3.
Ma première nuit à Savigny fut plutôt pénible.
Après m’avoir aidé à installer tous mes meubles, j’avais invité mes deux déménageurs d’amis et on avait commandé des pizzas pour le dîner ; dîner qui s’était éternisé jusqu’à plus de 2 heures du matin.
Durant la nuit, l’estomac brûlant, plié en deux à chaque spasme, j’avais passé mon temps à me réveiller tous les quarts d’heure et à maugréer. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. La bière et le vin passaient encore, mais le Cognac avait tendance à me ruiner les entrailles et il fallait bien avouer qu’on y avait été un peu fort sur cet excellent Xo. Le président de l’association qui organisait le salon littéraire annuel de Poitiers me l’avait offert trois ans plus tôt. Je commençais à être très connu à ce moment-là. J’avais d’ailleurs constaté à quel point la qualité des cadeaux avait sacrément augmenté depuis ma notoriété. Quelques mois plus tôt, on m’aurait filé un bloc-notes et un paquet de stylos Bic. Et quelques mois avant ça, je n’aurais même pas été invité.
Je me réveillai vers midi. J’avais laissé la fenêtre et les volets ouverts car il faisait une chaleur insoutenable dans la chambre. Un léger courant d’air venait me caresser la peau.
Je me levai et enfilai un short qui traînait dans une valise débordant de tout un tas de vêtements. Il était grand temps de me prendre un peu de temps dans la journée, histoire de trier et de ranger tout ça dans l’armoire que Simon s’était acharné à monter.
La valise comprenait une amplitude d’au moins dix années de fringues. Certains remontaient au lycée, d’autres n’avaient pas plus de deux ans ; beaucoup étaient des chemises froissées que je portais lors de mes tournées aux quatre coins de la France.
Je fouillai dans le sac et tombai sur ce t-shirt slim frappé de l’année 2015. Je me souvins de ce jour pas si lointain où Hélène m’avait proposé de l’essayer pour voir. Je n’avais pas osé me regarder dans la glace, le sourire de ma femme ayant suffi à me faire prendre conscience que j’avais pris du poids durant ces dix dernières années. Je n’avais pas tout de suite compris le but de sa démonstration, hormis le fait que ça devait la faire rire de me voir ridicule. Cela faisait pourtant partie de son message qui disait : « Tu es en train de changer mon cher Damien. »
J’abandonnai mon envie de trier ce tas de guenilles et sortis de la pièce.
Depuis la mezzanine, je ne pus m’empêcher de jeter un œil sur le salon avant de descendre. Ce dernier représentait la pièce la plus en ordre de la maison, et ça me plaisait. C’était même une des rares choses qui parvenait à me donner un peu de moral. Il fallait dire qu’avec pour seul mobilier une table basse, un canapé et une commode, il était difficile de trouver matière à du désordre.
Une fois en bas, je m’assis sur le bord du canapé. J’avais un peu mal à la tête mais j’avais connu de plus vilaines cuites. J’observai mon environnement, calme et silencieux ; même le réfrigérateur se taisait. Les rayons du soleil heurtaient la pierre de Jaumont de la cheminée au point de se demander qui était la source de lumière entre les deux. Je ressentais une véritable plénitude lorsque je me trouvais là, surtout si j’allais à m’appuyer contre le linteau tout en observant la cour.
Je décidai d’aller faire un tour dans le village, histoire de me débarbouiller l’esprit. J’enfilai donc le t-shirt blanc et bleu de ma maison d’édition et quittai ma demeure.
Savigny était formé de deux rues en forme de L avec une succession de petites ruelles qui s’étaient créées perpendiculairement. La rue principale était la partie la plus ancienne du village ; une partie composée de maisons mitoyennes qui furent jadis des fermes pour la plupart. La base du L se caractérisait par une succession de propriétés plus récentes et datant principalement des années 1980. Époque où la municipalité avait accordé des permis de construire à tout-va. Le maire, un brave type au teint rougeaud, m’avait déjà bien briefé sur ce qui était autorisé et interdit dans sa commune. Construire une maison individuelle faisait partie des choses interdites, car le village possédait un Label visiblement très important. La couleur des façades devait se rapprocher le plus possible de l’ocre de Jaumont. Il prenait un soin particulier à entretenir lui-même les espaces verts. Ce n’était pas rare de le croiser accroupi, la raie des fesses en offrande aux passants, à tailler des fleurs ou des arbustes. Pour le coup, je ne pouvais que saluer son travail. On se sentait plutôt bien en entrant dans Savigny. Il existait des villages bien plus moribonds dans les alentours.
