Scène 8 - Sur la scène du massacre
Il se tenait debout sur la chaussée d’une rue goudronnée qui descendait abruptement vers un petit rond-point. Des alignements d’arbres ombrageaient les trottoirs. À moins d’un mètre devant lui, une voiture semblait lui foncer droit dessus. Semblait seulement, car elle restait à l’arrêt ; dans une immobilité parfaite. D’ailleurs, rien ne bougeait autour de lui. Tout était fixe. Les gens interrompaient leur marche dans d’étranges postures, les oiseaux paraissaient suspendus dans le ciel par des fils invisibles et les feuilles ne vibraient sous aucun vent. Il errait dans un temps suspendu, un arrêt sur image surnaturel.
Comme ils l’avaient exigé, Christopher avait été matérialisé aux abords de l’école juive. Il distingua immédiatement la massive porte d’entrée. Elle lui parut tout d’abord close, puis il remarqua qu’elle était également ouverte. Deux panneaux métalliques obturaient bien l’entrée, mais deux autres étaient rabattus sur les côtés. Christopher reconnut là le premier signe de ce fameux écho.
Conscient que sa collègue l’entendait toujours, il décrivit à haute voix ce qu’il voyait :
— Je suis devant l’école. Je vais entrer.
D’un mouvement de pouce, il se déplaça vers le portail et tendit le bras pour pousser le panneau qui lui barrait le passage. Sa main ne rencontra que le vide. Évidemment… Il ne pouvait rien toucher dans cette réalité virtuelle. Il avança donc tout droit vers l’obstacle, et tel Harry Potter fonçant sur le pilier du quai 9 ¾, il passa à travers la porte.
— Je rentre dans l’école.
Ce qu’il trouva à l’intérieur lui coupa la respiration.
Le logiciel avait reconnu le sang et l’avait peint en rouge. La justesse des détails le saisit à la gorge.
— C’est… c’est un véritable champ de bataille. Je crois que l’écho a tout démultiplié. Je vois encore plus de corps, de sang et de morts. On dirait les images qui ont tourné sur les réseaux sociaux, celles qui montraient le Bataclan après les…
— Agent Lourme, nous ne sommes pas seuls. Fermez-la et ne parlez que si c’est réellement nécessaire.
Christopher se mordit l’intérieur de la joue. La douleur lui permit de contenir un peu le cocktail de sentiments négatifs qui l’envahissait. Clarice avait raison : il ne pouvait pas partager son fardeau avec elle au risque de dévoiler des informations confidentielles. Il allait donc devoir supporter l’horreur tout seul et, pour cela, mettre de côté les éléments de cette scène qui n’avait pas d’importance pour son enquête. Oublier les jeunes victimes qui gisaient sur le gravier de cette cour, faire abstraction des expressions terrifiées qu’il croisait, ne pas voir les larmes et les blessures. Il devait se concentrer sur son objectif et localiser le criminel. Pour s’aider, il se concentra sur l’idée que tout ceci n’était pas réel. Une image. Un peu comme un jeu vidéo.
Sauf que ce n’était pas un jeu vidéo. Il n’y avait eu ni trucage, ni effets spéciaux pour obtenir cette réalité en 3D. Ce n’étaient pas des figurantes.
Un goût détestable de bile s’insinua et une nausée insoutenable le submergea. Son estomac se contracta et il se plia en avant, mais juste avant qu’il ne rende l’intérieur de son estomac, il fut stoppé net par une silhouette noire qu’il venait d’apercevoir.
— Merde, lâcha Christopher.
— Quoi ? demanda Clarice.
— Je le vois. Ce salaud, je l’ai trouvé.
Christopher slaloma entre les cadavres et les mourantes, impossible pour lui de passer au-dessus d’un corps, aussi virtuel qu’il soit. Malgré lui, il vit. Les murs censés les protéger avaient piégé les lycéennes en les empêchant de fuir. Le carnage était bel et bien accentué par l’écho, qui avait multiplié par deux ou trois les blessées, transformées en jumelles ou triplées agonisantes. Sous les yeux de Christopher, elles mourraient plusieurs fois, souffraient plusieurs fois.
