Chapitre 3

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La chambre de Meorwen jouxtait celle de Kita. Son père refusait, même après que sa mort soit officielle, de la ranger car il pensait que son garçon unique, son enfant chéri retrouverait le chemin de la maison, tel un oiseau séparé de sa moitié. Son frère n’avait jamais eu de ressemblance avec pigeons ou corbeau, il ne roucoulait pas et les seules ailes qu’il possédait appartenaient à Aube Rouge mais son père semblait l’oublier.

Comme beaucoup d’autres nuits, Kita se rendit dans la chambre de Meorwen à l’aide d’une clé secrète, forgée lors des années les plus tumultueuses de sa courte existence. Son père vouait un culte à cette chambre, interdisait quiconque d’y entrer et parfois Kita l’entendait gémir, pleurer et regretter de « ne pas avoir assez pris soins de son petit garçon ».

Elle ferma les rideaux, alluma un candélabre avec la mèche d’une des bougies et en avisant l’ombre trembler derrière les pans de tissus, les hommes concluraient que leur maître se recueillerait. Avec un soupir, Kita huma le parfum qui y régnait ; dans les coins les moins ventilés, la jeune femme sentait encore l’odeur de Meorwen. De six ans son aîné, il posait sur le monde, les peuples, les cultures un regard plus mature que Kita et la fillette qu’elle était ne comprenait pas toujours ses décisions, ni les raison qui amenaient ses conclusions mais ses conseils étaient toujours pertinents. Même si son frère ne pouvait la rassurer physiquement, une partie de son âme hantaient ces lieux par les objets et la place qu’ils occupaient.

La proposition de son père la plaçait dans une situation complexe. Ces concours ne la rassuraient pas, par la foule qui l’attiraient et ce qu’ils représentaient : un marché gigantesque. Son père lui proposait de troquer son rôle de soldat inexistentiel contre la Dame dont aucun ennemi ne réussirait à s’emparer, un pion sur un échiquier de jeux politiques auquel elle ne comprenait rien. S’il la jetait dehors, elle n’aurait plus rien ; ni argent, ni dorakkars et tous les efforts pour créer un nouveau dressage tomberait à l’eau mais si elle jouait pour lui aujourd’hui, elle jouerait le restant de ses jours. Peut-être la chérirait-il, néanmoins Kita ne lui faisait pas confiance au point de prendre une décision sur cette hypothèse.

La jeune femme s’assit sur le lit dont les ressors grinçaient sous ses fesses, suivit du doigt les courbes des dessins imprimés dans le matelas sous les flammes papillotantes de chandelles qui projetaient des ombres sur les murs. La cavalière roula sur le flanc pour s’approcher de l’armoire, la poignée émit une longue protestation dans le vide. Pour la majorité, des chemises longues, du rouge à l’or en passant par toutes les teintes de blanc et noir et les cols en V que son frère affectionnait dévoilaient ses seins mais à l’aide d’une cordelette, il n’en paraitrait rien.

Les relations que Kita entretenait avec son frère avait toujours été ambiguës jusqu’à un point de non-retour possible ; Meorwen lui imposaient des moqueries cyniques la journée et présentait des excuses le soir lorsqu’aucune oreille indiscrète n’écoutaient leurs échanges.

La dresseuse souffla sur les bougies pour se retirer dans sa chambre.

**

La chaleur était étouffante en ce début d’après-midi malgré les pluies quotidiennes qu’imposait ce milieu tropical ; les arbres aux larges feuilles pointues se tendaient vers le ciel et l’écorce jaune chatoyait sous les ardents rayons du soleil. Les cheveux courts de Kita permettaient à la brise de souffler sur sa nuque mais habituée aux contraintes de la saison de la mousson, la jeune femme baissait fréquemment les yeux vers les sabots de son mulet. Malgré le sentier de gravillons blancs qui conduisaient à la ville la plus proche, les serpents étaient nombreux : ils dormaient au soleil et les vagabonds reconnaissaient leurs corps épais et sinueux à quelques dizaines de mètres. Dociles et chétifs en captivité, ils devenaient agressifs et menaçants dans l’hostilité de la jungle et sans dorakkars, les déplacements se faisaient en journée.

A l’entrée de la ville, Kita harnacha son mulet à une poutre destinée aux destriers et à peine eut-elle noué les rennes, qu’un garçon apporta un seau d’eau.

