Une bonne soirée en perspective !
J’ai cru que je n’y parviendrai jamais. Déjà, en arrivant au pied de mon immeuble, j’ai bien vu que l’énorme porte en bois massif couverte de dorures défraichies me défiait de la pousser. Et je ne parle pas du digicode qui, goguenard, espérait sans doute que je ne me rappelle plus de son code. Eh ben loupé, mon pépère, j’ai beau trembler comme une feuille devant le souffleur d’un agent d’entretien, je me suis souvenue de mon code. Facile : c’est mon ex qui s’occupait de l’entretien du bâtiment et qui a programmé ma date d’anniversaire pour l’ouverture de la porte. Du coup, pas un voisin qui ne soit pas au courant du jour où ils sont obligés de me souhaiter cette fête. Sauf que mes voisins s’en tapent de ma petite vie et que, tous les ans, pas un seul ne semble se rappeler que le code d’entrée correspond à une année de plus pour moi. Encore une belle saloperie à rebours que m’a laissée mon ex en partant : je me sens méprisée à chaque fois que je prends un an. Merci. Génial !
Avec un bon coup d’épaule qui a manqué de m’envoyer valser au milieu du hall quand la porte a cédé sous mon poids, j’ai réussi à rentrer dans mon immeuble. J’aimerais bien me secouer pour enlever toute cette neige qui colle à mes cheveux et ruisselle dans mon cou en me filant des frissons supplémentaires, mais j’ai trop mal au crâne. Je m’ébrouerai plus tard. Pour le moment, il faut que j’arrive chez moi et encore deux étages me séparent de mon canapé et de mon plaid. Et, évidemment, l’ascenseur béant devant moi me fait vite comprendre que je vais devoir monter à pieds. Je sautille jusqu’en bas de l’escalier en enlevant mes escarpins qui me compriment les orteils. Je suis sûre que c’est un homme qui a inventé des chaussures pareilles ! J’attrape ma paire de Louboutin qui n’a plus rien de classieux après trois ans d’utilisation presque quotidienne, et je grimpe les marches. J’aimerais bien en avoir une nouvelle paire pour Noël, mais faut pas rêver : je n’ai pas les moyens de m’acheter des chaussures de cette marque. Celles-ci étaient un cadeau familial pour mes 20 ans et mon entrée dans le monde de la finance et, bien que je brasse une tonne de fric tous les jours, je n’arrive pas à m’en racheter une paire. Quant à m’en payer une moins chère, maintenant que j’ai porté celles-là, inutile d’y penser : ce serait donner du grain à moudre à toutes les langues de vipère qui m’entourent au boulot. Bref, encore une gentille attention, de ma famille cette fois-ci, mais qui, au final, me pourrit bien la vie.
Je ne sais pas combien de minutes je mets pour attraper mes clefs. Elles semblent se faufiler sous mes doigts, au fond de mon sac Vuitton (une parfaite imitation celui-là !), et je sens une larme d’épuisement couler le long de ma joue. Allez, encore un effort, tu ne vas pas passer le réveillon de Noël sur le palier !
J’entre. Mes Louboutin atterrissent dans le couloir, avec mon sac, mon manteau et le sapin renversé. Où est cet abruti de chat ?
– Melchior !
J’aurais aimé crier mais ce n’est qu’un filet de voix poussif qui s’échappe de ma gorge. Rien qui ne puisse inquiéter ce crétin de greffier que je trouve, assis sur un pouf, en train de faire sa toilette intime. Même lui semble se moquer de moi ce soir. Je renonce à lui expliquer quoi que ce soit. Je ne tiens plus debout. Je réussis à enlever ma jupe, à déboutonner ma chemise, et je m’affale sur le canapé en attrapant le plaid. Je glisse mes longues jambes gainées de noir sous l’épaisse couverture en polaire, puis me recroqueville pour tenter de me réchauffer. Je grelotte. Je claque des dents. La fièvre doit encore monter. Dehors, il fait déjà nuit. Les décorations lumineuses des boutiques de Noël clignotent sur le plafond de mon salon. Je n’ai pas allumé la lumière et celles-ci aggravent ma migraine. Je grogne et enfouis mon visage dans un coussin. Je n’ai pas le courage de me relever pour aller fermer les volets. Je n’arrive pas à me pousser à aller chercher des médocs dans ma salle de bain. Je veux juste dormir. Fermer les yeux. Longtemps.
