Chapitre 25
Chapitre 25
L’odeur du musc, omniprésente, l’étouffa. Une fois que ses yeux habitués à l’obscurité, elle distingua des ombres rouges danser sur les parois de la tente. Sa chaussure buta sur une pierre. Une dizaine de roches noires encerclaient des bûches carbonisées. Au centre, un cervidé, son crâne penché sur le côté, la fixaient de ses yeux noirs. Ses mains reposaient sur ses cuisses, ses doigts pianotaient. La plante de ses pieds, humains caressaient le sol de sable. Le haut de son corps était celui de l’animal végétarien. En guise d’ornement, un énorme collier barrait son torse et un fil d’or s’enroulait autour de ses bois. Sa truffe humide se fronça lorsqu’elle pénétra dans la yourte.
—Rajla.
Dans une langue étrangère, plus proche du brame que des mots, il communiqua avec celui que devait être son chef. Sans parvenir à réprimer une grimace, elle détailla l’hybride du regard. Quel Dieu cruel s’était-il amusé à coller des hémicorps de deux races différentes, sans aucune harmonie, s’inquiétant si peu de la vie que mènerait l’individu avec un tel physique.
—Maître peut pas parler. Je traduis.
La dresseuse hocha la tête, résignée à son sort. Le cervidé assit reporta son attention sur son bâshki puis sur son compagnon et, avec une voix plus plaintive et gémissante que puissante, il lui demanda d’observer son dragon. Réticente, Kita refusa mais il insista. Elle supplia l’interprète du regard qui, aveugle à ses suppliques réitéra l’ordre de son supérieur.
—Qu’allez-vous lui faire ?
—Seulement voir.
—Ai-je la garanti qu’il ne lui arrivera rien et que vous me le rendez sitôt cette entrevue terminée ?
—Oui.
—Vivant.
—Oui.
Elle décrocha Tâches de Myosotis de son épaule, lui commanda de voler jusqu’au hommes-animaux. Si le bâshki ne comprenait pas la langue de la Horza, il n’en montra rien. Il battit des ailes, s’éleva simplement au-dessus de sa maîtresse sans pour autant se rapprocher de l’interprète et de son chef.
—Pais, lui rappela-t-elle.
—Paix, confirma celui-ci.
L’animal volant rechignait à s’éloigner de la cavalière mais après quelques feulements aigus, il coopéra. Il dédaigna la main tendue pour atterrir à ses pieds. Toujours en le surveillant, Kita les interrogea :
—Pourquoi suis-je ici ?
—Ami demande preuve de paix.
—Je sais pourquoi Reikoo m’a envoyée.
Il ne pense pas perdre un membre important si les choses venaient à mal tourner.
—Je parlais d’ici, reprit-elle. Pourquoi ne pas simplement nous laisser partir ? Pourquoi… ça ?
D’un geste du bras elle désigna la tente.
—Rencontrer gens.
—Vous n’avez qu’à aller aux Pics Rocheux, c’est à deux jours de marche et vous n’aurez plus besoin de capturer des voyageurs.
—Montés sur pyramide. Loi impose d’escorter au village.
—Et ensuite ? La pressa la cavalière ?
Son cœur s’affolait, sa voix haut perchée et chevrotante la trahissait. Elle s’imposa deux profondes respirations et frotta le coin de ses yeux de ses doigts.
—Amis.
—Parfait, ricana-t-elle. Vous obligez les gens qui visitent la pyramide à vous usivre pour ensuite devenir des amis.
L’interprète ne saisit pas le sarcasme dans sa voix puisqu’il rétorqua :
—Oui.
Cette situation était bien trop invraisemblable pour être réelle. Le chef secoua la tête et les grelots accrochés à ses cornes tintèrent.
—Comprenez-vous ce que je dis ?
—Oui.
—Alors pourquoi nous avoir suivis ?
Elle ne doutait pas que les cervidés les observaient depuis la perte de leurs barques, qu’ils guettaient le moment opportun pour les accoster. Elle trouva la réponse dans leurs regards : la curiosité, l’intrigue de nouveaux peuples, de nouvelles races. Le chef se tourna vers l’interprète, murmura quelques sons à son oreille frétillante.
