Chapitre 29
Ce ne fut pas l’agitation du camp qui tira Kita d’un sommeil mérité mais le claquement bref et sourd de la fourrure qui dissimulait l’entrée de la tente. A l’aide de sa paume, elle s’appuya sur le torse d’un Lance-de-Der endormi qui se soulevait à un rythme lent et régulier. L’air resta bloqué dans sa gorge lorsqu’elle avisa la créature à ses pieds. Le monstre blanc. Ses malicieux yeux jaunes fourrageaient dans les siens, lui défendaient d’émettre le moindre son. Sa langue humecta ses fines lèvres, caressa deux longs crocs jumeaux à l’extrémité de sa gueule. Ses jambes malingres tremblaient, soutenaient à peine le poids de son épaisse queue enroulée. La bête inclina la tête et siffla. Le jeune homme gémit dans son sommeil. Habituée à ces assauts, la cavalière était plus alerte.
Sans élan, sans préméditation, la bête bondit. La jeune femme roula sur le flanc, exposa la fourrure qui couvrait son dos. Le serpent accrocha ses épaules. D’un geste négligeant de la patte, il laboura son omoplate et écarta sa protection de fortune. Il entailla sa chair avec perversité. Le sang suintait rouge et épais, un cri de douleur érailla le larynx de la dresseuse. Le monstre planta ses dents à la jonction entre sa nuque et son dos. Enragée, Kita frappa, s’égosilla, se contorsionna mais le poids de la créature l’immobilisait. Le vampire pompait sa vie, son énergie et sa queue s’enroula autour du corps de la jeune femme, caressa sa es jambes, son intimité, le creux de ses reins, son ventre, ses seins. Ses griffes se glissaient dans son derme, la peau craqua sous la pression des pattes du serpent. Lui, s’amusait. Il la grattait comme un chien la terre pour recouvrir ses besoins. La chair se déchira et la langue de la créature sirota le liquide vermeil. Enfin, le poids disparut. Lance-de-Fer se tenait au-dessus d’elle, un couteau ensanglanté à la main. Le monstre, recroquevillé, feula. Du rouge striait ses écailles blanches. Sans plus de cérémonie, il fila hors de la yourte.
Kita ramena ses jambes contre sa poitrine, se redressa avec difficulté tant la douleur pulsait dans ses omoplates. Des filets poisseux goûtaient sur ses fesses. Avec une grimace, elle attrapa une fourrure qu’elle noua autour de sa taille et se rua dans le camp. Ses yeux, accoutumés aux bougies, se plissaient devant la clarté du ciel. L’air froid mordit sa blessure.
La tente voisine gisait en lambeaux : morceaux de tissus déchiquetés, cornes broyés, fourrures en pièces éclaboussées de gouttes de sang. Alors qu’elle mesurait l’étendue des dégâts, le serpent s’activait et transformait ce havre de paix en cimetière. Elle compta plusieurs corps égorgés ou éventrés. Les plaies béaient et dévoilaient des viscères sombres et gluants dans les abdomens. Kita nota surtout la précision mortelle de ces blessures, comme s’ils visaient des organes en particulier. L’odeur de la mort empestait. Elle suivait le chemin des cadavres, des veuves en pleurs serrant les corps de leurs proches contre leur poitrine, le visage tourné vers le ciel, les larmes maculant des joues. Les enfants criaient et sanglotaient. Elle aperçut Kleïta derrière une tente à demi effondrée, son bâshki pépiant dans ses mains jointes. Kita se rua vers la petite pour l’enlacer dans ses bras, la pressant dans son giron, les doigts sur ses cheveux. Tâches de Myosotis abandonna la fillette, apeurée.
—J’ai perdu papa et maman, gémit-elle.
Elle colla ses mains sur ses oreilles, la força à croiser son regard malgré les sanglots qui tremblaient ses lèvres.
—On va les retrouver. Reste avec Lance-de-Fer, tu seras en sécurité.
