Chapitre 1 - Chants de cristal (2/2)

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 « Un souci ? demandai-je.

 — L'Aia était agitée, aujourd'hui… »

 Ah bon ? S'il avait été gêné par quoi que ce soit, il n'en avait rien montré.

 « Si tu le dis », me contentai-je de répondre.

 Malgré mes nombreuses demandes depuis des années, Papa avait toujours refusé de m'apprendre le Souffle. Il prétextait ne pas avoir la moindre idée de comment s'y prendre et qu'il peinait lui-même à saisir les fondements de sa maîtrise. Je suspectais pour ma part ma mère d'influencer sa décision. Cela nourrissait une frustration que j'entendais apaiser d'une façon ou d'une autre, notamment via une méthode d'apprentissage alternative. Mon auguste géniteur refusait d'être mon professeur ? Très bien. J'en avais trouvé un autre.

 « Écoute ! »

 Attentif, le regard perdu dans les cimes, mon père me fit signe de rester immobile. J'ignorais ce qu'il espérait entendre avec le chahut provoqué par les feuilles, mais je tendis néanmoins l'oreille selon sa consigne. Si, au départ, je ne percevais rien de particulier dans les tintements habituels des bois, c'est après de longues secondes d'étude que je pris conscience de ce qui n'allait pas. Plus j'écoutais et plus l'impression se confirmait : les feuilles de Sel, innombrables carillons dansant au gré du vent, sonnaient désormais dans une harmonie improbable se précisant à chaque instant. Fini les dissonances, fini le chaos, les branches battaient au rythme d'une mélodie cristalline naissante. La Sen Syss avait ses humeurs, sans nul doute, mais jamais je n'avais entendu dire qu'elle pouvait “chanter”. Émerveillée par la beauté singulière de l’événement, j'étais tout autant préoccupée par son ampleur : quelque chose de totalement anormal était en train de se produire et nous y étions plongés malgré nous.

 Comme si elle répondait aux arbres, la terre se mit à vrombir ; je pus la sentir frémir sous mes pieds. Dans sa propre variation, elle vint s'ajouter à la mélodie tel un nouvel instrument, ponctuant d'autant plus le rythme par sa lourde présence. Se mêlant à leur tour à la cadence guillerette en construction, les lucioles se dévoilèrent, clignotant et criquetant selon un nouveau thème, en complémentarité de celui des feuilles. Cela faisait des années que je connaissais l'endroit et j'ignorais pourtant qu'elles étaient capables du moindre son. C'est alors que la lueur écarlate fit son retour. Je ne la percevais que peu à travers les feuillages argentés des bois, mais je devinais à son intensité que son origine était bien plus proche que tout à l'heure. Elle aussi scintillait au même tempo.

 Si l'on excepte la singularité de son existence, la mélodie en elle-même se faisait au départ douce et apaisante, proche d'une berceuse ou d'une sérénade. Puis les secondes passèrent et l'allure accéléra ; le ton changea du tout au tout. Les feuilles de Sel baissèrent en volume au profit de la basse terrestre, qui entra dans une frénésie brutale. La délicatesse laissa la place à un tumulte violent et assourdissant.

 De moins en moins rassurée, j'allai me réfugier auprès de mon père qui, s'il ne disait rien, devait connaître une angoisse similaire. Sans que je ne m'en rende compte, ma propre respiration s'était calée sur le rythme devenu oppressant. Je me sentais traquée, poursuivie, comme si un quelconque monstre s'apprêtait à surgir dans mon dos. Je voulais m'enfuir, mais j'ignorais vers où.