—Reste avec nous quelques jours. Pour apprendre.
—Je suis dans le regret de décliner votre offre : nous avons une mission et nous avons déjà perdu beaucoup de temps.
—Nous offrir nourriture et vêtements.
Il leur manquait cruellement d’aliments. De nombreux soirs, ils se couchaient le ventre vide, résultat d’une chasse infructueuse. Bien trop souvent.
—Il nous faudrait aussi des outils et mes compagnons ne diraient rien à une nuit de repos.
Le ciel arborait sa cruelle teinte de rouge, signe de température élevée pour le prochain cycle. Elle souriait à son idée fourbe, Reikoo enragerait. Il la jetait en pâture à ces créatures, qu’il en paye le prix. Un accord tacite et muet se signa entre le chef et la dresseuse.
—Je dois retourner à la pyramide. Et je récupère mon bâshki, c’est non négociable.
Kita attendit que la bête traduise et guetta le hochement approbateur du cervidé assis. Il émit un son à mi-chemin entre un rire et un cri. Un frisson glacé courut le long de son échine.
—Vous courage.
Un rictus fendit son visage. Il la jugeait si mal que c’en était amusant. Devant le grotesque de la scène, elle ne put retenir un petit rire, plus un raclement de gorge sarcastique qu’une réaction somatique face à une situation amusante.
—Je ne pense pas que beaucoup de mes compagnons seraient d’accord avec cette affirmation, mais je leur transmettrai.
Avec l’accord du chef, Kita s’extirpa de la tente, frappée par la soudaine obscurité. Non qu’il fasse déjà nuit, le ciel hésitait entre chien et loup. Les hommes l’attendaient. Un groupe de six ou sept femelles levaient la tête à son approche, une avec un visage humain. Accroupie au sol, broyant des végétaux, avec des membres supérieurs mêlant patte et main, elle la dévisagea. Ainsi prostrée, elle atteignait en taille la poitrine de la cavalière. Elle siffla devant le bâshki qui claquait des ailes au-dessus de la Horzienne.
—Pourquoi ce n’est pas elle la traductrice ?
Sa bouche était plus habilitée à parler la langue des hommes qu’un museau allongé.
—Refuse mêler aux humains. Leur ressemble trop. Place dans la tribu en danger.
C’est injuste. Son âme n’a pas décidé quel corps habiter. Elle lui fit part de sa remarque.
—Pas corps. Comportement.
Rien dans ses gestes ne l’identifiait aux humains. Trop rapide, trop précis, trop parfait mais qu’y connaissaient-ils ?
—Pourquoi ?
—Fornication. Semence homme faible. Faon malade, presque humain, plus homme que cerf en elle.
Selon ses souvenirs, les panthères ne se formalisaient guère d’un tel détail. Tant que le petit partageait leur sang, les membres du clan se reproduisaient au choix entre eux, humain ou animaux.
—Où est-il ?
—Mort. Pas assez vigoureux.
Il ne s’étendit pas sur le sujet. Mort de causse naturelle ou tué par un crime dont seule sa mère était responsable, l’interprète cacha la vérité et Kita se garda bien de lui demander.
Après quelques instants d’appréhension, la jeune femme retrouva ses compagnons, toujours surveillés par les cervidés se dressant de manière surnaturelle autour de la pyramide. De loin, Kita leur trouva une ressemblance avec des arbres. Longs et fins, leurs membres échevelés lui rappelèrent des branches. Comme elle s’y attendait, Reikoo n’accueillit pas la nouvelle avec un large sourire. Il mesura néanmoins ses propos lorsque la jeune femme lui rapporta les outils et nourritures.
—Je ne suis pas contre une bonne nuit de sommeil, à l’abri de ces fauves, s’exclama Ferol.
Seul Reikoo la fusillait du regard. Cette fois, Kita ne baissa pas la tête, refusa la soumission imposée.
—Comment savoir si vous ne nous tendez pas un piège ?
—Ce serait bien la première fois que je ferai preuve d’intelligence depuis Cerralion. Je ne voudrais pas vous décevoir.
