Chapitre 4
Au loin, en plissant les yeux, Glenn pouvait distinguer le mont Hurudi. Quand la Tour avait été construite, cette montagne ne comptait déjà plus le moindre arbre, ni la moindre végétation d’ailleurs. Il devait être gris. Enfant, en crapahutant jusqu’aux fenêtres, ses yeux avaient pu contempler la masse grise de roche mise à nue. Il y a quelques années, la montagne s’était ouverte et avait lâché des tonnes et des tonnes de laves qui se voyaient de loin. Les couleurs rouges l’avaient fascinées. En retournant auprès des autres, Glenn avait été surpris de voir que personne n’avait remarqué ce spectacle magnifique.
Non, à la place, ses connaissances, les personnes qui lui étaient chères et les autres, parlaient du dernier programme choisi par Nanae. Un programme d’Art autour de la peinture corporelle. Glenn avait sincèrement essayé de comprendre, mais ses yeux étaient toujours remplis du spectacle majestueux des coulées de laves en fusion. Ça l’avait agacé et sous le couvert de l’humour, quelques pics avaient été lâchés contre ces artistes qui pensaient toujours tout révolutionner et faire des choses tellement intelligentes… C’était un peu idiot. Sa popularité l’avait globalement protégé de l’incompréhension générale. Marguerite n’avait pas apprécié et le lui avait fait savoir vertement. Glenn avait oublié les mots échangés mais suite à ça, Marguerite l’avait toujours évité. Par contre, quand Anthoea avait pris la parole pour lui dire ses quatre vérités, sa mémoire avait figé la scène.
Anthoea était une personne discrète, douce, qui ne fréquentait pas les conflits… mais visiblement, s’en prendre à Marguerite était une manière de l’amener à sortir de ses gonds. La dispute avait été épique, puis Anthoea avait lâché quelque chose qui ressemblait à un :
- Tu es la personne la moins intéressante de toute cette Tour et un jour ou l’autre, les autres s’en rendront compte.
Et Glenn en avait été blessé. C’était idiot. Une dispute idiote comme il peut y en avoir des centaines chaque année. Seulement, Glenn n’avait jamais réussi à rattraper le coup. Pas qu’un essai ait réellement été fait avant ce jour.
A présent que leurs choix les avaient réunis contre leurs volontés, Glenn se heurtait à un mur de franchise et de ressentiment. A croire que Marguerite avait vraiment souffert de sa remarque à l’époque. C’était peut-être le cas. Il n’y avait plus eu la moindre représentation de sa part pendant des années. Glenn n’y avait simplement jamais réfléchi. Les mains sur les vitres épaisses, le regard perdu sur la montagne devenue noire, il n’y avait plus qu’à essayer de recomposer l’histoire pour comprendre.
Anthoea était toujours là, en train de composer leur futur habitat. Glenn avait proposé de s’éloigner pour lui offrir un moment de tranquillité, peut-être avec l’espoir que ce soit refusé. Anthoea ne l’avait pas retenu. Le contraire aurait été surprenant en réalité.
Une tempête de sable allait bientôt se lever, nota distraitement Glenn, toujours dans sa contemplation du paysage. Anthoea toqua contre la porte, déjà ouverte, lui tirant un sursaut.
- … j’ai fais le plus gros.
- Merci.
Il y eut un long moment de silence et pour le briser, Glenn dit la première chose qui lui passa par la tête.
- Je me demandais… est-ce que tu veux commencer le programme avec nos corps actuels où commencer par en changer ?
- Tu vas vraiment le faire ?
- Quoi ?
- Changer.
- Oui. Ce programme l’impose. Je ne me vois pas le compléter à moitié seulement.
- On pourrait arriver jusqu’à la fin sans que tu ne changes.
- Mais je n’aurais pas validé tous les objectifs.
Anthoea l’observa silencieusement, sans comprendre réellement ce qui pouvait le motiver.
- Je pourrais toujours reprendre ce corps ci à la fin et puis qui sait… je vais peut-être adorer changer ! Je deviendrais totalement fluide en modifiant mon corps, chaque jour, juste pour la joie de la découverte !
- Ça m’étonnerais.
Glenn s’immobilisa encore et se rembrunit. Faire le pitre n’arriverait pas à dérider Anthoea, son ressentiment était simplement trop fort. Une partie de son esprit eut envie de gronder Anthoea, de lui dire qu’il fallait faire des efforts des deux côtés, mais sa bouche resta close. La confrontation les avait amenés à cette situation, en rajouter n’aiderait pas, pensait Glenn. Alors en douceur les mots sortirent de sa bouche :
- Tu ne changes pas souvent toi non plus, n’est-ce pas ?
