Les quartiers d’Anthoea étaient tout à fait similaires à ceux des autres à sa connaissance. Son étage s’étendait sur un carré d’environ cinq cents mètres par cinq cents mètres. Sa préférence personnelle aurait été d’habiter en sous-sol, comme la majorité des autres personnes, mais tout les étages étaient pris là-bas alors le choix le plus simple avait été de demander à verrouiller fermement les fenêtres pour ne pas avoir à contempler le monde qui entourait leur Tour. Personne ne voulait plus contempler ce spectacle de désolation après tout. Ses fenêtres montraient de vieux paysages enchanteurs pour la plupart. Plusieurs galeries plus fantastiques habillaient également quelques pièces, notamment la pièce où Anthoea sculptait.

Au centre de son petit monde, une colonne épaisse prenait place, c’était l’accès principal aux autres étages. Sur l’un des bords, bien plus discrète une seconde colonne était verrouillée, un autre accès vers le reste de la Tour. Anthoea n’avait jamais franchi ces deux portes. Jamais. Sa naissance avait eu lieu dans ce qui était devenu sa chambre. Une couveuse l’avait bercé au creux de son enfance et des programmes, tous plus sophistiqués les uns que les autres, s’étaient enchainés pour l’aider à se développer.

C’était là, dans son lit suspendu, qu’Anthoea avait tiré la grande plaque de commande qui permettait de faire tant de choses pour s’inscrire au programme désiré. Le regard dans le vague, contemplant l’idée même d’un simple contact physique, Anthoea hésitait. Marguerite n’était pas pour. Bien-sûr. Le contraire aurait été plus que surprenant car si ce lot de programme existait, ils étaient totalement tabous et décadents. C’était une face de l’humanité que personne n’était réellement encouragé à explorer.

En soupirant, ses doigts se posèrent sur la liste complète des personnes qui vivaient ici. Cent personnes et pas une de plus, en effleurant leurs noms, les informations complémentaires s’affichaient. Nanae avait fait le choix de changer de programme une nouvelle fois. C’était au moins la troisième ou quatrième fois de l’année. Ses performances étaient toujours très suivies. La découverte était ce qui l’intéressait le plus et souvent, les programmes explorés publiquement étaient ensuite choisis par d’autres. Cette fois-ci, Nanae avait sélectionné « la biologie moléculaire », la fois précédente c’était « les spectacles de feu »… Machinalement, sans même y réfléchir, ses doigts firent défiler les fiches. Et si son choix était une erreur ? Et si personne n’avait envie de rejoindre un tel projet ?

Anthoea ferma les yeux douloureusement. Pour savoir, il faudrait bien oser franchir le pas. Sans même rouvrir les paupières, connaissant par cœur les mouvements nécessaires tant ils avaient été faits précédemment, les menus défilèrent pour finalement laisser apparaître l’immense liste des programmes potentiels. Les doigts suspendus en l’air, Anthoea souffla doucement. C’était le moment de le faire. Ne pas le faire serait source de regrets.

Les programmes potentiels de découvertes et d’entretiens de la culture et des connaissances de l’humanité étaient sous-divisés en de nombreuses listes. Délicatement, Anthoea alla jusqu’à la sélection qu’il avait fait garder en mémoire. Animalité. Les sous-programmes étaient particulièrement nombreux, beaucoup lui faisaient peur notamment tout ceux autour de l’agressivité et de la douleur. Son propre programme contenait une partie de contact brutaux qui le forcerait à se dépasser ou à s’arrêter… mais certains tournaient uniquement autour de ces éléments.

La sexualité à travers les âges était le programme qui lui avait semblé le plus pertinent. Il fut sélectionné en premier. Anthoea hésita, se leva, fit quelques pas nerveux puis dans un soupir dramatique revient valider son choix et attendit le cœur battant la chamade. Si une personne était en attente de partenaire, on le lui indiquerait sans doute.

Une seconde passa, puis deux, puis trois… Rien. Personne. Un pauvre sourire déforma son visage, le contraire aurait été surprenant. Grimpant sur le lit, Anthoea retourna devant la plaque et revint en arrière. Habituellement, les programmes se lançaient immédiatement. Il existait de nombreux programmes proches, appliquant uniquement des variations. Peut-être que quelqu’un attendait dans l’une des variantes ?

Les contacts reproducteurs
Les contacts charnels
L’homosexualité
L’hétérosexualité
Le sado-masochisme
Les tabous sexuels à travers les âges
…

Anthoea frémit. Il y avait tellement de possibilités. Ce qui lui avait plu dans son programme c’était qu’il avait une partie de connaissances techniques et une très grande diversité de contact. Son envie se portait sur une découverte la plus complète possible d’un contact physique qui impliquait de renouer avec des instincts que tous pensaient éteints. La reproduction en elle-même ne l’intéressait pas. On ne lui aurait pas permis de donner réellement naissance à un humain supplémentaire dans tous les cas. Les contacts charnels semblaient assez larges… Sur un coup de tête plus qu’autre chose, Anthoea valida ce choix et attendit, le cœur battant. Rien.