Kleïta courut vers le jeune homme et croisa ses petits bras autour de ses jambes. Il avait pris le temps d’enfiler un pantalon. Ce détail aurait dû la faire sourire mais en cette triste occasion, n’y parvint pas. Il enveloppa les épaules de la petite d’un geste protecteur et la cavalière continua sa progression. Après deux dizaines de pas, elle repéra une queue blanche. Son cœur s’emballa dans sa poitrine, si fort qu’elle en oubliait les langues de feu rouler sur ses épaules. Elle se pencha pour ramasser un poignard. Lance-de-Fer avait blessé la bête, elle la tuerait. Inutile d’assourdit les bruits, les femmes hurlaient trop pour que la cavalière ne se préoccupe du poids de son corps heurtant le sol. Kita ne trouva pas le serpent, aucune trace de sang, aucune trance de l’aida. Le monstre lui avait échappé.
L’adrénaline de la poursuite retombée, elle dévisagea le camp qui les avait abrités : seules quelques tentes se dressaient entières sur un ciel s’assombrissant, pour le reste, ce n’était que des déchets bons à être brulés. Elle oubliait ses pieds nus qui foulaient sur le sol tant l’horreur était omniprésente. Plus que tout, Kita s’en voulait : elle avait emmené ce serpent avec elle. La dresseuse était à l’origine de ce massacre. Elle détournait les yeux devant les cadavres mutilés, les blessaient qui pressaient leur mains pour stopper les hémorragies en hélant des guérisseurs. Elle-même grimaçait de ses entailles. Kita interrompit ses compagnons réunis à l’écart du camp dans une houleuse conversation, les principaux partis étant Keïdan et Reikoo.
—Nous n’avons pas le temps de les aider, persista Reikoo.
—Nous ne pouvons pas les abandonner à leur sort ! Leurs tentes sont détruites, des personnes sont mortes, bordel ! La richesse de votre maîtresse est plus important que ces veuves et orphelins ?
—Nous ne pouvons aider tous ceux qui sont dans le besoin !
—J’ai perdu ma femme et mes enfants ; j’aurai aimé qu’on me tende la main. Gardez la vôtre dans votre pantalon et branlez-vous bien. Je ne les abandonnerai pas, venez vous autres.
Il pivota sur ses talons et remarqua seulement Kita à cet instant. Il dévisagea son étrange tenue : la fourrure avait glissé lorsqu’elle pourchassait le monstre et dévoilait un sein, les marques de constriction sur son corps et l’étendue de ses blessures. Il se tourna vers son chef.
—Vous avez une preuve de plus sous leurs yeux. Allez-vous faire soigner, Kita.
Il la contourna suivit de Ferol, d’Arment et enfin, après une hésitation de Galtriel. Reikoo la fixa avant de cracher un filet de sang. Elle remarqua que son nez était dévié. Sans un mot, elle lui offrit la vue due son dos.
Un des hommes versa de l’eau sur ses plaies, elle frémit de douleur mais celle-ci était toujours plus supportable que celle, psychique, qu’affrontait l’homme-arbre. Il mâcha quelques plantes aux propriétés curatives et mélangées à de la salive appliqua la décoction sur ses entailles. Le guérisseur s’étonna des deux petits trous rouges malodorants et hideux à regarder.
—Un travail de cochon, commenta-t-il.
Le dos de Kita se cambra sous la brûlure du cataplasme.
—Je ne pense pas que l’esthétique soit le but visé, marmonna-t-elle. Aïe.
—Ces deux petits points sont vraiment fascinants. L’Aïeule nous raconte parfois la légende d’un suceur de sang. Sa victime faiblit chaque jour un plus avant de mourir.
—Nous avons un monstre équivalent chez nous. Les hommes disent qu’il est laid au possible et les femmes prétendent qu’un séducteur les attire à l’écart pour se nourrir de leur sang. Celui d’aujourd’hui ressemble à un serpent.
—Si c’est vrai, il ne vous a pas loupé. Vous êtes sacrément amochée.
Kita inspira une goulée d’air, se concentra pour ne plus gémir.
—Dans combien de temps est-ce que ce sera cicatrisé ?
—Une bonne vingtaine de jours, au minimum. C’est fini.
