Morgana - Prière a un sanctuaire en ruines
Rin se prit le pied dans une racine, trébucha et se rattrapa juste à temps pour ne pas perdre l'équilibre. Quelques foulées plus loin, sa grand-tante se retourna.
« Tu veux que je vienne te tenir la main ? Ha ha ! » ricana-t-elle.
« Non », marmonna-t-il. Sa grand-tante Peria avait les cheveux blancs comme la neige et le dos voûté par l'âge. Elle était malgré cela légèrement plus grande que Rin. Il aimerait être aussi grand que son horrible grand frère ; il les dominerait tous deux de toute sa taille s'il était là.
Rin ne s'était jamais aventuré dans cette partie des bois auparavant. Les pins se faisaient plus nombreux et plus denses, si bien que la lumière du soleil de midi était réduite à une lueur dans les ténèbres.
Plus avant, Tante Peria s'arrêta. À première vue, il pensa qu'elle se tenait devant un rocher moussu, mais en s'approchant, il distingua les restes d'une silhouette de pierre érodée par le temps. Rin tripota les cailloux qu'il gardait dans sa poche.
« Aha ! Sais-tu qui c'est ? » demanda Tante Peria.
Euh, une vieille noble de la ville, ou quelque chose comme ça ? » dit Rin.
« Oh, non ! » dit Tante Peria d'un air jovial. « Pour beaucoup, elle n'était guère plus qu'un mythe, une ombre. Une entité connue sous le nom de la Voilée. »
Tante Peria approcha sa lanterne de la silhouette. Il ne restait du bras gauche de la statue que l'épaule, mais la paume de sa main droite était ouverte, comme une invitation à avancer. Sur sa tête se trouvait ce qui avait dû être un délicat voile de pierre, désormais recouvert de lierre. Des moignons couverts de plumes s'élevaient de ses épaules, brisés et usés. Rin pouvait distinguer qu'une partie de son visage s'était effondrée de manière grotesque, et il frissonna. La moitié intacte n'était guère plus rassurante ; l'œil restant était cerclé de taches, et son expression malveillante laissait penser qu'elle était sur le point de cracher du venin.
« Elle ne te plaît pas ? » demanda Tante Peria, visiblement amusée. « Tu n'es pas le seul. Elle n'est pas très appréciée. Mais elle sait tout ce qu'il y a à savoir sur la vengeance. »
Rin écarquilla les yeux. Il avait pourtant été aussi discret que possible.
« Oui, oui, j'ai entendu les cailloux s'entrechoquer dans ta poche. Je sais que tu as prévu de prendre ta revanche sur ton frère. Tu sais, il n'avait pas l'intention de te faire du mal. »
« Il m'a donné un coup dans l'œil avec le plat de sa hache ! » sanglota Rin. « Tu crois vraiment qu'il n'a pas fait exprès ? C'est à lui que tu devrais faire la leçon ! »
« Il essayait de te montrer comment couper du bois. Tu sais très bien qu'il ne te ferait jamais de mal intentionnellement. »
« Il mériterait son propre œil au beurre noir ! »
« Et quel genre d'enseignement penses-tu qu'il en tirerait, hmm ? »
Rin devina que sa réponse ne plairait pas à Tante Peria et choisit de rester silencieux.
« Tu n'as plus rien à dire ? Dans ce cas, je vais te raconter une histoire », dit Tante Peria. « Ouvre grand tes oreilles ! »
Rin s'assit face à la statue. Il posa sa tête dans ses mains en soupirant.
Il y a bien longtemps, dans des bois sombres et reculés, si denses qu'on ne pouvait y apercevoir ni le ciel, ni les étoiles, la Voilée vivait recluse, loin de toute forme de civilisation. Peu de gens l'ont rencontrée, mais la rumeur disait qu'elle était aussi vieille que l'aube elle-même, et que sa sagesse et son esprit n'avaient pas d'égal. Les gens lui rendaient visite pour régler les conflits embourbés ou demander l'absolution, s'en remettre à sa sagesse ou à son jugement, et parfois à la recherche de châtiment. Cependant, la prudence était de mise, car ses leçons étaient réputées pour être rudes.
Un jour, un clerc et son initié gagnèrent les bois à la recherche de la Voilée, car l'initié avait fauté. Dans un accès de colère, il avait frappé son aîné avec un encensoir. L'encens incandescent avait laissé sur le visage du clerc une cicatrice grotesque. L'initié, conscient de sa faute, cherchait la rédemption.
Ils voyagèrent pendant un jour et une nuit avant de trouver la Voilée.
Ils entrèrent dans une caverne illuminée de bougies. De l'eau coulait du plafond et d'étranges potions étaient entassées contre les murs. Il y régnait une puanteur de cimetière et de mousse. Le sol était tapissé de dizaines de plumes noires comme la nuit.
Une silhouette émergea silencieusement des ténèbres pour venir à leur rencontre : la Voilée. Un linceul noir masquait les traits de son visage, mais l'éclat surnaturel de ses yeux violets passait au travers. Elle marchait pieds nus sur le sol de pierre froid. Quand l'initié lui conta son histoire, elle ne le quitta pas des yeux.