- Non.
Anthoea se tenait étrangement dans l’encadrement, faisant tout pour ne pas regarder l’extérieur angoissant. Néanmoins, d’une voix un peu morne, un aveu finit par se faire entendre :
- Je pensais tester les combinaisons de bases pour commencer.
- Avec des changements rapprochés ou en sautant des objectifs ?
- Des changements rapprochés. Je veux tout tester.
Glenn acquiesça sagement.
- Si tu veux, je te suis. Je pourrais prendre la combinaison inverse.
- Oui… Ce… Ce serait bien. Est-ce qu’on pourrait faire ça ailleurs ? Je ne sais pas comment tu supportes cette vue horrible mais ça me fait froid dans le dos.
Tout en hochant de la tête, Glenn accepta de sortir sans répondre. Ce n’était pas réellement une question et expliquer ce que cette vue horrible lui inspirait en termes de sérénité n’aurait fait que creuser un peu plus le fossé déjà existant entre leurs façons d’envisager le monde. Tout en remontant le couloir qui menait à la partie principale : une immense chambre, Anthoea réfléchissait. Ses pensées l’arrêtèrent soudain, l’amenant à s’exclamer :
- Mais alors ! Tu as déjà une des combinaisons de base ?
- Hum ? Euh… Oui. Oui, je suppose. Est-ce que ça change quelque chose ?
- … non. Tu pourrais juste… Garder ce corps encore un peu.
- Tu ne préfères pas qu’on parte sur un pied d’égalité ? Un nouveau départ. Pour l’exploration corporelle je me disais que ce serait plus sympa…
Anthoea se retourna, observant une nouvelle fois l’autre sans vraiment comprendre. Pourquoi cette délicatesse ne l’avait-elle jamais touchée avant ? Comment pouvait-on passer à côté alors qu’elle semblait à présent si criarde ?
- Est-ce que tu fais semblant ?
Glenn l’observa à son tour, dans ses yeux se reflétaient toute son incompréhension.
- Ce ton sympa et tout le reste. Je préfèrerais qu’on joue franc jeu … vu ce qui va suivre.
- Je suis une personne sympa.
Glenn lui fit ce sourire charmeur qu’Anthoea détestait, juste avant d’ajouter, beaucoup plus sérieusement :
- Ce programme ne permettra pas de conserver longtemps des faux-semblants je pense. Tu vas me voir plus vulnérable que jamais. Tu vas me voir trembler. Tu vas me voir tout donner pour essayer de me dépasser. Juste être dans cette pièce, physiquement, avec toi, c’est comme un suicide. Tu t’en rends compte non ?
Anthoea frémit mais ne parvint pas à répondre. Glenn n’attendait pas vraiment que ce soit fait d’ailleurs, puisque son discours reprit.
- Alors je ne te mentirais pas… Je sais que tu me détestes. Et ça m’embête vraiment, mais j’y peux rien. Juste… Je vais être vraiment vulnérable moi aussi.
Glenn baissa les yeux sans savoir comment demander à cette personne, qui était une partenaire si difficile, d’être indulgente et délicate. Anthoea ne lui laissa pas réellement le temps de chercher davantage ses mots en répondant :
- Ok.
- Ok ?
- Oui.
Anthoea rejoignit le centre de la chambre, encore tout à fait basique et tira la tablette de manière à ce qu’elle soit parfaitement visible. En quelques mouvements, le menu des modifications corporelles apparu. Les réglages étaient immenses, leurs permettant d’explorer toute la potentialité du genre humain. Leurs corps pouvaient devenir celui de n’importe qui. Ils pouvaient vieillir, souffrir des affres de ce mal depuis longtemps disparu. Ils pouvaient présenter ce qui aujourd’hui étaient vu comme de vulgaires « défauts techniques » et qui autrefois avaient handicapé bien des personnes. Ils pouvaient prendre toutes les couleurs de la palette humaine. La seule limitation était là. Il fallait que ça ait existé. Le programme ne servait qu’à leur permettre d’explorer l’humanité passée, il ne s’agissait pas de la dépenser ou de la transcender.
- Tu as des préférences ? demanda Anthoea.
- J’aime l’idée du hasard, mais je pense que ce serait bien que je te plaise physiquement. Je peux te laisser choisir ? Après tout… C’est toi, l’artiste.