—Merci.
Elle se dirigea vers la tente de Lance-de-Fer, une des dernières encore intactes, en contournant les cadavres empilés. Le jeune homme l’attendait à l’intérieur, seul et vêtu.
—Kleïta a retrouvé ses parents, l’instruisit-il. Sa mère est sauve et son père sonné, mais rien de grave.
Une fois de plus, elle le remercia. Lasse, elle dénoua la fourrure qui cinglait sa taille pour glisser dans son pantalon. Elle avisa la tunique. Le guérisseur lui conseillait d’attendre que le cataplasme d’infiltre dans ses plaies pour anesthésier et désinfecter. D’ici-là, rien ne devait couvrir son dos. La cavalière improvisa un haut répondant aux souhaits du soigneur, de la pudeur et de la température. Ce dernier exigeait une deuxième tunique prêtée par son amant.
—Je suis désolée que ta première fois se passe ainsi.
—Tu ne pouvais prévoir qu’une bête allait nous attaquer.
Prévoir, non mais anticiper oui. J’aurai au moins dû prévenir les veilleurs. Ce serpent l’obsédait, l’intriguait, la terrifiait et si elle connaissait sa dangerosité, jamais elle n’aurait pensé qu’il attaquerait un camp seul. Surtout, elle s’était fourvoyée sur sa puissance. Oui, le monstre la saignait sans la moindre difficulté mais tromper les défenses de gardiens expérimentés et blesser autant de personne sans se faire attraper était une autre affaire.
—Non.
—Kita, combien as-tu d’amants. Tu semblais connaitre…
Il s’interrompit, soudain timide.
—Quelques-uns, Lance-de-Fer. Assez pour m’y connaitre. Tu es un bon élève, j’ai pris plaisir à coucher avec toi.
—Je… C’est vrai ? J’avais pensé que… je m’étais montré trop brusque la deuxième fois, bredouilla-t-il.
—C’était bien, Lance-de-Fer, je ne mens pas.
—Comment savoir si tu… si tu… es enceinte ?
—Ce sont là des secrets de femmes et un maître ne dévoile pas tous ses tours. Tu n’as pas à t’inquiéter.
Elle s’autorisa un sourire qui n’atteignit pas ses yeux : jamais elle ne serait mère.
—Brûlez-vous ou enterrez-vous les morts ?
—On les enterre.
—Allons les aider.
Kita, munie d’une pelle, rejoignit Keïdan à la fosse. Ils creusaient un trou large et profond pour contenir une dizaine de corps, moitié moins que ce que la jeune femme avait cru. La plupart gisaient inconscients, arboraient des blessures graves mais étaient vivants. Tous les hommes et femmes apprenaient enfants à saigner, à différencier les plantes médicinales et vénéneuses.
D’un coup de talon, la cavalière enfonça la pelle dans le sol. Le travail était harassant, elle s’épongeait le front mais constatait avec soulagement que le trou s’agrandissait. Les yeux curieux dévisageaient les lacérations qui courraient des deltoïdes aux flancs opposés. Ses muscles tiraient mais elle tenait à se racheter, ai moins à s’excuser. Elle assourdissait la douleur derrière des gestes répétitifs et un travail acharné si bien que la tête lui tournait. Des membres de la tribu munis de lanternes s’agglutinaient près de la fosse dans un silence pesant, étrange, inquiétant. Il angoissant tant la jeune femme qu’un cri se pressait contre ses lèvres. Elle le ravala. La dresseuse transformait sa honte en ardeur et à chaque coup porté la hargne résonnait en elle tant et plus que ses blessures se rouvrirent. Sa peau anesthésiée par le froid ne s’alerta guère des filets de sang ruisselants hors de ses plaies. Keïdan la força à s’arrêter.
—Les cadavres ne disparaitront pas. Va-t’en. Nous trouverons quelqu’un d’autre pour te remplacer.