 Une silhouette bestiale, venue du sud, se détacha soudain des arbres en fonçant dans notre direction. Je me blottis dans un petit cri d'effroi contre le cube de muscle à ma portée, réalisant l'apparence animale de ce qui nous chargeait. De deux fois la taille d'un ours et d'une carrure similaire, la créature présentait une gueule plus proche de celle du loup, bardée de crocs de la taille de mon avant-bras. De larges proéminences minérales, à l'apparence cousine des arbres qui nous entouraient, émergeaient du sommet de son crâne tels des bois. Sa fourrure argentée laissait tomber des gerbes de Sel à chacun de ses mouvements ; à moins que ce ne fût la violence de sa course qui projetait en l'air celui du sol.

 En d'autres circonstances, sans doute aurais-je salué la beauté de la bête, majestueuse malgré son gabarit. Hélas, pour l'heure, je ne voyais qu'un amas de griffes et de crocs de probablement plusieurs tonnes lancé à pleine vitesse vers la frêle gamine innocente et apeurée que j'étais. Dans cette même harmonie collective, la course de l'énorme bête s'était calquée sur la cadence donnée par le tonnerre tellurique, qui n'avait eu de cesse de s'amplifier.

 Comme seule réaction, Papa me poussa dans son dos avant d'empoigner à deux mains le manche de sa hache. Pas une seule seconde l'idée de s'enfuir ne lui avait traversé l'esprit, à mon grand regret.

 « Reste derrière moi. » lâcha-t-il.

 Et comment que j'allais rester derrière lui ! S'il y avait bien un endroit où je pouvais me sentir en sécurité dans le coin, c'était dans l'ombre de ses cent-quarante kilos de puissance. Pourtant, malgré la confiance que je pouvais lui vouer, je me demandai pour la première fois de ma vie si, ce coup-ci, il allait être assez fort.

 C'est à ce moment que le tempo commença à ralentir, de même que la charge du… machin, quoi que ça puisse être, qui décélérait à chaque foulée. Finalement, lorsqu'elle fut à notre niveau, la bête nous ignora comme si nous n'avions jamais fait partie de ses préoccupations. Puis, doucement, l'ambiance musicale changea à nouveau. Les feuilles se turent et laissèrent la place à de déchirants grincements plaintifs venant des troncs. Je réalisai alors que l'animal laissait dans son sillage une large traînée de sang provenant d'un flanc dans lequel se devinait une brèche béante. Pas après pas, son allure diminua encore, pour finalement stopper complètement, et, dans un soubresaut, la bête s'effondra à une quinzaine de mètres de nous.

 La lueur rouge s'éteignit, et le calme régna de nouveau.

 Mes jambes s'affaissèrent sous le poids de mon propre soulagement. Je n'avais aucune idée de ce qui venait de se produire, mais je soupçonnais l'incident clôt ; et si j'avais pu me plaindre de la tranquillité des bois plus tôt, j'en profitais maintenant avec délectation. Mon père, en revanche, ne se relâcha pas de suite. S'il était lui aussi convaincu que l'animal ne se relèverait pas, la blessure de celui-ci l'intriguait. Dégageant la fourrure ensanglantée, il révéla une entaille profonde d'une bonne main de large et aussi longue que j'étais grande. Ce qui détonait, cependant, au-delà des proportions du sillon, c'était l'état de la chair en bordure : celle-ci était littéralement calcinée. Même une lame incandescente n'aurait pu provoquer un tel résultat.

 « On rentre, décida Papa, le regard sérieux.

 — Avec plaisir. Je ramasse les sacs.

 — Maintenant. »

 Avant que je ne puisse répondre quoi que ce soit, il me souleva du sol et me remit debout.

 « On reviendra chercher le matériel plus tard. Il ne s'envolera pas. Mais je ne tiens pas à rencontrer la personne ou la chose qui a abattu cette bête. »

 Je sentis mon cœur se serrer. La fin de la fanfare sauvage avait tant apaisé mon angoisse que je n'avais pas pensé un instant qu'un autre danger pouvait nous guetter. Mais il avait raison. S'il nous fallait craindre un facteur inconnu, c'était précisément celui ayant mis à mort le monstre gisant à nos pieds.