Le guide ne put réprimer un ricanement. Sur ces dernières paroles hostiles, les mercenaires acceptèrent l’escorte proposée par les cervidés. Aucun ne rengaina son arme. Keïdan enroulait son fouet autour de ses doigts, Galtriel caressa su charnu de pouce ses couteaux en forme de feuilles et Reikoo se servait de sa hallebarde comme d’un bâton de marche. Ferol se frayait un chemin jusqu’à l’interprète. La horde de cerf les encercla, les muscles d’Arment cheminant à ses côtés se raidirent. Avec un regard appuyé, elle lui recommanda de se détendre mais sa posture reflétait celle du guerrier plongé trop fréquemment dans les traquenards. Elle ne pouvait lui en vouloir, ni même comprendre ce qu’il ressentait. Sa vie oisive lui avait ôté, arraché ce comportement méfiant spécifique aux étrangers. Le seul à qui cette situation semblait profiter était Ferol. Il déliait la langue de l’interprète à l’aide d’interrogations, de remarques qui semblaient l’amuser comme elle n’avait jamais su le faire. Kita ne s’en plaignait pas, elle constatait. Certaines personnes se liaient naturellement aux autres, engageaient facilement la conversation, d’autres non. Elle faisait indéniablement partie de cette deuxième caste. Enfin, ils atteignirent le camp. Les animaux se redressèrent leur approche, bien plus interloqués par un groupe d’individus que par un seul représentant de l’espèce. Ils leur présentèrent le bâton auquel elle s’était appuyée en entrant dans le camp la première fois. Les bêtes grimpèrent sur leurs doigts sauf sur ceux de Galtriel.
—Vous, pas humain.
—Ca se voit, non ? Répliqua-t-il d’une voix sèche mais froide.
—Pas de guerre contre peuple arbre. Accepte.
Il ne les remercia pas. Comme pour l’empathie, certains remerciaient plus spontanément que d’autres.
—Suivre, leur expliqua l’interprète.
Il s’exécuta. Reikoo, d’un mouvement de hallebarde, lui indiqua de passer en première. Cette fois, le Rajla les attendait au centre de la clairière. Sa physionomie, hors norme, même parmi ses semblables, la frappa. Derrière lui se dressaient de longs poteaux surmontés de crânes pourvues de longs bois et de colliers de perles et de plumes.
—Souhaite la bienvenue.
—Nous acceptions et le remercions de son offre.
Alors que s’échangeaient les mondanités, la jeune femme dévisagea les poteaux avec plus d’attention. Des entailles les zébraient. Encore une étrange coutume dont elle était ignorante. Le Rajla s’écarta et plusieurs femelles apparurent, des plateaux posés en équilibre sur leurs avant-bras en l’absence de paumes. Des enfants, aussi hauts qu’eux leurs offraient des bijoux. Les plumes chatouillaient sa nuque mais elle ne pouvait refuser leurs présents. Seul Galtriel demeurait à l’écart.
—Déjà appartenir à nature. Pur.
Nous ne devons pas avoir la même définition de ce mot, songea Kita en avisant la posture du guerrier et les deux lames de sa lance divisée en deux dépassant de son dos. Devant la méfiance qui animait les yeux de ses compagnons, Kita picora les mets proposés : un assemblage plus ou moins épicés de végétaux. Les hommes goutèrent leurs plats avec retenue. La jeune femme décrocha un sourire à l’un des jeunes dont les bois ne perçaient encore le crâne. Il baissa les yeux, la contourna, s’intéressa aux cinq étrangers. Beaucoup des autres cervidés imitaient son comportement : le regard fuyant, prêt à décamper à tout instant. Ne restaient que le Rajla et son interprète qui osaient les regarder, yeux dans les yeux, avec intensité. Que sondaient-ils ?
—Nous sommes fatigués par les événements de la journée, annonça Reikoo. Où pourrions-nous dormir ?
Le garde cherchait à éloigner son groupe des cervidés, son geste ne passa pas inaperçu. Le Rajla tenait là une occasion trop rare pour la laisser filer entre ses doigts.
—Restez avec nous. Ce soir, conter des histoires. Sur nos deux peuples.
—Kitaya se dévouera pour notre cause. Je suis certaines qu’elle en connaisse beaucoup.