Si longtemps que le repas familial de ce soir sera terminé. Je vais encore passer pour le vilain petit canard, je le sens. Celle qui n’est jamais à l’heure. Celle qui vient toujours seule. Ou même, celle qui ne vient pas du tout. Sans compter que je comptais faire quelques courses en rentrant pour ne pas arriver les mains vides mais que je n’aurai pas la force d’aller courir les magasins. Quelle poisse ! C’est la grippe, j’en suis sûre. J’en ai pour des jours. Je vais louper toutes les fêtes. Je vais rester seule, comme le reste de l’année. Vie de merde.
Melchior miaule.
– Mmmhh, tais-toi, abruti.
Il recommence. J’ouvre un œil. Il est planté à l’entrée du coin cuisine, devant sa gamelle vide. Oh, non… Son regard fixe ainsi qu’un nouveau miaulement ne laisse planer aucun doute : il va me persécuter jusqu’à ce qu’il obtienne à manger. Mais pourquoi est-ce que j’ai proposé de garder le chat le temps que mon ex trouve un nouvel appartement ? Cela fait plus d’un an maintenant. Je suis vraiment trop conne.
Je me lève, réussissant in extremis à ne pas atterrir sur les genoux. Je m’enroule dans le plaid et vacille vers la cuisine. J’attrape le paquet de croquettes, en mets autant dans la gamelle qu’à l’extérieur sous le regard réprobateur de Melchior, puis me décide à aller chercher quelques médicaments puisque je suis debout. Il y a une boîte d’ibuprofène sur le plan de travail, à côté de ma liste de bonnes résolutions pour l’année prochaine : dormir, faire du sport, faire plus souvent l’amour… Pffff, je ne suis vraiment pas une nana très originale. Je n’ai pas le courage de mettre cette liste ridicule à la poubelle. J’avale un cachet et retourne sur mon canapé. J’ai l’impression d’avoir un poids qui comprime ma poitrine. J’ai mal partout. J’allume machinalement la télévision pour me sentir moins seule. Dans quelques heures, toute ma famille sera au restaurant pendant que je passerai le réveillon en compagnie d’une bonne grippe. Super. Pas que je sois très proche de ma famille, mais c’est l’occasion de voir ma grand-mère que j’aime beaucoup. On ne vit qu’à quelques rues l’une de l’autre mais je n’arrive pas à passer la voir aussi souvent que je le voudrais, alors le restaurant était une bonne solution pour avoir le temps de discuter un peu avec elle.
Le téléphone sonne : j’ai l’impression que mon cerveau explose. J’arrive à attraper mon portable et décroche en tremblant, juste pour que cette sonnerie s’arrête. La voix de ma grand-mère est beaucoup plus douce à mon oreille. Il ne lui faut que quelques secondes pour comprendre que je ne vais vraiment pas bien.
– Ma pauvre petite chérie, c’est la grippe, tu crois ?
– Moui…
– Je suis vaccinée mais je préfère ne pas venir te voir. Mais il faut que quelqu’un prenne soin de toi.
– T’inquiète pas, mamy. J’ai pris des cachets.
– Tu as de quoi manger ?
– Pas faim…
– Il faut manger quelque chose. Tu as ce qu’il faut dans ton frigo ?
Une image de mon cerveau se forme dans mon frigo… Non, c’est le contraire : c’est l’image de mon frigo qui se forme dans mon cerveau ! C’est Gobi là-dedans. Limite si je ne vois pas des touaregs aussi. Mais y a-t-il des Touaregs dans le désert de Gobi ? Peut-être que c’est un autre peuple. Ou si ça se trouve, y a personne, rien, même pas d’animaux. Juste du sable, du soleil, de la chaleur…
– Amélie ? Amélie !!
– Moui…
– Bon, tu ne bouges pas, je t’envoie mon infirmière.
– Moui…
Ma grand-mère a raccroché, moi pas. Mon téléphone glisse entre mes doigts et atterrit par terre. Merde. Je n’ai pas plus d’argent pour me payer un nouveau téléphone qu’une paire de Louboutin. Ou alors, il faudrait faire des escarpins qui prendraient les appels téléphoniques… Une bonne antenne dans les talons aiguilles, et on décrocherait en tapant du pied. Ça serait drôle de voir tout le monde taper du pied dans la rue…
Je crois que je m’endors, emportée dans un curieux pays de lumières qui clignotent, d’escarpins qui parlent et de téléphone qui marchent…
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