Oui, le contraire aurait été surprenant. Repoussant la plaque pour s’enfouir sous ses couvertures, Anthoea n’essaya même pas de cacher sa déception.

Ce sentiment aurait été bien moins net si on lui dit qu’une alerte venait d’être envoyée à un autre étage où une seconde personne attendait, depuis des années maintenant que quelqu’un -n’importe qui !- fasse un choix lié à l’animalité…

Cette autre personne avait sélectionné la totalité des programmes sans la moindre exception. En vain. Les programmes sexuels n’avaient pas été son premier choix. Après des mois et des mois d’hésitation, sa sélection s’était portée sur un programme intitulé : animalité, à la découverte de la violence. Lorsque son regard s’était posé sur ce choix, ça avait été comme une évidence. Voilà un programme dans lequel la performance en vaudrait vraiment la peine ! Mais le tabou était tellement grand, le choix de programme tellement vaste et le nombre potentiel de personnes tellement petit… D’années en années, en parcourant les programmes, ses sélections augmentaient. Sa volonté était de découvrir le corps d’un autre et de se laisser explorer de la même manière, de franchir des caps à deux en jouant de toute cette chaire… Son esprit de compétition l’orientait davantage vers des tournois, des duels, des sports de contact, … Oh il n’y avait pas besoin d’un partenaire réel pour participer à de tel programme, mais c’était bel et bien l’instinct sauvage qui devrait naître au contact de l’autre qui l’attirait.

Son corps était endormi, lové sur une couverture posée à même le sol, lorsque l’alerte le prévint qu’enfin, après tant d’attente, une autre personne se proposait. Son cerveau mit quelques secondes avant d’analyser d’où venait le bruit et ce qu’il signifiait et alors, au lieu de se jeter sur l’information, son corps resta figé immobile. Choqué peut-être. Un ricanement lui échappa, puis ce fut un murmure.

- Surprenant… A croire que je stresse finalement.

Après avoir secoué son visage comme pour se remettre les idées à l’endroit, l’individu se redressa et s’étira lentement. Quel programme avait été choisi ? C’était une question récurrente dans son esprit. Au début, la déception avait pris toute la place et lentement, le désespoir l’avait rejoint avec l’impression que jamais, jamais personne ne briserait le tabou, jamais personne ne ferait ce même choix. Puis avec une espèce de découragement intense, sa pensée avait évolué. Cent personnes vivaient ici. Cent personnes qui avaient tout le temps du monde devant elles. L’une d’entre elles finirait par sélectionner un programme d’animalité, ce n’était pas que ça n’arriverait jamais, c’était simplement qu’il faudrait du temps, beaucoup de temps. A partir de ce moment-là, cette certitude acquise, la seule question qui était restée, c’était : quel serait ce programme ?

En s’approchant de l’information, son cœur se mit à battre un peu plus fort et ses mains devinrent moites. Pleins de programmes lui plaisaient, certains bien davantage que d’autres. Il toucha la petite notification et observa l’information.

Premier choix, animalité - La sexualité à travers les âges
Second choix, animalité – Les contacts charnels

Ce serait donc un programme purement sexuel, ce n’était pas sa préférence première, mais un sourire fleurit sur son visage. Après tout ce temps, c’était arrivé. Tapotant la plaque pour donner son accord à sa participation, une longue liste d’avertissements apparue. Son sourire s’agrandit. Le danger ne l’inquiétait vraiment pas. La seule information qui l’intéressait c’était de savoir « qui » parmi les quatre-vingt-dix-neuf autres avaient franchi le pas.

Ce n’était ni Braxton, ni Leonild, ni Maevea… qui connaissaient son choix et le lui auraient dit dans le cas contraire. Ça laissait quatre-vingt-seize possibilités. Tant que l’autre n’aurait pas de confirmer son choix, ça resterait une énigme. Plusieurs personnes aimaient se donner en spectacle et un tel programme serait sans aucun doute très suivi ! Mais au fil des années, une idée s’était imposée. Ce serait quelqu’un de calme, de timide peut-être, d’introverti sans doute, … Quelqu’un qui ne s’épanouirait pas totalement dans les autres programmes. Ce n’était qu’une possibilité bien-sûr, mais elle lui plaisait.

Une vingtaine de minutes plus tard, la seconde personne confirma à son tour et son nom apparu. Le cœur battant la chamade, les deux corps, chacun de leur côté approchèrent de la plaque pour regarder le nom qui s’affichait.

Anthoea put alors lire « Glenn ».
Glenn put lire « Anthoea ».

Et d’une seule voix, les deux s’exclamèrent :

- Et merde !