Je fis un premier tour par le chemin jouxtant l’arrière des vieilles maisons. À ma droite se trouvaient de petits pâturages, arbres fruitiers, potagers divers. De temps en temps, une petite cabane en bois trônait au milieu d’un champ d’herbes hautes.
Nous étions au plus chaud de la journée. Les rayons du soleil venaient me larder la nuque et les bras. Lorsque je ressentais ce picotement, il était généralement trop tard, et le soleil s’était déjà occupé de moi. Je me voyais déjà à la recherche d’un tube de Biafine dans l’armoire à pharmacie. Tube que je ne trouverai pas puisque c’était Hélène qui s’occupait généralement de ces choses-là. C’était tout juste si je possédais une boîte de paracétamol à présent.
Je n’avais croisé que deux personnes lors ma première boucle : une dame avec une poussette qui me salua sans un sourire et un gamin depuis son vélo.
C’est durant mon second tour, et alors que je m’approchai de l’arrière de l’école, qu’un type m’interpella en tenant une salade dans une main et une tenaille dans l’autre. Il portait une casquette publicitaire remplie de lettres – probablement une assurance ou une connerie du genre –, une combinaison à fermeture éclair intégrale et une de ces paires de sabot en plastique peu glamour avec des trous partout dedans.
— Alors c’est vous, lança-t-il d’une voix éraillée.
Il avait l’air complètement bourré.
— Moi ?
— Le type qui a racheté la maison des Goldman. Enfin, l’ancienne ancienne ancienne…
Comme je ne comprenais pas un mot de ce qu’il me racontait, je fis quelques pas dans sa direction en prenant bien soin de ne pas piétiner sa terre fraîche.
— Excusez-moi, je ne vois pas trop où vous voulez en venir.
— Vous êtes écrivain, c’est ça ? C’est le maire qui me l’a dit. Il dit tout à tout le monde ce con-là.
— Oui, répondis-je sans dissimuler mon sourire.
Mais je n’ajoutai rien. D’ordinaire, j’attendais de savoir si ça intéressait les gens. Je n’étais pas du genre à me vanter où tout simplement à citer mon nom pour tester l’effet.
— Vous avez eu de la chance de récupérer la maison. Vraiment du pot même. Parce que c’est pas l’agence de ce bourricot en jean moulant qui aurait dû avoir le mandat. Mais comme le père Hochard pourrit à l’hôpital, ses gosses n’ont pas voulu se faire chier et ont nommé cet imbécile.
Je restai à l’observer, dubitatif.
— Le père Hochard ?
— C’est à lui que vous avez acheté la maison. Le pauvre type se casse le cul à retaper sa baraque et il chope une saleté de cancer.
Le jour de la signature de l’acte de vente chez le notaire se rejoua dans ma mémoire, et c’était bien le nom qui figurait sur les papiers. Hochard Jean-François. Mais c’était effectivement quelqu’un de plus jeune qui s’était occupé de la signature.
— En effet, ça me revient.
— Vous étiez pas le seul, vous savez ?
— Je me doute.
— Non, non. Vous ne vous en doutez pas. Pas du tout même.
Il venait de dresser la tête comme un animal sauvage qui vient d’entendre un bruit suspect.
— Vous ne vous doutez de rien et ne savez rien, reprit-il. Vous vous êtes pointé avec votre pognon et avez doublé tout le monde sur la maison des Goldman. Je pense que vous êtes quelqu’un de peu fréquentable. Un type du genre de BHL ou DSK, voire pire.
Je marquai un pas de recul, plutôt déstabilisé par ces comparaisons sans queue ni tête. Quant à ce Goldman… mais de quoi parlait-il ?
— Je pense que je vais continuer ma balade. Bonne journée.
Le vieux serra les mâchoires.
— C’est ça, murmura-t-il.
Puis il se retourna, perdit brièvement l’équilibre mais évita la chute de justesse. Je l’aurais laissé se débrouiller la gueule dans la terre si cela avait dû arriver.
Je continuai ma marche, l’air pensif et le pas rapide. Je voulais m’éloigner de ce type. J’en avais croisé des gens bourrus, mais celui-ci tenait de la légende.
Arrivé à l’angle du L du village, on trouvait un petit terrain multisport équipé de paniers de basket. Deux gamins d’une douzaine d’années y tentaient quelques trois points. Je lançai un bonjour auquel ils répondirent par le même mot, tels de polis gosses de riche qu’ils étaient.
Puis je coupai par le cœur du village afin de boucler mon tour.