Des histoires sorties des tavernes. Il connaissait son passé d’ivrognes, sa lente guérison de l’alcool. Il s’en servait pour l’humilier.
—Je me ferais un plaisir de vous en raconter quelques-unes.
Le Rajla les observa tout à tour, mécontent de la tournure de la discussion. L’interprète insista devant la raideur de son chef. Reikoo accepta de veiller pour une histoire. Pourquoi y tient-il tant ? La dresseuse n’insista guère. Ils acceptèrent de leur accorder quelques instants pour souper.
—Quelque chose cloche, murmura Keïdan.
Attroupés, les deux clans se dévisageaient du coin de l’œil.
—Et tout ceci pour la curiosité de visiter une pyramide, souffla Galtriel.
—Vous étiez tout aussi tenté que moi ! Nous devions regagner la rivière le soleil encore haut dans le ciel.
—Mais le soleil est couché et nous sommes encerclés d’hommes-bêtes, railla leur guide.
—Ne me reprochez pas ce dont je ne suis pas responsable.
—Vous n’aviez qu’à mieux défendre notre cause.
—Vous n’aviez qu’à prendre ma place ! S’emporta la cavalière.
—Taisez-vous, les sermonna Arment. Ils nous surveillent.
Il disait vrai. Les jambes plies, le dos arqué, les créatures ignoraient visiblement le sens du mot discrétion.
—Ne trouvez-vous pas cette coïncidence étrange ? Une subite envie de visiter une pyramide et d’un seul coup, des hommes-cerfs apparaissent ?
—Je n’y avais pas réfléchi, mentit la dresseuse.
L’idée lui trottait dans la tête depuis un moment. Enfin, après des hochements de tête, un groupe d’individus s’approcha, avec le seul qui parlait leur langue en tête.
—L’heure.
Le ton remplaçait les verbes et compléments manquants. Il ne les invitait pas à s’asseoir avec eux ; il l’ordonnait. Kita le suivit. Si quelques enfants évitaient délibérément leurs regards, d’autres les harponnaient. Sur ces visages, elle n’y lisait pas que de la malice mais aussi… de l’avidité ?
Ses jambes se dérobèrent alors qu’elle s’assit. Le Rajla détonait avec les clochettes ornant ses bois, cliquetant dans un bruit d’acier à chaque inclinaison de tête. Il s’exprima à ses semblables dans un assemblage de souffles lourds et de claquements de langues.
—C’est un jour unique pour notre tribu d’accueillir des hommes venus par-delà la cascade. Nous aimons découvrir de nouvelles cultures et personnalités. Les étranges ont accepté de partager avec nous quelques-unes de leurs histoires.
C’était le sens général de sa phrase. Kita y avait ajouté des mots et se força à sourire. Il ne lui restait d’autres armes que la défense et quel meilleur atout qu’un visage agréable. Beaucoup d’histoires furent contées, à chacune d’elle Reikoo inventa une excuse pour déléguer ses obligations à Kita. A chaque réplique, les cervidés ripostèrent, tant et plus que la méfiance déforma même les plus grandioses exploits. Sans se laisser abrutir par le sommeil, trois de ses compagnons ne purent ravaler des bâillements. Le Rajla sembla enfin les apercevoir.
—Toutes les bonnes histoires ont une fin et celle de Feiklan se termina dans le bonheur. Nos invités sont épuisés de leur voyage. Montrons-leur l’endroit où ils dormiront.
Une excitation nouvelle parcourut l’assistance. Un mâle s’approcha de Kita et la hissa sur ses pieds. Ses yeux ne cessaient de fixer le sol. Ceux qui entrainaient les hommes se montraient plus enthousiastes. Ils pressèrent leurs doigts et sabots sur le corps, les intimaient d’avancer. Leur marche les conduisit aux poteaux. Kita souhaitait se retourner, demander à l’interprète pourquoi ils se massaient autour de ces piliers mais les étreintes, d’abord des cervidés, raffermirent leur poigne, l’immobilisèrent.
—Qu’est-ce que….
