Chapitre 22
Malgré les prédictions de la sorcière, aucun rêve ne troubla le sommeil de Kita. Elle se réveilla avec un torticolis due à sa position assise ; elle s’était endormie dans le fauteuil de la Lalia bercée par ses oscillations. Les gazouillements des oiseaux chantant l’aube l’avait éveillée. Elle contempla le ciel s’éclaircir et miroiter ses couleurs sur les fenêtres de l’enchanteresse. Enfin, elle s’étira une fois ses compagnons prêts à partir. La jeune femme vérifia la présence de ses gants de fer dans son sac avant de le hisser sur son dos. La sorcière leur offrit ses derniers morceaux de viande séchée. Arment sortit de la chaumière de Morghel, le visage fermé.
—Je sais qu’il y a encore de multiples que vous vous posez, commença l’enchanteresse. Revenez me voir et je vous apporterai des réponses.
J’en ai cruellement besoin, mais pas par vous. Ces réponses, elle devrait les trouver elle-même, au fond du gouffre de son esprit.
—Bonne chance.
Sur ces derniers mots ils continuèrent leur voyage, Arment en tête. Après quelques instants, il dénicha la rivière Iss serpentant à travers la forêt. Nous sommes à peine au début du voyage et nous avons perdu trois de nos compagnons. Combien d’entre nous parviendront-ils à la grotte ? Kita médita toute la journée, évaluant les compétences des uns, les défauts des autres. Le seul qui y parviendrait selon elle restait Reikoo. Jamais, il ne mettrait sa vie en péril pour les sauver et la honte de se présenter à sa Dame sans avoir tenu sa parole l’obligerait à continuer jusqu’à la grotte, même en rampant.
Hormis des indications essentielles, ils évitaient d’ouvrir leur bouche. La traversée de la forêt se fit dans le silence. Aucun ne raconta des anecdotes de ses précédents voyages, des femmes rencontrées, des combats gagnés. Arment se renfrognait à mesure que le soleil descendait dans le ciel. Leur chef observait la nature qui les entourait et ses compagnons tour à tour. Keïdan et Ferol cheminaient côte à côte en silence. Quelques jours auparavant, elle avait prié pour le calme. Maintenant que son vœu se réalisait, elle regrettait de l’avoir formulé. Le souvenir de Maketa lui était douloureux et se superposant à cette pensée, le harpon l’empalait.
La forêt se métamorphosait en jungle. Le sol s’escarpa et les cuisses de Kita brûlaient. Les jours se succédaient aux jours. De temps à autre, les arbres s’espaçaient et dévoilaient une vallée aux flancs raides. Ils campèrent à un endroit semblable. Le feu du crépuscule embrasait le ciel, déversait sur les troncs une lueur dorée. Le rond de l’astre se découpait dans le ciel d’un orange profond et sombre, dévoré au quart par l’horizon. Les timides rayons jouaient sur sa peau. Kita regrettait son ancienne chambre où chaque soir elle admirait le coucher de soleil. Ce n’était non plus des murs qui l’encadraient mais de hauts arbres où pendaient des lianes. La cavalière se demandait à quoi ressemblait ce ciel au milieu de l’océan. Elle imaginait les vaguelettes chatoyantes s’écraser contre la coque du bateau. Mais elle était au milieu de la Horza, à plusieurs milliers de lieues de la première plage. Keïdan lui apporta un fruit jaune, rond.
—Qu’est-ce que c’est ?
—Je ne connais pas le nom mais c’est excellent.
Un jus sucré coula sur sa langue lorsque ses dents percèrent l’aliment.
—C’est tellement beau, déclara-t-elle le fruit à moitié entamé.
Ce n’était pas les habitudes qui manquaient : tous les soirs, le ciel se teintait de mandarine. Tantôt elle le regardait alors que la tristesse ravageait son visage, tantôt avec un sourire. Jamais, elle ne l’avait observé avec une pointe de mélancolie. La dresseuse ramena ses genoux contre sa poitrine, les enlaça de ses bras et porta le fruit à ses lèvres. La cavalière se souvenait des vols avec sa dorakkar, n’ayant pour limite que la ligne de l’horizon et le toit de feu au-dessus de leurs têtes. Voler lui manquait atrocement. Elle en jalousait presque son bâshki qui battait des ailes devant le globe orange, ridicule créature devant l’immensité de la nature. Ses cuisses se remémoraient la vibration des ailes de Sapin mais sous ses fesses, elle ne sentait que la fermeté de la terre et la surplombant, une voûte de feuilles.
