Chapitre 13
Le vent étirait sa complainte sur plusieurs dizaines de lieux. Kita, du haut de son cheval, écoutait les murmures sifflant à ses oreilles. Ses cuisses se pressèrent contre les flancs frémissants de son destrier. Ce n’est pas plus difficile à monter qu’un mulet, se convient-elle la veille devant la jument pie. Pourtant ce fichu diable s’évertuait à rendre cette tâche des plus difficiles. La bête s’ébrouait à chaque ordre, reculait dès qu’elle la talonnait et hennissait au moindre coup de rennes.
—Fichu bestiole. Ne peux-tu pas obéir ?
—Un cheval n’est pas un dorakkar, intervint Valia.
Certes mais les réflexes ancrées refusaient de s’adapter. La première fois, Kita avait enroulé ses jambes autour de son poitrail. Surprise, la jument se cabra et manqua de l’envoyer valser.
—N’avez-vous jamais monté un cheval à crue ?
Kita secoua la tête, exaspérée de tant de mauvaise foi de l’animal.
—Les jambes le long du ventre. Exercez une douce pression et guidez la plus avec vos cuisses qu’avec les rennes.
La jeune femme s’échinait à respecter ces fondements de l’équitation et doucement, l’animal s’ouvrir à elle. Après quelques jours, elle constata que dresser un dorakkar, un cheval, un mulet ne divergeait qu’en détails. Néanmoins, elle préférait toujours se prélasser sur un canasson puant que croupir dans un cachot où grouillaient quantité de rats charognards.
—Quand devrais-je partir ?
—Dans cinq jours. Je vous présenterai votre mission et vos partenaires à Cerralion.
—Cerralion ?
Château mythique, un des plus imposants avec ses six tours, creusé à même la roche de la falaise. De nombreux escaliers raides serpentaient entre les rivières en contrebas et les donjons frôlant les nuages. Peuple des airs, ils ne craignaient pas même les vents violents et traversaient les ponts reliant les beffrois au cœur des tempêtes les plus virulentes. Nombreux étaient les morts lors des moussons.
—Je suis l’unique enfant encore vivant de mon père. Sa santé est des plus fragile, il ne tardera pas à me reléguer ses biens. Dont Cerralion.
Il ne restait de cette forteresse que la beauté visuelle et une puissance Régine déchue. Réinventée dans le commerce, le château s’émancipait. Créer pour la beauté et l’amour d’une reine, il ne résistait à aucune attaque militaire ni siège.
—Je veux les pierres pour renforcer le pouvoir de mon château. Et le dragon. Je veux que vous le tuiez.
—Bien.
Elle n’y réfléchit guère. Aucun dragon ne volait, nageait ou rampait à Naarhôlia. Les seules créatures partageant leur physionomie avaient été avilies, domestiqués par l’homme. Seuls les fantasmes et les esprits dérangés les réveillaient de l’éternel sommeil du Royaume Blanc.
—N’êtes-vous pas curieuse de savoir ce que vous ferez ensuite ?
—Je n’y ai pas réfléchi.
—Ne vouliez-vous pas créer un spectacle ?
—Plus maintenant.
Vendue. Voilà le mot correspondant le mieux à son état. Si Kita n’était esclave mais ne répondait pas moins aux exigences de Valia, Dame sa maîtresse. La noble lui demandant obéissance en guise de remerciements. Elle n’avait troqué de chaînes que pour d’autres, invisibles. Elle se pencherait plus tard sur la question de son avenir, si futur à espérer il y avait. En ce moment, elle subissait l’exigeante discipline de la monte d’un cheval et cela lui suffisait. Ils campaient le soir à même le sol, sans tante, son pavillon, sans autres armes qu’un guetteur, le sommeil et leurs patiences. Ces heures sombres où le folatrement de la brise nocturne animait les hautes herbes d’un doux grésillement angoissait la jeune femme. Elle songeait à toutes des pertes : son dorakkar abandonné à son père, sa fierté, sa maison. De son ancienne vie ne lui restait que son Bâshki, unique réconfort lorsque les fantômes la hantaient. Ils reprenaient la route peu avant l’aube pour admirer les diverses couleurs chassant l’obscurité du ciel. Selon le Culte, il s’agissait des souvenirs d’une guerre céleste opposant ceux qui souhaitaient la venue des humains et les autres désirant la détruire et façonner une cinquième chair. Naissance et décès suivaient selon le vainqueur. Au vu du rouge éclatant ; la bataille devait être sanglante. Des instants plus tard, les nuages masquèrent la couverture dorée. Beaucoup de femmes enfanteront aujourd’hui.
—Le voilà !
En plissant les yeux, Kita aperçut l’ombre d’un beffroi sur la toile scintillante du firmament.