Les nomades la remercieraient pour ses services accomplis mais dans leurs prunelles éclairées par les flammes des torches, Kita lisait la souffrance et le désespoir, compagnons fraternels de la mort. Elle baissa les yeux. Ils interprétaient ce geste comme un signe de timidité, un acquiescement humble. Un homme lui proposa de laver le sang séché, la dispensa de tirer les cadavres jusqu’à la fosse. Une fois soignée, elle retourna u tombeau. La prêtresse lançait sur les corps quelques espèces de pétales séchés pour faciliter leur voyage dans l’au-delà. Une grimace de dégoût déforma sa bouche, le guérisseur avait raison : les morts étaient répugnants le ventre ouvert. Des pleurs résonnaient. Une ombre s’approchait de sa jambe, c’était Kleïta. Elle enroula ses doigts aux siens, celle affreuse vision cachée par la masse immobiles des corps humains. La petite se pressa contre sa cuisse. En effleurant ses cheveux, Kita s’aperçut du jeune âge de la fillette : elle devait frôler à peine les cinq ans. A cet âge, Kita n’avait pas affronté la mort en face ; sa mère manquait certes dans le schéma familial et son esprit assimilait le mot décès. Assister au massacre des gens de sa tribu était une affaire une plus complexe et infiniment plus cruelle. Au moins sa famille était rescapée du danger. Après quelques paroles de la Vieille, le chant des pelles reprit et la terre noya les visages figés.
La cavalière reconduisit la petite à ses parents. Attristées, ils démontaient leurs tentes, plus impatients de s’éloigner du monstre qu’organiser une battue. Elle visualisa ses compagnons prêter main forte à des vieillards ébranlés. Lance-de-Fer accepta son aide mais resta d’abord silencieux. Kita ne supportait plus le manque de parole et le pria de lui causer :
—Parle-moi, s’il-te-plaît. Parle-moi de toi.
—Ne t’es-tu pas demandé pour quoi j’avais ma propre tente personnelle ? Il y a quelques années, une maladie incurable a ravagé nos rangs. Nous étions beaucoup plus nombreux avant, cinq fois plus. Ma mère est morte de cette épidémie.
—Ton père a contracté la maladie en la soignant ?
—Il s’est suicidé. Elle était enceinte.
—Je suis désolée.
Elle ignorait quel genre de parole le consolerait. Il dut lire son trouble car il la rassura.
—J’ai eu le temps de faire mon deuil même si ce n’est pas facile. Nous avons tous perdu un proche, parfois des familles entières ont été décimées. La Prêtresse dit que seuls les plus forts ont survécu, je suis d’accord avec elle. Ma mère a toujours été fragile et son état ne l’aidait pas à se battre. Mon père n’a jamais pu concevoir le reste de sa vie sans sa femme. Pas même pour moi.
—Même si nous sommes de deux peuples différents, nos parents n’ont jamais pensé à leurs enfants. Ma mère est morte après m’avoir donné le jour. Elle avait contracté une infection lors de l’accouchement et malgré les meilleurs guérisseurs et sorciers de la Horza, elle est morte. Mon père me l’a toujours reproché. Nos domestiques m’ont dit qu’il n’a plus été le même depuis, qu’il s’est métamorphosé. Il me haïssait particulièrement, ne me parlait jamais mais me laissait vivre dans sa maison. Il s’adoucissait seulement avec mon frère, Meorwen. Il a hérité du physique de ma mère, elle vivait dans le Salimen.
Kita se trouvait pathétique. Elle chouinait alors qu’elle possédait ce pourquoi tant de Horziens se battaient : l’argent, les dorakkars, un frère… Lance-de-Fer avait perdu toute sa famille et ne pleurnichait pas.
—Excuse-moi. Je n’ai pas à me plaindre devant toi.
Et pourtant, même si l’idée de le tuer lui paraissait un brin trop terrible à présent, la vengeance continuait son bonhomme de chemin dans sa tête.
—Nous avons tous nos heures sombres.