—Quatre pièces, m’dame.

—Quatre ? Il y a deux semaines, c’était trois pièces de bronze et deux de cuivre.

Le gamin posa le seau d’eau, dénoua la longe pour permettre au mulet de s’abreuver.

—C’est pas moi qui fixe les prix.

Pour seule réaction, il tendit la main à la recherche de la paye sous les grommellements de Kita qui sortit de la bourse attachée à sa ceinture la somme demandée.

—Dis à ton patron que c’est du vol.

—J’y manquerai pas, m’dame.

Visiblement, ce n’était pas la première fois que des clients lui adressaient la remarque et qu’il répliquait :

—Il faudra vous contenter de ses prix, le prochain arrêt est au bout de la ville et vous’avez pas le droit de vous promener avec votre mulet. Si vous voulez pas l’payer, vous pouvez aussi partir.

—Garde la monnaie, petit.

Alors qu’elle s’enfonçait dans la foule, un homme héla le jeune garçon.

—Donne lui à boire.

—Quatre pièces, m’sieur.

—Quatre ?

—C’est pas moi qui fixe les prix.

Avec un sourire, Kita se concentra sur les échoppes et les produits qu’ils cherchaient à vendre : tissu, foulards, talismans, vaisselleries…

—Mademoiselle ! Oui, vous.

Kita se tourna puis chercha une personne derrière elle mais le vendeur regardait la jeune femme.

—J’ai un magnifique foulard qui irait si bien avec vos yeux. Approchez, ne soyez pas timide.

C’était avec plaisir que Kita se prêta au jeu, sous les regards amusés de plusieurs personnes, et d’un geste habile, l’homme enroula le tissu autour de ses épaules et couvrit ses cheveux.

—Regardez-vous !

Il lui tendit un miroir mais Kita le repoussa d’un geste discret.

—Des boucles d’oreille en argent pour votre peau. Ah, si j’avais autant de modèles que vous, je serai riche.

Il ne s’agissait là que d’une technique commerciale pour l’insister à dilapider son argent ; l’homme vantait une beauté qu’elle ne possédait guère et l’assommait avec des « ô, vous êtes magnifiques mais le serrez encore plus si vous portiez ce foulard » mais elle n’était pas sans cœur et comprenait le besoin d’argent.

—Je l’achète.

—Et les boucles d’oreille ? Votre cou est si long et délicat.

—Le foulard suffira, sourit-elle.

Les Tylliennes apportaient une grande importance à leur peau, plus elle était noire, plus la société considéraient les femmes comme belle. Kita ne répondait qu’à moitié à ces exigences ; sa peau était certes sombre mais penchait plus vers le brun des Hommes du Désert que celle des Tylliens.

Quelques instants plus tard, après de minutieuses recherches, elle dénicha l’échoppe qui rapiécerait ses habits dont la patronne, une femme grincheuse qui maniait son mètre tel un fouet, l’enroulait sans cérémonie autour du corps de la jeune femme.

—J’en ai pour deux bonnes heures, voire trois peut-être. Ne préférerez-vous pas racheter des vêtements neufs ?

—Ils ont une valeur sentimentale.

—Alors ce sera vingt-six pièces pour la main d’œuvre, le temps et mon loyer.

—Votre loyer ?

—Vous ne croyez tout de même pas que je loge gratuitement ? Revenez dans deux heures.

La couturière chassa Kita de son établissement sans plus de cérémonie. Elle erra dans les rues en quête d’une taverne où soulager sa faim, ce ne fut pas une boutique qu’elle rencontra mais une diseuse de bonne aventure.

—Etes-vous Kitaya ?

C’était une femme aux longs cheveux bouclés qui l’apostropha à la robe bleue échancrée au niveau des épaules et l’observait, la tête inclinée dans une mimique interrogatrice.

—Vous connaissez mon nom ?

—Les cartes me l’ont dit.

—Les cartes ?

—Suivez-moi.

Elle se glissa dans une tente beige sans faire attention si Kita la suivait. La jeune femme repoussa les portes flottantes pour découvrir une table avec de multiples instruments, bien qu’elle aurait pu s’enfouir si la curiosité ne la tenaillait pas.

—Asseyez-vous, je ne vais pas vous manger.