 Sans plus de cérémonie, nous quittâmes les Bois de Sel d'un trot pressé. J'avais beau jeter des coups d’œil inquiets derrière moi tous les dix pas, confirmant à chaque fois que rien ne nous suivait, je ne me sentis à l'abri qu'une fois derrière les épais murs de pierre de notre chaumine. Ma mère s'empressa de demander des explications en nous voyant revenir sans arbre ni charrette. Nous ne tardâmes pas à lui les fournir et sa réaction ne se fit pas attendre. La table à manger fut rapidement le siège d'une brève scène de ménage.

 « C'est exactement pour ça que je t'ai demandé de réduire ta fréquence de coupe, Llimn ! L'excès de Souffle finit toujours par provoquer des catastrophes ! »

 Bien que d'une humble stature et infiniment plus fine que son homme, Maman le dominait d'une bonne tête. Elle avait beau côtoyer les quarante ans, elle en faisait presque vingt de moins. C'était normal à la Grande Jonque, expliquait-elle en référence à son hérédité maternelle, mais beaucoup moins à Vali'Etani, où les femmes vieillissaient plus vite. De son père, néanmoins, elle avait hérité de prunelles rouges et de cheveux ocre bien plus représentatifs de la région. Posée de nature, rares étaient les occasions où elle se laissait aller à hausser le ton ; mon père n'en menant alors pas large. Elle continua de remonter les bretelles de ce gros bûcheron pataud tout en assaisonnant une large portion de vin mise à chauffer au cœur de la cheminée et qui m'était probablement destinée. C'était son remède miracle pour que je me remette de mes émotions, et je n'allai certainement pas me faire prier pour en avaler un gobelet.

 « Rien ne prouve que c'est lié ! tenta de se défendre Papa.

 — Mais bien évidemment que si ! Aucun problème en dix ans, le calme plat, et au moment où ton carnet de commandes explose et que tu coupes en un mois ce que tu faisais en un an, voilà que les Bois de Sel agissent n'importe comment ! »

 Renfrogné, il accusa l'argument comme un coup de poing. Il ne pouvait nier Souffler bien plus que d'habitude ces dernières semaines.

 « Hors de question que tu y remettes les pieds avant le mois prochain ! C'est clair ?

 — Mais... et Fonenza ?

 — Rien à faire, de Fonenza ! Ils viendront le couper eux-mêmes, leur bois, s'ils en ont tant besoin que ça ! Quant à toi, jeune fille… »

 L'impérieux doigt maternel me pointa.

 « Interdiction formelle de retourner aux bois tant que je n'ai pas la certitude qu'ils sont de nouveau sûrs. »

 Je confirmai la réception du message d'un hochement de tête approbateur. Très honnêtement, les Bois de Sel étant pour moi synonyme de besogne, j'étais plus réjouie qu'autre chose par sa décision. Aucune envie d'y retourner de sitôt.

 « Laisse-moi au moins récupérer la charrette et le travail d'aujourd'hui » supplia Papa.

 Il reçut d'abord un grognement en guise de réponse, puis quelque chose d'un peu plus constructif.

 « D'accord… mais tu n'iras pas seul. Nous irons demain demander une escorte à Giren.

 — Mais… si on en parle à Giren…

 — Tu seras sans doute sommé de te calmer, oui. Non seulement il est en droit de savoir que tes bêtises mettent le bazar dans son domaine, mais ça sera également une garantie supplémentaire pour que tu cesses de Souffler dans de telles proportions. »

 Accablé et résigné, mon père s'étala de tout son large sur la solide table et soupira. Lui-même ne se sentait pas responsable de quoi que ce soit, cela se lisait sur son visage, mais les arguments de ma mère sur sa pratique du Souffle étaient tout à fait acceptables en Vali'Etani. Au moins par précaution, il allait devoir freiner un brin. Les Arbres-Sel se vendaient bien et nous avions largement de quoi tenir un moment, aussi la rentrée d'argent n'était pas un problème, mais la récente multiplication des demandes avait exacerbé sa motivation et elle retombait tel un couperet, maintenant que sa moitié refusait de le laisser travailler. A chacun de ses soupirs, il semblait se liquéfier un peu plus sur la surface du meuble.