—Je rentre chez moi.
Et mon voyage ne fait que commencer.
Un chemin de terre allant s’élargissant encerclait le château et ces quelques maisons domaniales. Alors qu’ils progressaient sur le sentier, femmes et enfants se pressaient aux fenêtres. Valia leur accorda un large signe de la main pour les saluer. Elle est appréciée, comprit Kita. Il vaut mieux qu’elle le soit si elle doit un jour gouverner cette citée. Citée qui se trouvait être un immense château aux nombreuses tours surmontés de beffrois aux cloches tintinnabulantes, chantant pour le retour de sa maîtresse, acclamant sa beauté et sa générosité. Là où un sourire s’épanouit sur le visage de Valia, le cœur de Kita se serra. Personne n’applaudirait jamais sa venue. Elle entrait dans ce château en mendiante, en esclave, échangée contre de l’argent. Vendue comme un objet.
La porte se souleva avec un grincement de gons, une dizaine d’homme les accueillirent au centre de la cour. Les rire des enfants fusaient au-dessus de sa tête à mesure qu’ils se déplaçaient sur les ponts branlants.
Les gardes lui confisquèrent son cheval, Kita dut terminer son chemin à pied au même titre que ses accompagnateurs. Seule Valia demeurait en selle. Son destrier grimpa les escaliers menant à l’ancienne Salle du Trône. Les marches, longues et profondes compliquaient son ascension mais la tradition exigeait que les seigneurs franchissent le seuil de la salle du trône en illustrant leur puissance. Quoi de mieux que promener son regard sur une foule en délire du haut d’un étalon ? Kita suivit sa maîtresse, car tel était le cas, jusqu’à une double porte bardée de fer.
—Mon seigneur père est gravement malade, c’est ma belle-mère qui siège sur le Trône.
Trône décoratif, songea Kita. Un trône qui n’apporte aucun pouvoir, aucun droit en est-il vraiment un ?
—Elle a hâte de vous rencontrer. Ouvrez la porte.
Construite pour accueillir des centaines d’invités, la perte de leur droit seigneurial laissait cette salle à l’abandon. Une femme entre deux âges les attendait, cul vissé sur le trône. Aux tressautements de ses bras et jambes, les gardes n’avaient pas dû la prévenir de sitôt. Plus d’une cinquantaine de mètres les séparait. La cavalière nota son opulente toison bouclée qui lui servaient lieu de cheveux dévorer la mince ligne de fer blanc lui ceignant le front, les ridules encadrant une bouche aux lèvres pulpeuse et des yeux noisettes et l’or de sa robe. Valia tira sur les rennes, son cheval et sa suite s’immobilisèrent à quelques pas de la noble.
—Veuillez excusez mon impertinence, mère. Je ne puis vous baiser la joue du haut de mon étalon.
—Je suis heureuse que tu sois de retour.
Sa voix chaleureuse avait l’accent des contrées septentrionales de la Horza. Un fort accent déformait ses mots si bien que Kita dut tendre l’oreille pour les saisir tous.
—Est-ce celle que tu m’as promise ? (Puis se tournant vers elle :) Approchez-vous.
Ses talons claquèrent contre les dalles alors qu’elle s’avançait. Sa robe encadrait ses épaules d’épines. Belle de sa personne, elle inspirait le respect.
—Qu’est donc votre créature ?
—Mon compagnon. Un bâshki.
Fidèles à leurs maîtres, ces derniers ne les quittaient que rarement. La queue enroulée autour de sa nuque, ailes repliées contre ses flancs, ses griffes piquaient la chair de son omoplate.
—Savez-vous vous occuper de dragons ?
—Je lui ai déjà expliqué son rôle, intervint Valia.
De par son ton, Kita devinait qu’une forte amitié liait la fille et la belle-mère. Aucune princesse ne parlait ainsi à la femme de son père, sa supérieure, encore moins si cette dernière commandait la place forte.
—J’ai dressé ma dorakkar pour la monter à crue.
—Je suppose que nous devrons nous en contenter, répliqua la régente.
—Elle est la meilleure de sa discipline.
Kita n’en n’était guère persuadée mais sa langue demeura dans sa bouche. Je n’excelle que dans le nombre de bières but en une minute.
—Distraire un dragon n’est pas la même chose qu’apprivoiser un dorakkar. Les enjeux sont plus… importants.
Après tout, il ne s’agit que de ma vie. De Sapin, elle ne risquait pas de terminer au fond de son estomac. D’un fantasme non plus. De ce dragon, Kita n’y croyait goutte. Elle s’inquiétait plutôt de ce que ces sauvages avaient pris pour une telle bête.
—Nous n’en trouverons pas de plus ingénieuse, insista Valia.
