dans les poches.

Un barbecue sauvage normal jusque-là, il fallait en convenir. À un détail près : aucun spécialiste ni même amateur avec un peu d'expérience en vue. Les habitués, les connaisseurs équipés s'étaient tous décommandés les uns après les autres. Le pote Louis ayant été le seul à capter assez, il avait été désigné responsable du feu. Jusque-là, tout s'était bien passé. Même les préparatifs et l'allumage, il avait géré.

Non, c'était après. La nuit. Comme le barbecue devait durer des heures, ils avaient campé sur place. Difficile de savoir comment, mais la merde avait commencé à ce moment-là. Alors est-ce que le feu avait échappé au cercle de pierres et de terre mouillée au lieu de s'éteindre, est-ce qu'une clope avait été mal éteinte, de toute façon ça ne changeait rien au résultat : ça faisait bien quatre heures que tout cramait et dégénérait comme jamais.

Et une éternité qu'il errait tout seul dans la forêt enfumée, perdu, flippé, confus et nostalgique déjà de sa vie passée qui risquait bien de finir carbonisée. Putain, elle était pas trop mal jusque-là, sa vie, il voulait pas qu'elle s'arrête aussi connement !

Ses poumons en souffrance crachaient le contraire avec insistance. Connasse de fumée. Fallait faire quoi déjà, dans ces cas-là ?

De vagues souvenirs le jetèrent à quatre pattes. Il avait l'impression que ça devenait moins pire. De toute façon, debout ou pas il y voyait rien, à part la suie partout. Une part de son esprit, l'instinct sûrement, lui imposa de chercher de la fraîcheur, de l'eau, aussi Quentin poursuivit son avancée aléatoire et crachotante.

***

L'incendie prenait une ampleur folle. Depuis son hélicoptère, Lydie pouvait en témoigner, c'était le plus important de sa carrière. Et ce vent qui ne tournait pas... Elle s'empara de ses jumelles, tandis que son équipier menait l'engin de son mieux pour leur épargner la fumée et leur donner accès au maximum d'informations.

Ce qu'elle suspecta être l'origine du drame la fit grincer des dents. Encore des campeurs sauvages... les panneaux à l'entrée des bois ne suffisaient jamais, les drames annuels non plus. Lydie détailla aux collègues au sol la disposition, l'avancée et l'étendue de l'incendie, ainsi que les lieux où les canadaires se montreraient les plus efficaces.

Avec coordination, ses confrères soldats du feu assaillirent l'élément dévoreur. Un groupe de fêtards avinés avait prévenu sur le tard les secours, selon eux au moins une personne errait en terrain ravagé. D'heures en heures, les chances de le retrouver vivant s'amenuisaient, la pompière ne le savait que trop bien. En son for intérieur, elle se préparait déjà à trouver une carcasse humaine.

***

La main de Quentin disparut dans un gouffre frais. Tout son corps se rua dans cette direction, avec l'énergie du désespoir. Le feu rongeait la végétation et le sol derrière, l'homme se sentait moite en dedans, et pleura de soulagement en comprenant qu'il venait de trouver un ravin. Juste assez large pour qu'il s'y affale de profil, compressé dans les vestiges d'humidité du sol forestier.

Sauvé ! Il respirait mieux. Niché dans ce cocon salvateur, le miraculé s'efforça de remettre de l'ordre dans le puzzle que lui présentait son esprit. Des éléments confus lui parvenaient par bribes. Il souffrait au niveau de chaque muscle, surtout aux avants-bras, au ventre et à une fesse. Ah, oui. Un animal l'avait piétiné. Sans compter les ronces effleurées, les bouquets d'orties sur le chemin.

Des crépitements oubliés jusque-là le tirèrent de son analyse de haute précision. À force de contorsions, Quetin parvint à intégrer l'origine de ce son angoissant à son champ de vision. Il se décomposa, et cracha plus encore ses poumons. L'incendie avançait toujours, droit sur lui. La panique le saisit.

En un éclair, tout lui apparut dans son évidence la plus pure. Il mourrait coincé dans ce ravin, avec une intense envie de pisser. L'adrénaline l'agita, la douleur le calma. L'animal, brun à sabots, ne devait pas s'être contenté de lui piétiner une fesse. Vu la douleur, un os quelque part avait du se briser. Le terme "sacrum" lui vint. Ça pouvait rendre paraplégique, ça ?

Un craquement le ramena à la réalité. Son corps recommença à se mouvoir seul, dans l'espoir d'échapper aux flammes toujours plus proches. La chaleur devenait étouffante, au moins autant que la fumée toujours plus dense.

Un mal de gorge s'installa, donnant conscience à Quentin de ses hurlements. Peu lui importait. Seule la fuite comptait. Dans l'immédiat, il n'y parvenait pas. La peur supplantait la douleur, et pourtant cela ne suffit pas.