 « Mais fais pas cette tête… »

 Comme toujours quand il déprimait, sa moue de gros nounours triste ne manqua pas d'attendrir Maman et elle s'empressa d'aller lui faire un câlin rabibocheur. Le geste était louable, mais je savais qu'elle n'allait pas revenir sur ses positions pour autant, et, estimant que les déranger dans ce genre de petit moment n'étant pas du meilleur usage, j'allai retirer du feu une casserole qui n'attendait plus que moi. Était-ce la fatigue ou le fait que mes parents ne me surveillaient pas tandis que je siphonnais seule le vin dans l'insouciance la plus totale ? Le fait est que, quelques minutes plus tard, je dormais à poings fermés auprès de l'âtre.

 C'est néanmoins dans mon lit que je me réveillai le lendemain sur le coup de Midi, happée hors des rêves par un tumulte à l'extérieur. J'examinai la cour depuis ma fenêtre : Maman n'avait pas traîné et Giren avait pris l'affaire des Bois de Sel très au sérieux : une vingtaine d'hommes armés se massaient devant la maison. Sans avoir l'allure de chevaliers ou de militaires, ils restaient bien équipés, la plupart avec des armures de cuir de bonne facture et des armes diverses allant de l'épée à la hallebarde en passant par l'arbalète. Quatre d'entre eux portaient des cuirasses aux couleurs vertes et jaunes du pays. La garde personnelle de Giren, peut-être.

 En aparté, Papa discutait avec le vieux moine et un homme que je ne me serais pas attendu à voir ici : Abrys Lodo, un scientifique d'Alveillac, une petite cité-État de l'ouest, au-delà de l'Apogée. Je le connaissais par le biais d'un ami commun, venu s'installer dans la région pour profiter d'un partenariat avec des érudits locaux. D'une peau brune et fourni d'une épaisse crinière de cheveux noirs et crépus, il ressemblait bien plus aux habitants de la Jungle d'Emindi et du reste de Vali'Etani que nous ne le faisions nous-mêmes. Le Trépas, et ses ressortissants pâles et roux, était une exception proche de l'anomalie en cette latitude. J'ignorais si mes parents avaient déjà eu le déplaisir de s'entretenir avec Abrys par le passé. Je savais le personnage détestable et sa présence seule tua dans l’œuf toute forme de curiosité quant à leur discussion. Parler avec le professeur Lodo pouvait être un exercice des plus éprouvants, et je doutais d'avoir ma place parmi eux ; aussi me contentai-je d'épier la troupe depuis l'intérieur, saluant d'un sourire et un petit geste de la main ceux qui m'apercevaient par hasard. Certains me répondirent du même geste, aimables malgré une tension évidente. Seul l'érudit semblait détendu ; il paraissait même d'excellente humeur. Je n'eus cependant guère le loisir d'étudier la scène bien longtemps, car le groupe mit rapidement les voiles vers la Sen Syss.

 Je restai ainsi seule avec ma mère le temps de leur escapade. Je la sentais inquiète et par effet de contagion l'étais également. Heureusement, quelques heures plus tard, c'est avec la charrette, l'arbre coupé et les sacs de Sel qu'ils revinrent. Les humeurs étaient inversées : les hommes d'armes riaient entre eux, décontractés, alors que le professeur affichait une mine soucieuse. Le groupe se dispersa et chacun s'en retourna chez soi. Je ne pus obtenir aucune information de la bouche de mon père ce soir-là. Il me confia seulement qu'à leur arrivée, le corps de la bête avait disparu.

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