—Que vous a promis ma fille en échange de vos services ?
Les gardes ne bronchèrent. La jeune femme en conclut que la régente ne leur dissimulait pas ses projets les plus secrets.
—Je lui ai promis de l’or.
—Ce n’est plus de l’or dont j’ai besoin, renchérit la cavalière. Une fois mon père mort, mon frère aurait dû hériter de l’écurie mais il a disparu. Il n’est que justice pour qu’elle me vienne pourtant il m’a déshéritée.
Je reste sa fille même s’il ne me considère plus que comme une souillon. Je ne vous demanderai rien d’autre que de m’aider à recouvrer mes droits.
—Que nous demandez-vous ?
Nous et non pas me, souligna la dresseuse. La barrière de la langue et son accent compliquait la tâche à Kita, mais le ton de la suspicion était, lui, universel.
—Des hommes. Suffisamment pour tuer mon père et m’emparer de ce qui est mien.
—Je suppose que vous n’accepterez pas de nous accompagner su nous refusions.
Savait-elle que Kita marchandait, que Valia avait déjà payé son prix en la libérant ?
—Soit, nous vos fournirons des hommes. Vous partirez dans quatre cycles. Nous vous présenterons vos compagnons de voyage au dîner. Reikoo vous montrera votre chambre. Vous pouvez disposer.
Après une brève révérence, les gardes et leurs hallebardes s’éclipsèrent. Ne restait plus que le dénommé Reikoo, un homme du même âge que sa maîtresse mis au sourire perfide et à l’œil curieux.
—Veuillez me suivre, madame.
Ni Valia ni sa belle-mère ne lui indiquèrent d’heure à respecter, aussi supposait-elle qu’une servante viendrait la quémander. Kita lui emboita le pas. Si sa taille ne choquait aucun des palefreniers, elle ressemblait à une souris face à ce colosse. Drapé de soie blanche de pied en cap jusqu’à son bouc teint en jaune, il dégageait une aura des plus hostiles. Jaune était la couleur des forêts Naarhôlienne les plus meurtrières et blanc, la mort. Se figurait-il compter parmi les fidèles de Khéor. Seuls les plus tordus ou les plus fous servaient sa morsure. Par ses lèvres, une ronde et charnue, l’autre inexistante remplacée par des dents et os, il donnait son baiser. Une bise qui pompait le flux palpitant de la vie pour la troquer contre celui, froid et blanc, du souffle du défunt.
—Vous frissonnez, lui sourit-il.
Il l’espionnait du coin de l’œil.
—J’ai connu des couloirs plus frais.
Mensonge, évidemment. A l’écurie, un feu jouait constamment de manière cruelle avec les buches. Le summum de leur agonie : le sec craquement du bois.
—Je partirai avec vous, révéla le garde.
Cette information ne la rassurait en rien.
—Combien d’autres ?
—Six en plus de nous deux. Vous êtes la dernière à rejoindre l’expédition. Et l’unique femme.
Ce mot dans sa bouche la força à s’éloigner de quelques centimètres. Son intuition la mettait en garde : cet homme serait dangereux. En quoi, là résidait le mystère. Après quelques mondanités, Reikoo lui indiqua sa chambre.
—Reposez-vous bien.
Elle sentait l’inflexion d’une menace dans sa voix et sa nonchalante posture.
—Nous nous reverrons au dîner.
Il s’apprêta à la quitter, se retourna une dernière fois :
—Je dirigerai l’expédition.
—Que croyez-vous qu’il y ait là-bas ?
Quitte à s’aventurer dans cette folie, autant savoir ce qui l’attendait.
—De la reconnaissance mais surtout de la richesse. Ces petites pierres, si elles existent, doivent valoir une petite fortune.
—Vous n’êtes donc pas sûr qu’elles soient réelles ?
—Croyez-vous des sauvages qui mangent du serpent et des chauves-souris ? Ces gaillards sont incapables de saisir la différence entre eux et nous, alors un dragon ? Savent-ils même ce qu’est un dragon ?
Un ricanement racla sa gorge. Ses boucles d’oreilles cliquetèrent contre l’arrondi meurtrier de sa hallebarde.
—Non, je ne crois pas qu’elles soient réelles encore moins qu’il y ait un dragon. S’il n’en tenait qu’à moi, vous ne serez pas du voyage….
—…Mais vous servez votre Reine, compléta-t-elle.
—Oui, et c’est dans cet incroyable concours de circonstances que je me retrouve les mains liées. Avec vous.
—Nous nous reverrons demain, conclut Kita.
—Je vous souhaite une excellente fin de journée.