—Avant je voyais leurs cimes, chuchota-t-elle. Avez-vous déjà volé ?
Elle n’entendit pas sa réponse :
—J’ai eu du mal à me défaire de la fièvre, je n’ai jamais pensé que l’abstinence de vol serait pire. J’avais l’impression d’être immortelle. Jamais Khéor n’aurait pu m’atteindre sur ma dorakkar.
Pourtant, ils l’avaient précipité à terre. Ma punition n’était pas cette quête insensée mais me dérober ce pour quoi je suis faite.
—Le monde change d’en haut. Les arbres ne sont plus que des points, les longues rivières de minces filets difficiles à surprendre si on ne plisse pas les yeux. Le ciel n’a jamais été si proche de ma main.
Ici, elle se sentait prise au piège. La forêt était sa geôle. Plus encore que voler, elle aimait la complémentarité partagée avec sa dorakkar, essentielle pour ne pas s’écraser. Certes, il n’existait aucune magie, aucune capacité intellectuelle extraordinaire qui les liait. Seules une profonde amitié et confiance l’une en l’autre leur suffisait. Malgré la domestication des dragons, les rapports hiérarchiques s’évanouissaient au premier battement d’ailes, ne subsistait que l’entente, le parfait équilibre entre ces deux êtres. Expliquer cette relation, la restreindre à des mots lui paraissait inhumain si bien qu’elle se tut.
Kita suivit des yeux les cercles tracés dans le ciel. Le soleil se réduisait à une mince fente, le firmament s’obscurcissait, à la ceinture de feu succéda le bleu sombre de la nuit et la tiédeur du soir, presque fraîche. Quelques épouses dragons rendaient visite à Naarhôlia, avant que le dragon ne les attache à leurs terres et à leurs familles. La cavalière rappela son bâshki et s’étendit près du feu allumé par Ferol. Les branches craquèrent et les flammes crépitèrent. Au loin, des singes ricanaient. Elle caressa distraitement les ailes de son animal. Que ne pourrais-je en avoir aussi, songea-t-elle.
Elle fut réveillée à l’aube par le bourdonnement de l’eau dans une casserole. Qui part à l’aventure avec une casserole ? S’amusa-t-elle. Ferol la saupoudra de quelques herbes et trempa de feuilles. Une odeur de menthe s’en échappa.
—Galtriel a trouvé quelques pièces, lui expliqua le mercenaire.
Il lui lança une languette de viande séchée.
—Le petit-déjeuner est servi.
Reikoo et Galtriel réapparurent alors qu’elle entamait le morceau de viande. Aussi dur que du cuir, le mâcher se révéla un exercice ardu. Au moins, l’occupa-t-il. Tâches de Myosotis le flaira et s’en détourna en fronçant le museau. L’homme nature refusa sa part, prétextant un régime essentiellement végétarien et insectivore. Elle ne se rappelait pas l’avoir vu déguster le ragoût de lapin préparé par Lalia ni autre pièce de viande depuis leur départ de Cerralion. Curieux que je ne le remarque que maintenant. Elle n’en mâchouilla pas moins son petit-déjeuner.
Quelques instants plus tard, ils remballaient leurs affaires et continuaient à serpenter entre les arbres. Trois, quatre jours se rythmaient autour de cette organisation. Deux ou trois repas par jour, selon les fruits de la chasse, lever et coucher selon la course du soleil. Chaque soir, elle admirait ses couleurs s’estomper jusqu’à l’obscurité. Enfin, Arment leur annonça leur destination atteinte : les Pics Rocheux. La perspective de dormir sur un matelas ravit la jeune femme. Le lendemain, une ville s’étendit sur les flancs de la vallée de cinq ou six lieues sous leurs pieds. Pour le rencontrer, il suffisait d’emprunter un sentier tortueux. Abandonner le ciel et retrouver le couvert des feuilles l’éprouva plus que de raison. Elle s’était habituée à s’endormir en comptant les épouses-dragons, à sourire à l’aube. Le ciel s’indisciplinait, adorait jouer d’un mélange de couleurs spectaculaire mais le vert et le brun des arbres demeurait au fils des jours. Les troncs, gros ou élancés lui faisaient l’effet d’une cage. Kita ravala sa crainte, suivit ses compagnons qui, sans un regard s’aventurait au sien des Pics Rocheux.