Une senteur ignoble de chair brûlée lui offrit un flash de conscience. Il brûlerait vif, ses cheveux prenaient déjà feu, sa barbe s'embrasait déjà. Quelque chose d'indistinct lui vrillait les tympans.

***

Depuis son hélicoptère, Lydie demeurait les yeux de son équipe, suspendue au takie-walkie et aux batteries de rechange. Le vent changeait enfin de direction, ils opéraient une observation plus poussée de l'un des fronts de l'incendie. Quelque chose attira son attention. Un ravin, avec un peu de chance cela pouvait ralentir les flammes.

  • Equipe deux, petit ravin à la limite sud, sud-ouest ! Eh, y'a quelque... oh putain ! Descend Thierry, y'a quelqu'un dedans !
  • Prends pas de risque inutile, Lydie ; rétorqua son équipier au sol.

Elle coupa la communication, ajusta son casque et ses gants pour parachever sa tenue de soldat du feu, et fusa en direction du pauvre bougre en feu vingt mètres devant elle. Son conducteur suivit sans attendre, un bidon d'eau en mains.

Le civil rongé par les flammes fut rincé en un tour de main, le choc le conduisit instantanément à l'inconscience. Vu son état, c'était le mieux qui puisse lui arriver. Lydie analysa la posture, partit chercher une pelle, une pioche, son équipier de l'eau supplémentaire, et en moins d'une minute la victime fut mise hors de danger.

Une mise sur brancard expresse plus tard, ils s'envolaient déjà, le blessé solidement harnaché à bord, les pompiers purent poursuivre leur mission.

***

Longue et laborieuse fut la lutte, plusieurs équipes se succédèrent. Après la fin de sa patrouille aérienne, Lydie insista pour porter les premiers secours à son patient. Aussi s'assura-t-elle tout d'abord de la vie du brûlé, dont le cœur battait toujours.

Le pauvre devait avoir eu un beau visage, avant de cloquer. Après, aAvec les nouvelles techniques à base de peau de poisson, qui sait toutefois ce que les médecins pourraient sauver. Seul le dessus de son vieux t-shirt de nuit avait brûlé, le reste de son corps, enterré dans le ravin avait été épargné. Lydie découvrit ainsi un plutôt beau garçon, miraculé de surcroît, ce qui n'était pas pour lui déplaire... bien au contraire. À ses yeux, la chance comptait dans les qualités séduisantes d'un homme. Au vu de son métier, elle en avait bien besoin.

Deux heures plus tard, tandis que son patient demeurait évanoui, les ambulanciers arrivèrent enfin. Ils la félicitèrent pour sa prise en charge, s'assurèrent de la suite et lui glissèrent à sa demande le nom de l'hôpital où ils l'emmenaient.

C'est donc fourbue et guillerette que la pompière retourna à son foyer, épuisée par cette journée intense. À peine prit-elle le temps de survoler les images du drame sur les différentes reviews.

***

Nauséeux. Assoiffé. Faible. Confus.

Tel fut l'état de Quentin à son réveil. Peu à peu, des sons lui parvinrent, sans qu'il ne parvienne à en déterminer l'origine ou la signification...

Bip... Bip... Bip...

Bip... Bip... Bip... Bip...

Bip... Bip... clac clac clac clac Bip clac clac... Bip... Bip...

Les oreilles lui sifflèrent, des odeurs chimiques achevèrent de le rendre malade. C'est pourtant avec effort qu'il battit des cils, avant d'émettre un grognement étranglé sous la violence de la lumière.

Les choses tournaient, autour de lui. Quentin se sentait prit dans un lent syphon cotonneux. Peu à peu, il comprit que des gens se succédaient à son chevet, sans qu'il ne parvienne à déterminer le temps que chacun lui accordait. Mais on s'occupait de lui, à n'en pas douter.

Il s'en souviendrait longtemps, de ce barbecue.

Hôpital. Voilà, depuis le temps qu'il cherchait le terme ! Au moins, il ne se trouvait plus dans le ravin.

Une pellicule de sueur le couvrit aussitôt. Pour le moment, il planait trop pour déterminer quelles sensations physiques il éprouvait, mais cela ne l'empêchait pas d'angoisser.

Vint un moment où, enfin, son esprit supplanta le coton glauque qui l'avait emprisonné jusque-là. Quand il parvint à fixer son attention sur ce qui l'entourait, il obtint la confirmation qu'il se trouvait dans un hôpital, relié à diverses machines bipantes et une bonne centaine de perfusions au bas mot.

Tandis que son regard dérivait, il atterrit sur un bouquet de fleur. Qui pouvait bien avoir posé ça là ? Il devait s'agir d'une erreur, ou de quelque chose destiné à quelqu'un d'autre. De belles fleurs qui allaient mourir, sans leurs racines... Une silhouette blanche surgit dans l'encadrement de la porte, et avança à grande vitesse sur lui.