Malgré le sourire timide qui ponctua la remarque, Anthoea ne put s’empêcher de grimacer légèrement tout en se détournant, pour le cacher. En quelques tapotements, une sélection pour l’un des modèles de bases fut réalisée. Hanches généreuses, seins proéminents, taille marquée, cheveux bouclés et long… En soupirant, Anthoea ajouta une vulve même si son goût pour les formes lui donnait envie de glisser un pénis entre ces cuisses qui avaient déjà l’air si douces. Prit d’une envie soudaine d’explorer une peau pleine de nuances, il vérifia les combinaisons les plus classiques et choisi une peau blanche, couverte des tâches de rousseurs. La chevelure s’associa presque automatiquement, présentant un joli roux aux reflets multiples.
- Qu’est-ce que tu en penses ?
- Si tu veux faire dans le classique, il faudrait que ce corps soit un peu plus petit non ?
Anthoea vérifia dans les paramètres avancés et hocha de la tête. Effectivement, les corps fins et élancés qui étaient souvent prisés n’étaient pas les plus classiques et si la finesse ne l’avait jamais attiré, puisque les courbes étaient bien plus intéressantes à ses yeux, les corps avaient tendance à être immenses. Cela faisait plus de surfaces à toucher. Sans même oser le dire, Anthoea se fit la réflexion que Glenn ne possédait pas cette très grande taille commune aux gens de la Tour. C’était sa taille d’origine après tout.
Réglant la taille pour qu’elle soit plus habituelle aux femmes de l’époque, puis réaffinant quelques détails pour que le corps reste dans les proportions prévues, Anthoea parvient à en faire une forme qui pourrait sincèrement lui plaire même si ce ne serait pas ses propres traits.
- Mieux ?
- Oui… Très sympa.
- Alors à ton tour.
Glenn passa la main dans ses cheveux, clairement mal à l’aise et marmonna doucement :
- Je ne suis vraiment pas…
- Oui, oui, je sais, pas artiste pour un sous. Mais essaie.
- Je vais te massacrer.
- On verra bien. Choisi juste un truc qui pourrait te plaire… et puis… classique ?
- Classique.
Glenn se mordilla la lèvre tout en cherchant une autre combinaison. Torse plat, pilosité, glotte apparente, visage un peu moins fin que pour l’autre modèle, muscles davantage présents, … Tout cela lui sembla particulièrement sec et rustre, pourtant, une partie de son être se sentait attiré à l’idée de toucher quelque chose qui aurait l’air aussi solide. C’était très Anthoea également. A ses yeux, l’artiste avait ce côté raide et intransigeant. C’était sans doute uniquement parce que le froid était installé, avec d’autres Anthoea était sans doute la souplesse et la douceur même. Simplement c’était un aspect inconnu.
Ses doigts dérivèrent sur les couleurs de peaux possibles sans trop savoir quoi sélectionner. Après une longue hésitation, Glenn choisit un ton qui lui sembla un peu plus chaud, pour casser l’aspect rude. La teinte jaunâtre lui paraissait assez douce. Des yeux et des cheveux noirs y furent associés. La pilosité qui s’accorda se fit un peu plus visible.
- Tu devrais le modifier…
- Pourquoi ? Ce modèle ne te plait pas ?
- Si… Mais il faudrait que tu aimes le porter.
Anthoea haussa d’une épaule, laissant Glenn ajuster le corps en fonction des paramètres classiques. Ce corps d’homme serait plus grand que le modèle féminin. Cela voulait dire que ce petit corps pourrait se blottir contre celui de Glenn. C’était une pensée étrange. La confusion l’envahit. Peu importe ce changement de corps, ce serait toujours Glenn, le corps de Glenn, les bras de Glenn et le toucher… Anthoea frémit.
Toucher une personne. Avoir un contact physique. Avoir un contact physique avec ce corps précis. Son esprit était divisé, coincé, entre deux sentiments bien différents. D’un côté, l’angoisse… Immense, terrible, inébranlable, ressemblant à un géant qu’il faudrait affronter à la loyale. De l’autre, l’envie, l’impatience, le besoin même, plus semblable à une petite lumière papillonnante en lui. Le géant aurait dû écraser cette petite chose ridicule, mais cette envie était insaisissable. Elle revenait constamment à la charge. Ce serait elle qui gagnerait au bout du compte ou peut-être avait-elle déjà gagné, à l’instant même où Anthoea avait franchi les portes de l’ascenseur ou encore avant, lorsqu’elle avait été formulée à voix haute ou même encore avant, lorsqu’elle était apparue au creux de son sommeil.
Sans dire un mot, Anthoea s’installa sur le lit et invita Glenn à en faire de même à bonne distance pour pouvoir procéder immédiatement à l’opération. Glenn hésita un instant devant ce saut dans l’inconnu, puis capitula. Se dépasser commencerait par dépasser ce corps qui avait été le sien pendant si longtemps…
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