Des monts de pierre, taillés par les intempéries, à la face escarpée les accueillaient. Ils émergeaient de la terre de façon hasardeuse, ni chaleureuse ni menaçantes. Ils leur souhaitaient la bienvenue malgré les périls en cours. Et surtout, Kita songea aux Faes et à toutes les légendes ou anecdotes entendues. La jeune femme se souvenait surtout des peuples réduits en esclavage par leurs paires. Les histoires les disaient beaux, si bien que les Premiers Hommes les ayant rencontrés s’étaient agenouillés en les traitants de Dieux. Les longues oreilles pointues piquaient leurs cheveux. Ces derniers, aussi brillants que la mer sous le plus éclatant des soleils, étaient aussi doux que les poils d’un chat. Ils encadraient un visage angélique, un menton taillé en cœur, des lèvres rouges et pulpeuses, de grands yeux sincères et apeurés, un corps svelte qui ne demandait au fouet qu’à être caressé, une peau douce qui appelait les chaines et des joues sur lesquelles courraient des ruisseaux de larmes.
Les autres de leurs espèces les avaient emprisonnés pour leurs désirs frugaux et enfantins. Le monde ne se résumait pas à tirer les cordes d’une harpe sous le clair de lune près d’un lac, leur avait un jour déclaré leurs geôliers. Pour leur enseigner la cruauté de Naarhôlia des cœurs immortels ou non, ils les privaient de leur inspiration. A musique, danse et innocente rimaient maintenant chaîne, servitude et larmes. Et seulement lorsque leur âme flétrirait, que leur candeur disparaitrait et que le cœur se noircirait de moitié, seulement à ce moment-là, les Faes supérieurs consentiraient à les libérer. Malheureusement, ces stupides créatures trouvaient aux larmes une poésie cachée. Mes larmes n’ont jamais parues si belles.
Trouver la beauté dans l’esclavage était pour Kita une malédiction. Ne pourraient-ils s’enhardir ? Mais à peine cette pensée formulée, la honte la gagna. Ils s’accrochent à un idéal, à un espoir que tu as depuis longtemps oublié. Ils veulent croire que le bonheur est plus qu’une idée abstraite.
Kita espérait voir un de ces Faes aux Pics Rocheux. Restait les autres Faes dont elle ignorait tant. Fées, lutins, gnomes, korrigans, trolls même. Elle connaissait leur malice, leurs étranges pouvoirs de métamorphoses. Des premiers, la cavalière retenaient surtout les tatouages de feuilles qui se matérialisaient lorsqu’elle souhaitait voler. Mais oh ! Grand mystère que ce processus.
Enfin les arbres s’arrêtèrent brusquement pour dévoiler un curieux village. Des bâtisses s’érigeaient l’une derrière l’autre jusqu’au centre où plusieurs dizaines s’échelonnaient. A la place des pavés et des briques pour les maisons de terre, des buissons, des feuilles et des branches entremêlés. Kita les examinait d’un œil curieux avant qu’un homme (un humain ne les hèle).
—Qu’ess’vous faîtes à ma maison ?
—Rien, se défendit-elle en levant ses mains paumes dégagées. Je regardais.
—Ouais, c’est ça. Qu’ess’vous cherchez ?
Une chemise trop grande et trouvée couvrait son corps maigre. Ses cheveux gras pendaient devant ses yeux.
—Nous cherchons une auberge. Pour la nuit, précisa Reikoo.
—Pourquoi z’irez cherchez une auberge si c’est pas pour vous pieuter, j’vous l’demande ?
—Savez-vous où nous pourrions en trouver une ?
Il indiqua le centre des Pics Rocheux, encadrés par deux monts de pierre.
—Suivez la route, vous trouverez La Fringale.
Dans les quartiers extérieurs, la misère accompagnaient ces hommes. Ils levaient vers eux des regards vides habitués à côtoyer des voyageurs fortunés sans qu’ils ne leur cèdent une broutille. Elle découvrit sur les porches des familles entières broyant des légumes entre pilon et bol. A mesure qu’ils se rapprochaient de centre, les paroles devenaient moins hachurées, plus avenantes, les accents reflétaient plusieurs pays et les vêtements exposaient des bourses garnies. Elle-même avait jadis fait partie de cette société élitiste. Elle en conservait même une preuve : le bâshki sur son épaule. De plus en plus perplexe, Kita découvrit d’autres propriétaires de petits dragons, des gens fortunés sans aucun doute. Ils ne mirent pas longtemps à débusquer la première auberge mais le propriétaire leur montra le mur ou des crochets perçaient un tableau : aucune clé. Ils convergèrent vers la deuxième, la troisième et enfin une quatrième où l’on put dégoter deux chambre. A la courte paille, Kita tira la celle marquée par le sceau 9 à partager avec Ferol et Arment. Le second hérita du lit jaune pisse, la cavalière eut droit à la couverture. Ferol trouva le plancher confortable après leurs journées d’errance et leurs nuits passées à côtoyer les moustiques. Tous deux décidèrent de s’assoupir mais la jeune femme préférait profiter de l’énergie de la ville des Pics Rocheux. Elle ne portait aucun nom malgré sa renommée à travers la Horza et par-delà les frontières, personne ne s’en formaliserait.