Après quelques accrochages, la jeune femme renonça à l’aider de crainte de rouvrir ses blessures. Avec l’accord de Lance-de-Fer, elle chercha deux chevaux. Les nomades possédaient presque autant d’équidés qu’il y avait de membres dans la tribu. Ainsi lorsque Kita s’approcha de deux montures musclées aux jambes épaisses, les animaux se montraient dociles et suivirent la jeune femme sans protester. Lance-de-Fer harnacha un harnais où deux sacs battaient les flancs de l’animal contenant fourrures et tissus de la tente et une troïka, un long traineau qui leur permettait de tracter bâtons, cornes et autres objets imposants. Son amant noua le paquetage.
—Tu ferais mieux de monter à cheval. La route est longue.
La cavalière comprit qu’il cherchait à ménager son dos. La dernière fois qu’elle s’était assise sur l’un de ces destriers, Valia la conduisait à Cerralion. Ses montures respiraient la richesse : de leurs robes lustrées à leur élégante démarche mais ceux-là se rapprochaient plus des animaux de ferme attachés à des charrues. Les uns comme les autres lui inspiraient une confiance relative.
Si elle haïssait l’équitation, aucun argument valable pour réfuter la proposition ne lui vint à l’esprit. Lance-de-Fer croisa ses doigts à la hauteur de son genou. Kita s’accrocha à la crinière de la bête, poussa sur les mains du nomade et enfourcha son destrier. Le cheval possédait un dos si large que la dresseuse se sentait frêle assise ainsi à califourchon. Le bâshki, heureux de cette nouvelle rencontre, abandonna le crâne de Kita pour celui de l’équidé. Agacé, ce dernier renâcla, secoua la tête de haut en bas et gratta le sol de son sabot. Après quelques tentatives infructueuses pour déloger le nuisible, l’animal toléra Tâches de Myosotis.
Les blessures incendiaient le dos de la jeune femme mais elle s’efforçait d’afficher un visage neutre. Elle saisit les rennes rugueuses et usées. La cavalière ne s’étonnerait pas si des ampoules recouvraient ses paumes à la fin de la nuit.
Enfin prêts, Lance-de-Der frappa l’arrière-train du cheval, signe de départ. Ses muscles puissants ondulèrent sous ses cuisses. En réponse, Kita contracta ses jambes et abdominaux. Son amant la rassurer en lui tapotant le genou :
—Maîtresses des dragons mais pas des cheveux, hein.
—Ne te moque pas, bougonna-t-elle. Un dorakkar est bien plus fin que ces bêtes-là.
—N’as-tu pas peur de tomber ?
—Même les meilleurs tombent. Une fois, j’étais assez haut pour m’écraser dans un arbre. Et puis, on peut aussi tomber de cheval.
—Mieux vaut éviter de finir sous leurs sabots. Ce ne serait pas une mort très propre.
Les nomades avalèrent les premiers lieux avec précipitation, préférant s’éloigner le plus rapidement possible du monstre. Kita comprenait leur peur et le chagrin qui les incitaient à s’éloigner au plus vite mais jugea cette fuite risquée. Que savaient-ils de la créature ? Elle pouvait tout aussi bien se terrer dans un trou que les suivre, dissimulés par le voile des ténèbres. Devant les pleurs silencieux des épouses et orphelins, elle préféra taire ses doutes. Il était inhumain de balayer leurs maigres espoirs. Maigres et futiles. Tandis que l’aube s’éveillait, colorait les montagnes éloignées de nuances d’or, Lance-de-Fer esquissa un bâillement. Kita, elle, somnolait sur son cheval. Seul Tâches de Myosotis s’était endormir entre les oreilles de sa monture. Son amant dressa de terre une tente semblable à la précédente, Kita se chargea de ramener les chevaux. Ainsi se déroulèrent les cycles suivants. La tribu vivait dans la crainte de voir réapparaître le monstre, il se fit un plaisir de les décevoir. Chaque jour, les montagnes grossissaient, dévoilaient des flancs escarpés et taillés par les intempéries. Les blessures de Kita cicatrisaient grâce au repos forcé et à l’application régulières de cataplasmes. Enfin, après avoir obtenu l’accord de Keïdan, Reikoo annonça au clan leur départ. Les montagnes émergeaient des sols Horziens, majestueux et dangereuses, vallonnées de sentiers raides et escarpés qui se dissimulait derrière roches, cascades et profondes crevasses.