Un petit sourire orna les lèvres de l’inconnue, belle pour un âge avancé. Intriguée, Kita obéit.

—Je m’appelle Lalia et je suis une sorcière.

L’introduction, brève et courte, donna à la jeune femme l’envie d’en faire autant mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, Lalia l’interrompit.

—Je sais qui tu es, Kitaya. La fille de Nizia.

—Vous connaissiez ma mère ? S’étonna-t-elle.

Le mystère se résolvait.

—De nom uniquement. Ta mère était célèbre avant ta naissance.

—J’ai gâché la fête.

—C’était dans le cours des choses. Ton père ne t’a-t-il pas raconté qui elle était ?

Lisait-elle dans ses pensées ?

—Nous n’avons pas ce que nous pouvons appeler de bonnes relations.

—Oui, acquiesça la sorcière, c’est souvent le cas lorsqu’il n’y a plus de figure maternelle dans une famille.

Sa douce voix n’influençait pas Kita qui restait sur ses réserves tout en prenant garde à ne pas paraitre impolie. Elle n’aimait pas les sorcières mais son hôte ne lui donnait aucune raison d’être grossière et mieux valait éviter la colère des enchanteresses.

—Ta mère était une grande prêtresse avant de se marier.

—Je croyais que les prêtes exécraient tout ce qui se rapportait au liage avec d’autres personnes.

—C’est pour cette raison qu’elle a abandonné la vie religieuse.

—Pourquoi me racontez-vous toutes ces choses ? D’où me connaissez-vous ?

Lalia désigna les objets magiques.

—Je pourrai te le révéler mais il serait plus intéressant pour toi de les découvrir.

—Je n’ai pas de quoi vous payer.

—Pour toi, je le ferai gratuitement. Que choisis-tu ?

Kita jaugea les cartes, le pendule et les colliers puis se décida pour le premier. L’enchanteresse rassembla les cartes avant de les mélanger et d’’un geste, elle les éparpilla sur la table en deux lignes parallèles.

—Choisis.

—Je n’ai pas un nombre précis de cartes à tirer ?

—Je ne fonctionne pas ainsi. L’instinct qui te guide se trompe rarement. S’il ne choisit qu’une carte, c’est que les autres n’influenceront pas ton avenir pour l’instant.

Kita reporta son attention sur la table, dévisagea les instruments un à un mais toutes les cartes de dos se ressemblaient, de la peinture verte écaillée par le temps au le losange orange orné d’un œil unique au centre.

—Je ne sens rien.

La jeune femme ne se fiait pas au hasard et se prêter à ce jeu lui demandait d’oublier toutes ces croyances.

—Place ta paume au-dessus des cartes et crois en toi. Tu ne peux pas te tromper.

Sceptique, Kita réitéra son geste et bientôt une douce chaleur caressa sa paume.

—Celle-ci.

Ses doigts flottèrent au-dessus de la table.

—Et celle-là.

Avec un sourire encourageant, Lalia les retourna. La cavalière se pencha pour admirer les dessins, le cœur vibrant dans sa cage thoracique telle la peau d’un tambour bien qu’elle ne pouvait prêter foi en tout cela.

—Ce sont des cartes intéressantes. Tu as choisi celle qui symbolise la magie, l’autre le pouvoir des mots.

—Qu’est-ce que ça veut dire ?

—Je l’ignore. C’est à toi de le découvrir.

—Je ne comprends pas votre magie.

—Les vrais sorciers se distinguent des charlatans par les questions qu’ils posent à leurs clients et non à leurs réponses. La magie et les mots joueront une position importante de ta vie et à toi de constater comment, où et pourquoi même si pour l’instant, tu n’as pas l’air convaincue.

—J’ai du mal à vous suivre, reconnut la jeune femme.

—Souhaites-tu la preuve de mes propos ?

Honteuse, Kita acquiesça. Elle remettait en question par son silence les dons de cette étrangère.

—Donne-moi ta main.

Docile, la cavalière la lui tendit. La sorcière la recouvrir de ses doigts et ferma les yeux pour inspirer et durant de longues secondes, Kita ne sentit que la moiteur de leurs peaux pressées l’une contre l’autre.

—Tu es amoureuse.

—Je l’ai été.

La déduction était simple ; beaucoup de jeunes femmes se mariaient à son âge.