Au terme de ce parcours qui lui sembla durer une éternité, la présence du terroriste se confirma. Il était bien là. Et plus d’une fois.
Le premier « clone » que Christopher repéra portait toujours sa cagoule et utilisait un fusil-mitrailleur. À cinq mètres en retrait, le second terroriste se faisait plaquer par derrière par un homme plus grand et plus lourd. Sans doute Monsieur Deschamps.
Instinctivement, Christopher balaya les environs à la recherche d’Emma. Il ne trouva la jeune témoin nulle part. Ne se trouvait là qu’une jeune fille métisse au visage poupon, ainsi qu’une rousse à lunettes toucher au niveau du ventre. Comme Emma… songea-t-il. Quel gâchis.
Si le temps n’avait pas pressé, il aurait pu chercher plus longtemps la présence de la rescapée parmi les lycéennes amassées autour de lui. Au lieu de ça, il se dépêcha de reporter son attention sur le troisième exemplaire du terroriste. Celui-ci pointait son pistolet automatique sur un second Monsieur Deschamps et – le cœur de l’agent de police battit plus fort contre sa poitrine – il ne portait pas sa cagoule.
— Je le tiens, Clarice ! commenta Christopher. Je le vois.
Sarah Mouet avait bien piégé dans sa machine les traits de l’homme le plus recherché du pays, surpris d’une manière qu’il n’aurait jamais pu anticiper. Christopher s’approcha encore plus près du criminel pour mieux analyser sous tous les angles son visage empli de haine.
La précision de la capture était telle qu’on distinguait l’implantation des poils et le plus infime grain de beauté. Une rougeur de colère colorait même son épiderme. L’agent de police se demanda comment l’ordinateur avait pu deviner qu’il fallait colorer cette joue avec cette teinte-ci, cette nuance précise. Peut-être mesurait-il la chaleur émise par les atomes ou bien la présence de sang dans les muscles ?
Quoi qu’il en soit, le visage du terroriste divergeait grandement du portrait-robot qu’il avait fait quelques heures plus tôt. Cet homme avait bien dix ans de plus que le signalement qu’avait donné Emma et ses cheveux coupés en brosse, légèrement dégarni sur les tempes, tenaient plus du châtain que du brun.
Décidément, l’esprit humain n’était pas très fiable. Christopher n’en fut même pas surpris. Il avait connu tant d’expériences qui lui avaient maintes fois démontré combien la mémoire était subjective. Lors de ses études, on lui avait raconté l’histoire de cette femme qui avait croisé le chemin de Guy George et en avait réchappé. Elle avait déclaré aux enquêteurs que son agresseur était d’origine maghrebine. Elle avait juré qu’elle était sûre d’elle. Son témoignage paraissait crédible, car elle avait passé un long moment avec lui, plusieurs heures, et qu’elle avait eu l’occasion de très bien le voir. Pourtant, quelques mois plus tard, confrontée au véritable Guy George, qui venait d’être confondu par des traces ADN, elle ne l’avait pas reconnu. L’image qu’elle avait gardée dans son esprit était très différente de la vérité, et plus le temps avait passé, plus cette image s’était écartée de la réalité. En fait, plus un témoin se trouvait dans une situation traumatisante, moins il fallait accorder de crédit à son témoignage. Et c’étaient pourtant bien eux que Christopher interrogeait, évidemment. C’était ainsi, celui qui avait le mieux vu l’agresseur était aussi celui qui serait le moins à même de le décrire fidèlement. Quel paradoxe !
Néanmoins, si les traits du terroriste s’écartaient grandement du portrait-robot, ils se rapprochaient étrangement d’un visage que l’agent Christopher Lourme reconnaissait. Il ne lui fallut que quelques secondes pour se forger une opinion, non une certitude. Christopher aurait pu le jurer sur la tête de Sten : il connaissait l’identité de l’homme qui avait tué ces jeunes filles, aussi sûrement qu’il n’oubliait jamais un visage.
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