  • Oh, vous êtes réveillé monsieur ? Prenez votre temps, vous avez passé douze jours dans l'inconscience, nous avons fait notre possible, mais vous aurez certainement quelques difficultés à vous mouvoir pendant quelques mois encore. Je reviens avec un docteur, il va procéder à des vérifications de routine.

L'apparition disparut, pour revenir un battement de cils plus tard, accompagnée d'une seconde silhouette blanche. Quentin subit les examens avec stoïcisme, et éprouva du soulagement quand ses tortionnaires quittèrent les lieux. Tout du moins, il y crut et l'avait espéré, jusqu'à ce que l'une des silhouettes lui lance :

  • Oh, une jeune femme tenait absolument à être prévenue de votre réveil, elle devrait avoir une bonne surprise à sa prochaine visite ! C'est à dire d'ici... douze minutes. Vous avez une amie fidèle, monsieur, vous avez de la chance.

Confus, Quentin tenta de décrypter l'information. Trop épuisé, il s'immergea finalement dans un flottement salvateur et reposant. Jusqu'à ce que...

Quelque chose de grand et gris perle s'agitait. Levant les yeux, il déglutit.

Une inconnue à cheveux courts, petite et plus musclée que lui se penchait en sa direction. Le T-shirt menaçait d'exploser aux manches, malmené par l'épaisseur des bras et des épaules de la jeune femme.

  • T'es réveillé ?

Il tenta de répondre avec une autre question, mais ne parvint qu'à croasser un filet de bave agrémenté de bulles. Il éprouva une gêne étrange au menton et sur le côté de la bouche. En voulant toucher, il se rappela des myriades de fils plantés dans sa main et renonça à son inspection en grimaçant.

  • Ben on dirait ! J'm'appelle Lydie, c'est moi qui t'ai ramassé dans le ravin pendant l'incendie ! Oh, au fait, ça douze jours déjà ! Dis donc, maintenant que tu dégonfles et porte moins de bandages, tu es encore plus mignon que je ne le pensais.
  • Bo... jour...

Son râle les amusa tous les deux. Elle ne parlait pas particulièrement vite, prenait même le soin d'articuler. Lydie se servit de Quentin comme d'une table pour poser en équilibre précaire son nouveau bouquet de fleurs. Leur conversation fut laborieuse, mais ils parvinrent à échanger quelques mots. Puis quelques phrases...

  • J'ai soif...
  • Désolée, le médecin a interdit que je t'offre à boire. Le risque de fausse route est trop important, après ton temps dans le coma. Il te faudra une rééducation pour tout...
  • Cimer quand même... coma ?
  • Oui, d'abord tu t'es évanoui, puis comme le réveil risquait d'être trop violent, les soignants t'ont maintenus dans l'inconscience le temps que le pire passe. Puis ils t'ont laissé te réveiller naturellement.
  • Ah...
  • Tu t'intéresses à quoi dans la vie ?
  • Euh... tout ?

De toute évidence, cela déplut à la femme. Alors il préféra enquêter.

  • Et... toi Lydie... qui es-tu ?
  • Oh, juste la pompière qui t'a ramassé. Tu avais commencé à brûler quand je suis passée, mais tu t'en sors vraiment bien, sacré veinard.
  • Mon bol a l'air de te plaire...
  • Visionnaire le miraculé !

Tout le temps dédié aux visites s'écoula. Quand Lydie fut chassée par les blouses blanches, Quentin se rendit compte avec stupeur qu'un miracle avait eu lieu. Aucun soignant ne l'avait cru capable de tenir une conversation aussi pousée dès son réveil. Et pourtant, Lydie l'en avait rendu capable. Le brûlé devait toutefois reconnaître qu'au départ de sa sauveuse, il s'était aussitôt évanoui, pour être réveillé par le changement de ses perfusions.

Au fil du temps, il apprit le bilan de ses blessures : une aile du bassin fracturée, des cicatrices à vie au visage, bon nombre de contusions qui s'estompaient lentement, et surtout des capacités respiratoires très diminuées. Le camping allait lui coûter des années de boîterie, un sourire tordu et de mauvais poumons... mais avait aussi apporté Lydie dans sa vie.

Ses amis aussi, vinrent le voir. Mais personne ne lui donnait autant d'énergie que Lydie. Il eut du mal à lui avouer, pendant sa convalescence, qu'il n'aimait pas recevoir des fleurs, mais sa remarque la fit rire.

C'est ce rire résonnant, immanquable qui acheva de le charmer. Cette femme, quand elle riait, impossible de la manquer. Une blague par SMS, et il serait certain de la trouver dans la foule la plus dense. L'idée lui plaisait beaucoup.

D'autant plus qu'elle s'intéressait à tout. Aussi se mêla-t-elle sans peine à son groupe d'amateurs de camping sauvage, qu'elle plia avec naturel à une rigueur toute militaire.

Il s'en souviendrait, de ce barbecue.

Ça oui.

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