Je vois que ce n'était pas un accident", dit enfin la Voilée. Sa voix si rarement entendue lacérait l'air comme des ronces. "Tu as agi en connaissance de cause. Pourtant, le fait d'avoir blessé ton maître te peine."
"C'est vrai, je souhaite me repentir de mes péchés pour me débarrasser de cette culpabilité qui me ronge."
"Un cœur humble a de nombreux enseignements à tirer de sa culpabilité. Pourquoi avoir frappé ton maître ?"
"J'ai agi sous le coup de la colère. J'ai eu tort."
"Peut-être. Quelle était la source de ta colère ?"
L'initié regarda le clerc avant de baisser les yeux.
"La bêtise m'a poussé à interrompre la leçon qu'il donnait à un autre élève", dit l'initié.
"Et quelle était cette leçon ?"
Avant que l'initié ne puisse répondre, le clerc s'interposa.
"J'enseigne à mes élèves de bien des façons", dit-il. "Je leur apprends les manières, la patience et la retenue. J'use du fouet si cela me semble nécessaire. Je n'y prends aucun plaisir ; l'enseignement est un devoir sacré."
La Voilée regarda attentivement le clerc. Ses yeux semblaient le transpercer de derrière le voile.
"Sauf que vous y prenez du plaisir", dit-elle.
"Je vous demande pard..."
"Dites-moi, maître, vos leçons servent-elles vraiment à éduquer vos élèves ? Ou bien les punissez-vous pour vous repaître de leur souffrance ?" demanda la Voilée.
"Non", interrompit l'initié. "C'est impossible, il le fait pour notre bien..."
Le clerc leva la main et frappa le garçon.
"Je n'ai pas besoin de tes mensonges fétides pour me défendre", cracha le clerc, le visage rouge de colère.
La Voilée ouvrit la main et le clerc se retrouva entravé par des chaînes de flammes sombres. Les liens brillaient d'une lumière violette surnaturelle, et malgré ses efforts, il ne pouvait se libérer.
"Tu viens à moi pour châtier quelqu'un d'autre", siffla-t-elle. "Tout en ignorant tes propres péchés. Ta fierté maladive gonfle à mesure qu'ils te reviennent, clerc. Comme tu refuses de leur faire face, je vais t'infliger les mêmes souffrances que celles que tu as causées."
À l'aide des chaînes qui l'entravaient, la Voilée le força à subir la honte, la souffrance et la solitude qu'il avait infligées à ses élèves. Le cœur du clerc s'arrêta pendant un instant, accablé par un poids nouveau qui comprimait son âme. Il tomba à genoux, prisonnier d'un tourment amer. Des flammes d'ombre lui léchaient la chair.
"Arrêtez, je vous en prie, arrêtez !" cria l'initié. "Je vous en prie, punissez-moi à sa place. Il a assez souffert !"
"Même maintenant, tu le défends", dit la Voilée. "Ce misérable a encore beaucoup à apprendre avant d'être délivré par la douce étreinte de la mort. Il lui faut ressentir la douleur qu'il a infligée afin de ne plus jamais faire de mal. Tu es venu en quête de réponses ; elles sont désormais ton fardeau."
Dans les jours qui suivirent, il n'y eut aucune trace de l'initié au cloître. Lorsque la faim et la fatigue finirent par le submerger, il en oublia de craindre le fouet de son maître. À son retour, il découvrit que le clerc était un homme nouveau. Le mépris et la cruauté avaient laissé la place à la patience et la douceur. Et bien que la brûlure de son visage ne fût pas encore guérie, la leçon de la Voilée l'avait marqué plus profondément encore. »
Tante Peria posa sa lanterne à la base de la statue. La moitié de son visage de pierre était enveloppée de ténèbres, et des ombres vacillantes coulaient le long de son voile comme des larmes.
Sois vigilant lorsque tu souhaites infliger une punition, Rin. Peux-tu donner à ton frère une leçon qui fera de lui quelqu'un de meilleur ? Même s'il avait fait exprès de te frapper, une punition égoïste n'accomplirait rien. »
Rin caressa les cailloux dans sa poche.
« C'est vrai qu'il s'est excusé. Après que je suis tombé sous la force du coup », dit-il. À contrecœur, il laissa tomber les cailloux à terre.
« Merveilleux ! Remercions la Voilée. »
Tante Peria ouvrit la lanterne et souffla la bougie.
« N'oublie jamais : la vengeance naît de l'orgueil, mais l'enseignement est une preuve d'altruisme », dit-elle. « Et je t'ai à l'œil, au cas où tu l'oublierais ! Ha ! Et peut-être que la Voilée aussi ! »
Rin observa la fumée serpenter autour des yeux de pierre vides de la statue, enveloppant sa silhouette de ténèbres. Lorsqu'il se retourna, Tante Peria était déjà repartie à travers les arbres, en direction du village. Rin se hâta de lui emboîter le pas.
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