Je fus étonné par le nombre de gens qui trainaient devant leur maison, à laver leur voiture ou simplement à bricoler leurs volets ou leurs pots de fleurs. Tous me saluèrent sans en ajouter des tonnes. Certains me reconnaissaient peut-être, d’autres non. Toujours était-il que personne ne s’attardait sur moi. Les riverains de ce côté du village semblaient bien plus sympathiques que le vieux grincheux. Mais je ne lui en voulais pas pour autant. Ce n’était qu’une personne après tout. Je n’avais rien à reprocher à Savigny et j’étais très heureux d’y avoir élu domicile.
À en croire certaines personnes de ma maison d’édition, j’avais pourtant – encore – fait une sacrée connerie en restant dans le pays messin. Selon ces mêmes personnes, il était préférable de résider en Ile de France ou, à la rigueur, en Provence ou quelque part sur la côte Ouest ; en Vendée par exemple, c’était tellement plus sexy que la Lorraine. On tenait le même discours aux nouveaux auteurs de province, un sempiternel : « Tous nos écrivains gravitent autour de Paris. Tous sont disponibles en moins de deux heures pour un plateau télé ou une radio. Pourquoi s’entêter à rester dans votre région, hein ? Qu’est-ce qu’il y a dans votre région ? »
Tous finissaient par accepter de déménager. Tous sauf moi, et peut-être deux autres pointures qui vivaient en Savoie pour l’un et près de Laval pour l’autre.
Après tout, la capitale n’était qu’à 1 heure 20 en train. Je pouvais me rendre aussi vite chez Radio France que quelqu’un vivant dans la couronne bourgeoise de la capitale.
Je sentis mon téléphone vibrer dans ma poche.
Quand on parle du loup...
C’était Franck, mon responsable éditorial. Je savais ce qu’il me voulait. Il attendait quelque chose comme des milliers de lecteurs attendaient.
— Salut, Damien, dit-il.
— Salut. Toujours pas, dis-je en anticipant sa question à venir.
Il y eut un silence puis un long soufflement.
— Écoute, je sais que c’était compliqué pour toi des derniers temps mais ça commence à faire long, fit-il d’un ton exaspéré. Trop long. On n’arrête pas de me casser les oreilles avec toi. Tu le sais.
— Je le sais.
— Alors qu’est-ce que tu fous bordel ? As-tu au moins l’once du début de quelque chose ?
Je sentais le ton monter. On franchissait une étape dans le lien « employeur / salarié ».
Il fallait dire que ça faisait quasiment trois ans que je lui promettais un nouveau manuscrit. Trois ans que je le faisais tourner en rond, l’obligeant à se justifier auprès de sa direction. En réalité, j’en avais commencé quatre. Un avait fini directement dans la corbeille de mon Mac au dix-millième mot. Les trois autres étaient globalement trois fois la même histoire racontée différemment. Et trois merdes pour être honnête.
— Je...
— Non, coupa-t-il. Non, non et non. Ne me dis pas que ce sera le mois prochain. Tu es où ?
— Chez moi. Enfin... dans le village. Je me balade.
— Tu te balades ! s’esclaffa-t-il. Bien, très bien ça. Alors je vais te dire ce que tu vas faire. Tu vas retourner dans la maison de ton bled à la con, allumer ton ordi et m’envoyer immédiatement le texte sur lequel tu travailles. Tu entends ? Je veux quelque chose. Je vais voir avec Clarisse et l’autre idiot de Théo pour corriger, compléter ou essayer de terminer la merde que t’auras pondu.
Je ressentis une petite poussée d’adrénaline. Pas par peur de Franck, non, ce type n’était nullement inquiétant, mais juste parce qu’il hurlait dans son téléphone et que je ne voulais pas qu’on l’entende.
— Ok, ok, répondis-je tout en sachant que je ne ferai rien.
— Je connais ce ton, Damien. Tu m’as déjà joué ce morceau de flûte. Si je n’ai rien dans l’heure, ton contrat saute et tu es viré. T’as déjà amplement dépassé tous les délais dans lesquels tu t’étais engagé et on est en droit d’attaquer. Crois-moi que je connais quelques personnes qui n’hésiteront pas à traîner ce qui reste de toi devant les tribunaux pour que tu rendes toutes les avances.
J’inspirai et répondis :
— C’est noté, Franck.
— Et je te préviens que...
Je coupai la conversation, pas inquiet le moins du monde quant aux menaces proférées. Ils pouvaient bien m’attaquer, je leur rendrai leur cent ou cent-dix mille euros au centime près. À cet instant, je ne voulais qu’une seule chose : rejoindre la maison. Ma maison. Dans ma région. Que Franck et sa clique aillent au diable !
Une heure plus tard, j’étais viré de ma maison d’édition.
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