Elle s’interrompit en constatant que ses compagnons se trouvaient dans la même posture. Devant l’urgence de la situation, la cavalière essaya de ruer mais des enfants emprisonnèrent ses jambes. Ils l’obligèrent à plier les coudes et glissèrent une corde rugueuse autour de ses poignets et chevilles liés. Sous les trois yeux nocturnes de Naarhôlia apparurent les chefs et interprètes, menaçants.
—Dîtes-leur de nous lâcher, s’égosilla-t-elle.
Mais son cri fut perdu sous les injures lâchées par ses compagnons et les claquements de mâchoires de leurs geôliers. Malgré leurs armes, ils n’avaient pu résister à leur nombre. Leurs instruments durent confisqués, bras et jambes attachés. Trois ou quatre cerfs gisaient au sol, inconscients, d’autres comprimaient des blessures en grimaçant. La dresseuse jubila.
—Tu as partagé tes histoires, ta nourriture et ta tente, crevure. Traduis.
Il s’exécuta. En réponse à son insolence, un coup aux genoux précipita son visage contre la terre. Elle recracha quelques grains de sable en roulant sur le flanc, toujours avec un regard meurtrier.
—Tu ne sais pas mieux faire ?
Un chiffon écarta ses mâchoires de force et colla sa langue à ses dents. Maladroits qu’ils étaient, des mèches de cheveux se perdirent dans le nœud, tiraillant la sensible peau de son crâne. Ainsi à terre, incapable de se défendre, elle ne peut qu’assister à la scène, impuissante. La silhouette des cervidés, haute aux jambes fines, aux hanches étroites, aux torses larges, aux bois ramifiées éclairés par els ronds imparfaits des lunes ne lui apportait qu’une importance relative.
—Le Soleil Rouge a besoin de sang. Offrons-lui une aube sanglante.
Les vivats de son peuple ne l’assourdirent pas autant que la rage qui accélérait les pulsions du sang contre ses tympans.
—Lui (il désigna Galtriel), à part.
Ils forcèrent l’homme arbre à s’éloigner de ses compagnons. Même en se contorsionnant, elle ne put le suivre du regard.
—Attachez les autres, nous les sacrifierons aux lueurs claires.
Des dizaines de mains et sabots fourmillèrent sur son corps, la traînèrent plus que la portèrent vers l’un des poteaux. Ils ne s’effarouchèrent guère des battements de ses jambes et bras, de ces hurlements qui mourraient emprisonnés dans son bâillon ou transformés en plaintifs gémissements. Sans ménagement et sans confort, ils l’installèrent, le dos heurtant le poteau si férocement que ses poumons expulsèrent l’air d’un seul souffle. Elle devinait leur hâte, l’envie de leur mise à mort dans leurs gestes agressifs, leurs borborygmes qui se rapprochaient de rires. Une question la taraudait : comment ont-ils pu tenir si longtemps sans nous sauter dessus ? Le plaisir refoulé émergeait, ondulait sous leurs airs stoïques, placides. Derrière leurs museaux, elle discernait des éclats de rire sardoniques, dans un langage démoniaque universel. Elle frémit. En l’espace d’un battement de cils, les cervidés disparurent. Avec des mouvements de lèvres, elle essaya de se défaire du bâillon, de l’extraire hors de sa bouche. Ses joues étaient à vifs mais d’une voix rauque, elle demanda :
—Est-ce que quelqu’un a gardé un couteau ?
—Ils m’ont tout pris, indiqua Arment.
—Ils les ont planqués dans la hutte là-bas, la troisième à partir de la gauche.
—Celle du Rajla.
—Peu importe qui dort là-dedans tant que nous sommes ficelés là.
Kita frotta ses liens contre le poteau mais la corde était bien trop volumineuse pour se couper de la sorte. Il leur faudrait au minimum un poignard.
—Trop épais.
—Et maintenant ? S’enquit Keïdan.
—Où est Galtriel ?
—Il est attaché un peu à l’écart.
—Pourquoi ?
—Ils l’ont traité de sang pur. J’ignore si c’est une bonne ou une mauvaise chose, expliqua Ferol.
—S’il est prisonnier, ça ne peut rien signifier de bon.