—Non, je sens que tu l’es toujours mais cette personne… Je ne la vois pas. C’est amusant, cette personne a un lien de parenté avec ta famille ; les courbes sont emmêlées. C’est un de vos amis ?

Kita se crispa et seules les mains de la sorcière l’empêchèrent de se rétracter.

—En quelques sortes.

—Vous l’avez perdu.

—Oui.

—C’est ce que vous croyez.

—Si c’est pour me dire qu’il m’accompagnera toujours ici (elle désigna son cœur), je vous arrête de suite.

—Pas seulement. Là-haut aussi.

Lalia tapota ses tempes de son index. Agacée, Kita se leva.

—J’ai encore quelques achats à faire. Je vous prie de m’excusez.

—Ne craignez pas votre amour. Acceptez-le.

La jeune femme pivota son torse et fit face à la sorcière, son attention captée.

—Que savez-cous exactement ?

—De l’amour, pas grand-chose. Vous avez honte mais personne ne choisit son partenaire, pas s’il y a des sentiments derrière.

—S’il était possible d’y remédier, je le saurai.

—Cessez de vous retourner l’esprit et acceptez que ce ne soit pas votre faute…

—… Et je vivrai plus heureuse, merci de vos conseils.

Kita fut accueillie par son père lorsqu’elle pénétra dans l’écurie voisine de celle des dorakkars qui abritait les équidés et ne put s’empêcher de lui adresser un regard perplexe en dénouant le foulard qui recouvrait ses cheveux.

—Je t’ai vu partir.

—Je sais.

La dresseuse mourrait d’envie de céder à la provocation mais se retint et détacha les sangles du mulet, posa les coffrets en veillant à éviter le purin, apporta une botte de foin à l’animal et un seau d’eau sous les yeux de son père qui ne leva pas le petit doigr.

—Pourquoi es-tu là ? Demanda-t-elle enfin.

—Je veux que tu participes au concours.

—Je t’ai déjà répondu.

—C’est pour cette raison que j’essaye de te convaincre.

—Trouve d’autres arguments.

—Tu ne toucheras plus à mon argent.

Kita leva les yeux, plus abasourdie que dégoûtée par cette bassesse.

—Cette comédie est terminée, papa. Je monte mon spectacle et je m’en vais.

—Comment feras-tu sans Forêt de Sapins Enneigés ?

—Si je ne peux plus la monter, personne ne le fera, ma dorakkar s’est habituée à un seul cavalier : moi. Tu auras un point mort qui te coûtera beaucoup alors laisse-moi créer mon spectacle et je te l’achèterai, elle et Tâches de Myosotis comme n’importe quel autre concessionnaire.

Il pouvait le maudire, lui hurler dessus mais le maître fit preuve d’intelligence ; il se tut car posséder un dorakkar qui n’apportait rien et s’empiffrait n’arrangeait pas ses affaires.

—Pourquoi ne veux-tu pas participer ?

—Meorwen a disparu lors d’un de ces nombreux concours. Je ne tiens pas à subir le même sort.

—Il s’agissait d’un concours de circonstances.

—Je ne pense pas. Tout devant être prémédité.

Kita n’en savait rien mais elle supposait, soulevant et réfutant des hypothèses jusqu’à créer des tableaux entiers de scénarios improbables.

—Meorwen était mon meilleur chasseur et j’ai perdu un de mes voltigeurs : mes équipes sont en minorité numérique. L’entraînement de Forêt de Sapins Enneigée est impressionnant et elle ne répond qu’à tes ordres, j’ai besoin de ses compétences.

Plus besoin d’un animal que de ta fille, voilà ce que retenait Kita.

—Sapin n’ira pas sans moi.

—C’est pour cette raison que je dois te convaincre. Si tu réussis à les émerveiller, ton spectacle aura déjà une bonne réputation avant même de te produire.

Kita ne put s’empêcher de noter la pertinence de son argument.

—J’y ai déjà pensé.

—Accepte et nous serons gagnants tous les deux.

Son père n’avait peut-être pas tort car à peine monté, son spectacle pourrait compter sur quelques dizaines de curieux déjà interpelé lors des concours et c’était un élément non négligeable pourtant quelque chose la retenait, son instinct, un pressentiment, quel que soit le nom que porte cette intuition.

—J’y réfléchirai.

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