Tâches de Myosotis se dressa sur son épaule tandis que Kita se laissait emportée par la foule. De nombreux commerçants la hélèrent, elle refusa avec politesse. Ils n’entendirent pas ses excuses, déjà tournées vers d’autres clients. La cavalière constata avec satisfaction de que les rumeurs s’avéraient vraies : de nombreux peuples se brassaient ici, des humains pour la plupart. Elle repéra les hommes nature. Une minorité ressemblait à Galtriel, les autres présentaient un aspect moins guerrier mais les plus fascinants restaient les hommes animaux. Fascinants peut être car jamais ses yeux ne s’étaient posés sur eux. Peu marchaient sur des pieds humains, beaucoup arboraient des coussinets, des serres, des sabots même. Hormis leur silhouette humanoïde, leur ressemblance avec les bêtes correspondantes étaient presque totale. Fourrures et crocs mais regards intelligents. Peu parvenaient à converser, leur gueule n’étant pas habilités à formuler des mots compréhensibles. Ils communiquaient entre eux par des borborygmes gutturaux lorsqu’ils utilisaient une langue sinon par des grognements, des jappements et des claquements de langues sonores. Ils conservaient des instincts animaux et vivaient en tribus de plusieurs individus. Quelques races se reproduisaient avec des humains ou des animaux. Il existait des Horziens dotés d’épaisses toisons, de queues ou de museaux allongés.
La dresseuse ne rencontra aucun de ces hybrides mais la vue des hommes-animaux lui suffit. Nul ne ressemblait à ses compères. Il existait tant de divergences entre eux qu’il était impossible de reconnaître un clan. Un daim la contourna. Sur sa tête se dressait des bois torsadés, une fourrure brune recouvrait son corps et ses jambes se terminaient par deux sabots. A la place du visage d’un homme, une étrange image entre un nez et une truffe. Habitués aux regards inquisiteurs des étrangers, il ne lui portait aucune attention. Il dominait la foule d’au moins trois têtes supplémentaires. Kita repéra une petite queue frétillante prolongeant son échine.
Elle s’approcha d’un groupe de ces créatures pour mieux les observer. A la queue élastique mais musclées, aux coussinets sur leurs paumes, à leurs ongles courbées telles des griffes, aux poils noirs et à leurs oreilles rondes, elle devina un peuple de panthères. Une altercation éclata entre deux de leurs membres. Ils se jaugeaient les muscles bandés. Le premier dénuda ses crocs et présentait à son adversaire la puissance d’une mâchoire dont il était dépourvu. Le deuxième dévoila ses pattes dotées de griffes acérées et tranchantes là où l’autre n’avait qu’une épaisse main humaine. Leurs queues claquaient contre les pavés. Une femelle écarta l’un des petits du cercle crée par les hommes. Kita joua des épaules pour progresser jusqu’au deuxième rang. Face à elle, des bourses s’échangeaient de mains.
Un des fauves feula et se jeta sur son adversaire les pattes en avant. Un des spectateurs se posa devant Kita. Hormis la vue de son crâne chauve, elle ne put voir que les plus larges mouvements des prédateurs. Malgré ses protestations, il l’ignora superbement, lui marmonna même un « ta gueule ». La cavalière se contenta donc de la dernière vision d’un combat à mort : le vainqueur tâché de sang sous les acclamations de la foule. Contrairement à ces prévisions, gisait le félin muni de griffes au sol. L’autre rugissait, babines retroussées. Une de leurs femelles, le ventre enflé de petits à naître lui lança un poignard. L’homme balança son poids sur une jambe et permit à Kita d’assister au spectacle par une fente. Avec des gestes humains, il sectionna les doigts de son adversaire et se débarrassa de la chair emprisonnant les griffes. Le fauve abandonna le cadavre en claudiquant et rejoignit son clan. La foule se dispersa, vaqua à ses occupations mais la jeune femme, fascinée, se rapprocha. Les crocs de son ennemi perçaient sa gorge de deux orifices. Du sang s’écoulait de la plaie, fin filet et non plus un flot gouverné par les pulsions du cœur, nimbait de rouge la terre. Hormis cette horrible blessure, son corps demeurait vierge d’autres attaques.