Sa chambre avait tout de celle d’une princesse, une gigantesque vitre avalait le mur, un lut qui pouvait contenir au moins quatre, une salle d’eau et une penderie du même acabit. Je n’ai rien pour la remplir. Elle n’était plus Kitaya Undoriel, cavalière. Elle était Kita la mendiante. Par-delà son balcon personnel, le soleil continuait sa course descendante dans le ciel. Si le bleu céruléen régnait en maître, il ne tarderait à être chassée par sœur jumelle : la nuit. Et de ce jour en naitrait un nouveau. Les Horziens découpaient le temps différemment des autres peuples, selon ce que leur enseignaient les Dieux aux Temps Anciens. Chaque couleur qu’arborait la voute céleste correspondait à un cycle nouveau. Clarté et obscurité se poursuivaient dans une valse incessante.
Malgré la chaleur étouffante qui incitait les animaux à se battre pour une place d’ombre, la chambre se voulait fraîche et accueillante. Le matelas épousait son corps tandis qu’elle s’y laissait choir. Sitôt sa tête reposant sur un coussin, le sommeil la terrassa. Ce fut une main secouant son épaule qui la réveilla. Un visage rond aux joues plaines lui souriait.
—L’ dîner commencera dans une vingtaine de minutes, m’dame. J’vous ai apporté une robe.
Elle désigna le vêtement du bout de l’index mais la cavalière se frotta les yeux. A l’obscurité soudaine et aux ombres vacillant de concert à la danse des flammes de bougie, Kita comprit que le jour mourrait, que la nuit tombait. La petite disparut de son champ de vision.
—‘Souhaitez qu’elle coiffure ?
Elle n’est pas venue avant car il n’y a rien qu’elle puisse faire avec mes cheveux. Ses plus longues mèches effleuraient à peine la base de sa nuque. Lorsque ses yeux rencontrèrent la dite robe, elle manqua éclater de rire. Cette abomination froufroutante possédait à elle seule plus de tissu que son père de dorakkars. De fines lignes blanches zébraient le noir en diagonale dans un aspect des plus comiques.
—Lady Celyse souhaite qu’vous la portez, jugea la petite bon de préciser en découvrant sa mine interloquée.
—Est-ce une nouvelle mode ? S’enquit la dresseuse en regrettant déjà ses pantalons.
—Tout le monde porte ça, m’dame.
Avec résignation, Kita accepta de se dévêtir.
—Z’arrivez encore à voir avec cet œil ?
L’imprudence caractéristique des enfants. Si j’avais été Reine et susceptible, la petite aurait pu perdre sa tête pour moins que ça. Les candidatures à la servitude ne manquaient pas. Le travail était moins pénible que celui de la terre, ils avaient des repas chauds, des vêtements et un endroit confortable pour dormir et quelques pièces à la fin du mois. Or, Kita n’était pas susceptible et encore moins Reine. Aussi se contenta-t-il de lui répondre honnêtement.
—Non.
—J’pourrais me cacher que vous me verrez pas.
—J’en vois toujours assez d’un pour surveillez tes bêtises. Aide-moi donc.
La petite s’exécuta en souriant. De des doigts adroits, elle lassa le corset dans son dos. Le pression de son pantalon autour de ses cuisses lui manquait. Des tuniques, elle en portait souvent mais toujours fendue au ventre ou à la taille pour lui permettre de de chevaucher homme, mulet ou dorakkar. La tentation de glisser ses toiles sous ses jupes la taraudait mais la petite la pressait de se rendre au dîner. « Ne faîtes pas attendre la princesse et M’Dame la Régente. Elles ont hâte de vous présenter aux autres. » Kita tendit son bas pour que le bâshki puisse orner son coude de sa queue. Elle se refusait à l’abandonner dans cette chambre au milieu d’étrangers et de possibles chapardeurs. La dresseuse préférait l’emmener, détourner ainsi les questions diffamatoires et chasser la souris en douce la nuit. Un stratagème qui portait ses fruits.
—J’ai jamais vu d’dragon, souffla la fillette.
Tu n’en verras jamais. Les dragons n’existaient plus depuis la Première Guerre. Ils moururent, cachés aux yeux des hommes. Des créatures anciennes, mythiques qui peuplaient les légendes. Les sources elles-mêmes ne s’accrochaient pas sur ce sujet. Personne n’avait pu retracer par défaut de connaissances élémentaires. Les premiers écrits remontaient à des siècles, voire plus après les faits. Comment s’assurer de leurs véracités ? Pourtant l’esprit des hommes penchait pour les histoires fantastiques et les serpents ailés de plumes, d’écailles ou nageoires malgré la rareté de preuves.
Tâches de Myosotis mordilla son index. Leurs minuscules crocs pointus ne pouvaient causer de réels dégâts sur la peau humaine. Leur morsure rappelait plus de chatouillements que de blessures.
—Conduis-moi à eux.
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