Kita soupira. Elle ignorait comment se délivrer. Elle médita quelques instants durant, les lunes de Naarhôlia tracèrent un arc de cercle au-dessus d’eux. Plusieurs épouses-dragons les contemplaient du haut de leur dernière demeure. Ce ne fut pas Kita qui trouva la solution mais l’un de leurs ennemis. Le vacillement d’une ombre attira son attention, plus une deuxième plus grande avec des oreilles de faon. Galtriel se glissait près de Keïdan, un doigt sur les lèvres. D’un signe de la main, il indiqua au jeune cerf de s’approcher.
—Il m’a aidé, murmura l’homme arbre suffisamment fort pour que tous ses compagnons puissent l’entendre.
Le cervidé s’accroupit près de la jeune femme et trancha ses liens à l’aide d’une roche taillée en pointe. Ne restait plus que Reikoo. Aucun ne doubla la cavalière, chacun guettait ses gestes.
—Nous y voilà.
—Oui.
—Que décidez-vous ?
Elle hésitait. Elle jouissait de le voir enchainé et elle, debout, libre à ses côtés. Ses jambes s’arquèrent.
—Les rôles sont inversés, maintenant. Cela vous plait-il ?
—Vous ne me laisserez pas.
—Pourquoi ? Un accident est si vite arrivé. Trois sont partis, serait-il étonnant que le quatrième disparaisse ?
—Hâtez-vous, les pressa Galtriel.
La cavalière refusait de clore cette discussion.
—Je n’ai pas de couteau, s’excusa-t-elle en souriant. J’ai des doigts si délicats.
Son visage se durcit :
—Vous m’avez menacée, vous m’avez envoyé ici. Pourquoi vous aiderais-je ?
—Ce serait un meurtre.
—Le mien ne vous aurait pas gêné. Un de plus, un de moins, qu’est-ce que cela changerait ?
Le temps pressait. Galtriel contourna les poteaux pour rompre les cordes.
—Vous discuterez plus tard.
Ils s’apprêtaient à s’enfuit lorsque Kita se tourna vers le faon.
—Viens avec nous.
Il la regarda sans comprendre. Elle se rappela seulement que la barrière de la langue les éloignait, alors elle lui tendit la main en signe d’amitié, l’invitant à se joindre à leur quête insensée.
—Ils te tueront s’ils découvrent que tu nous as aidés. C’est toi qui seras sacrifié à notre place.
Kita avait haussé le ton sans s’en rendre compte, suffisamment pour alerter les gardes à l’entrée du camp. Le faon se décida et empoigna les doigts de la cavalière.
—Nous devons reprendre nos armes. Sans elles, nous sommes vulnérables.
Le petit cerf secoua la tête.
—Nous n’avons pas le choix, argumenta la jeune femme.
Elle l’entraina avec eux. Ils s’introduirent dans la demeure du Rajla. L’odeur du musc l’obligea à froncer ses narines. Kita s’attendait à le découvrir dans son lit, les yeux ensommeillés non debout menaçant, une lance dans ses mains. Reikoo se jeta sur lui, attrapa son arme, l’entraîna dans une étrange danse sans coups décoché.
—Trouvez les armes, cria-t-il.
Au même instant, le chef jeta son crâne en arrière et émit un brame rauque. Reikoo profita de son inattention pour dévier la hallebarde et l’enfoncer dans sa gorge. Kita n’entendit que son gargouillement de plaintes tandis qu’elle lançait le fouet à Keïdan. Une troupe de cervidé se pressait à l’entrée de la yourte. D’un geste, Galtriel perça la toile de ses poignards, leur offrit une porte de sortie. La dresseuse se glissa à l’extérieur alors que le Rajla s’effondra, mort. A l’opposé, elle surprit les guerriers mi-hommes mi-cerfs se ruer dans la demeure de leur défunt chef. Ne manquait plus que le faon. A l’instant où celui-ci s’extirpa de la tente, Kita réprima un cri. Trois lances hérissaient son dos. Ses jambes chancelèrent, il s’écroula. Elle s’apprêtait à bondir à son secours mais Arment la retint de justesse. Les cervidés affluaient hors de la tente. Ils fuirent vers la forêt, pourchassés par une tribu entière de bêtes autant assoiffés de sang que leur présumé soleil.
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