—Curieux peuple.
Ferol s’agenouilla à ses côtés.
—J’ai eu la chance de rencontrer des peuples de cette race et tous ont la même sauvagerie. Il était des leurs, leur frère, leur ami, ils abandonnent sa dépouille dans même un regard en arrière.
Son regard dévia vers les panthères ; elles donnaient raison au mercenaire. Elles oubliaient l’existence de celui qui gisait à leurs pieds. Seule une, celle au ventre rond l’observait du coin de l’œil. Sa compagne, supposa-t-elle. Pourtant la chatte se détourna pour suivre les siens dans la forêt.
—C’est la première fois que vous en voyez.
Elle acquiesça bien que le ton n’exprimait aucune interrogation.
—Celui qui est vaincu n’a plus sa place dans leur meute, expliqua-t-il. Il n’avait pas la force de les protéger.
—Ils ressemblent encore à des hommes. Comment peuvent-ils commettre des actes aussi cruels sans remords ?
Du moins, n’en n’éprouvait-il pas en léchant l’oreille d’une des femelles.
—Sont-ils pire que les clans cannibales qui ont mangé votre ami ?
Mangé. Ils l’ont mangé.
—Non, sûrement pas.
—Ils divergent de vous et moi par leur physique, je vous l’accorde mais pas tant par leur comportement. Ils sont beaucoup plus à l’écoute que le sont des gens civilisés et beaucoup moins que de vulgaires animaux.
—Vous en semblez en savoir long sur eux.
—Et pour cause ; je les ai étudiés de longues années. Avant de vendre mon épée, je vendais mon intelligence.
—M’expliqueriez-vous ce que vous avez découvert ?
—Si mes histoires vous intéressent, pourquoi pas ? Je préférerai le faire devant une bonne bière. L’alcool délie mes pensées. Pour l’instant, vous feriez mieux de vous écarter de la panthère.
Kita l’interrogea du regard.
—Une règle de leur société ?
—Non. Vous gênez les Ramasse-Cadavres.
Les rires empêchèrent Kita de trouver le sommeil. Plutôt que se retourner indéfiniment sur le plancher, elle descendit au rez-de-chaussée où les voyageurs s’amusaient. Les serveuses allaient et venaient des bières et des outres de vin sur leur plateau. Elles arpentaient la salle avec le digne port de tête qu’exigeait un territoire conquis. Aucun homme ne levait leurs mains sur elle-même si les plus courageux lorgnaient sans vergogne sur leur décolleté. Kita dénicha une place et commanda un verre de vin, moins agressif que la bière pour espérer dormir cette nuit. Elle remarqua, debout sur une table, un verre dans chaque main, un nain dansant. Un homme au visage dissimulé par les cheveux l’accompagnait au violon. Il exécuta une courbette et les clients frappèrent de concert leurs chopes contre la table. La jeune femme accompagna de sa voix les vivats et de claquements de mains les applaudissements. Le nain retira son chapeau et salua son auditoire.
—Remerciez également mon jeune ami !
Il désigna le musicien dont l’archet et l’instrument retombèrent sur ses genoux. Son regard fixait le sol.
—Il est timide. Encouragez-le !
Le nain siffla mais son compagnon se raidit, sembla même se recroqueviller sur son tabouret. Le chanteur sauta avec gaucherie sur le sol et le contourna. Il souleva ses cheveux, l’homme resta immobile malgré la honte qui échauffait ses joues. Kita se figea en reconnaissant la grâce éthérée, maintenant hâve des Faes esclaves. Le petit homme à ses côtés ne pouvait être que son maître, un autre de leurs races. Voilà pourquoi il amusait tant les clients : ils s’obligeaient de l’acclamer au risque de l’offenser.
—Voyons, mon ami. Accepte donc les remerciements de ton public. Incline-toi devant eux.
L’elfe s’exécuta. Si leur beauté légendaire avait un jour existé, elle s’était fanée depuis longtemps. Ses iris exprimaient une douleur infinie, ses lèvres blanches et craquelées marquaient ce visage symétrique vide. Ses membres, trop longs et malingres pendaient à son corps telles les branches mortes d’un arbre. Sauf qu’aucun élagueur n’acceptait de les lui dérober. Dans ces mains pendaient ses instruments.
Les humains, les peuples nature au lieu de s’en formaliser, se gaussaient. Kita était plus intriguée de rencontrer enfin ces créatures mythiques pour se soucier de leurs conditions de vie. Elle se désintéressa du Fae fatigué pour rire des pitreries de son maître. Farfadet, gnome, lutin, fée, kelpies ? Tant de noms volaient dans son esprit et elle ignorait lequel utiliser. Le nain répondait à sa question :
—Mesdames et messieurs, je suis un ogre et je vous remercie pour votre chaleureux accueil.
Elle ne savait rien des ogres hormis qu’ils se montraient plus sympathiques que ses congénères.
—Et voici Filkli, l’esclave préféré de ma femme bien que je n’ai jamais compris pourquoi. Elle n’a pas pu se déplacer ce soir alors buvons un verre à sa santé.
Un bruit de succion résonna dans la salle. La cavalière les imita. Le seul qui ne buvait pas fut l’elfe qui se cachait derrière sa chevelure. Compte-t-il disparaître ? Il se tenait voûté comme un vieillard. Seule la canne manquait pour rendre ce tableau réel.
—Evitez de les fixer, lui souffla son voisin.
Elle plongea le nez dans son verre, le remercia d’un hochement de tête. Si l’elfe souffrait de l’humiliation portée par son maître, au moins n’arborait-elle pas de bleus, ni de contusions. Elle n’imaginait l’ogre tenir un fouet entre ses doigts dodus. Il pouvait néanmoins en donner l’ordre et un autre de ces esclaves le châtieraient à sa place.
La jeune femme fut brusquement propulsée quelques années en arrière. Elle avait alors dix-sept ans et Meorwen vingt, plus jeune qu’elle ne l’était aujourd’hui.
Elle souhaitait s’enfermer dans la solitude pour la soirée. Son père donnait une réception à l’étage, elle n’avait pas été invitée à y participer. Kita s’agenouille dans le box contre le ventre de Sapin. Son frère l’avait trouvé tresser une couronne de foin. La jeune femme ne notait plus les nombreux embellissant sa beauté. Elle côtoyait cet étrange sentiment entre l’intimidation et la frustration depuis le début de son adolescence, peut-être même avant.
—Que fais-tu là ? Lui demanda-t-il. Je t’ai cherché dans ta chambre.
Et je n’y étais pas.
—Je dois disparaître lorsque notre père organise ses dîners, tu le sais aussi bien que moi.
—Tu sais aussi que je ne suis pas d’accord. Tu es son héritière autant que moi.
—Je suis la cadette. C’est toi qui seras le maître de l’écurie, moi je resterai ici. Mais ça n’a pas d’importance. Père n’a pas encore l’intention de rejoindre Khéor.
Elle lui offrit un sourire contrit.
—Viens t’asseoir. A moins que tu aies peur de froisser ta culotte. Ces dames t’en voudraient seulement.
Sapin le suivit du regard lorsqu’il referma la clôture. Il enjamba ses pattes pour s’installer aux côtés de sa sœur.
—Père essaie de me trouver une fille à marier. J’en ai au moins vu trois ce soir.
—Sont-elles à ton goût ?
—Elles sont charmantes et certaines plus jolies que d’autres. Un homme pourrait y trouver sa perle rare : bien éduquées, un minimum d’intelligence, plaisante à regarder.
—Quel dommage que tu n’aies pas envie de te marier.
Elle essayait de lui arracher un sourire mais son visage demeura grave. La puissance de son regard la désarçonna. Ses cheveux blonds encadraient des yeux et des sourcils froncés, comme à leur habitude le faisait paraître plus âgé qu’il n’était.
—Pourquoi es-tu venu me chercher ?
Meorwen déglutit ?
—Je n’ai pas été le plus intelligent, marmonna-t-il. Toutes ces femmes, je les rejetais car je pensais ne pas être fait pour le mariage. Ce soir, un visage se superposait aux leurs. Je n’arrivais pas à me le sortir de la tête. Kitaya, c’est toi que je voyais. Est-ce… Est-ce que… c’est mal ? Pourquoi je pense sans cesse à ma sœur en la présence d’autres femmes ?
—Nous sommes probablement mauvais tous les deux, chuchota-t-elle en attirant sa bouche contre ses lèvres.
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