Kita avait beau lever les yeux, leurs sommets se perdaient dans les nuages. Elle jouait les épaules, satisfaite de sa guérison même si sa peau arborait de nouvelles blessures de guerre. Ils établirent le camp pour la dernière fois, Kita coucha avec Lance-de-Fer une ultime fois. Il se montrait doux et patient même si, comme tous les initiés, débutants, il considérait le sexe de sa compagne comme le principal organe de plaisir. Pour un ou deux coups de langue, sa queue se glissait dix fois dans sa chair. Six les coups de boutoirs ne lui apportaient l’orgasme tant convoité, elle ne les détestait pas non plus. Pour apprendre, il fallait s’entraîner. La cavalière récompensa ses efforts par quelques caresses bien placées. L’après-midi, les hommes taquinaient Lance-de-Fer. Preuve évidente de la perte de sa virginité : la couleur de ses cheveux. Ils foncissaient. La réaction des jeunes femmes à la tignasse encore blanche ne se fit pas attendre. Elles rougissaient et détournaient les yeux lorsqu’il marchait devant elle. Avec des mouvements gênés, elles tripotaient leurs jupes et les mèches rebelles en gloussant. Fier de sa métamorphose, son amant se laissait séduire mais seule Kita était autorisée à pénétrer sa tente. Après tout, il lui restait encore à apprendre et sa manie de se servir seulement de queue en témoignait. Kita le préparait à assumer une épouse. Même ses baisers l’excitaient davantage. Ses lèvres pressaient fermement les siennes, sa langue s’enroulait autour de la sienne, taquine mais douce.
—Tu feras un bon mari, le complimenta-t-elle, sa poitrine pressée contre son flanc. Y-a-t-il une fille qui te plaît ?
Elle avait déjà deviné son nom.
—Geina est une excellente chasseresse et elle a de bonnes hanches. Elle te donnera beaucoup d’enfants.
Lance-de-Fer ne répliqua pas.
—Elle ne te plaît pas ? Je croyais que tu voulais t’exercer avec moi car elle t’effrayait.
—Ses cheveux sont noirs depuis longtemps, les miens sont encore un peu blanc. Elle ne voudra pas de moi.
—Pourquoi pas ? Beaucoup de filles se retournent à ton passage.
—Elle m’intimide. Geina est si sauvage, si solitaire. Je ne sais pas comment m’y prendre avec elle.
La nomade lui semblait plus autoritaire que sauvage mais elle était la mieux placée pour reconnaitre que le cœur se fichait de la raison.
—Sois toi-même, je ne peux te donner de meilleurs conseils.
—Kita… As-tu déjà été amoureuse ?
Ses lèvres se pincèrent. Seul Reikoo, en la manipulant, avait extorqué son secret.
—Oui. Il est mort maintenant.
—J’espère que tu retrouveras quelqu’un. Tu le mérites.
Si elle se fiait à la prédiction de Lalia, amour et mort la dénicherait avant la fin de la quête. Aucune ne tribu ne vivait dans les montagnes et celles dans les Forêts Jaunes étaient peu fréquentables. La sorcière s’était trompée : elle avait vu de l’amour au lieu du sexe. Avec un peu de chance, elle interprétait mal les dés et Khéor couvait en réalité une autre victime.
—Je l’espère aussi.
Le mensonge sonnait presque vrai à ses oreilles.
Ils quittèrent la tribu au milieu de la journée, après la matinée de sommeil ordonnée par leur chef. Ils remerciaient les différents membres pour leur accueil, la nourriture et les tentes partagées. L’Aïeule n’offrit aucune mise en garde à la jeune femme, ce qui renforça ses hypothèses. Lance-de-Fer embrassa sa jour, les hommes ricanaient : « il a découvert l’utilité de son autre lance ». A l’écart, elle repéra Geina, des sombres yeux fixés sur elle. En voilà une méchante humeur, jubilait-elle. Elle était heureuse pour son amant. Sincèrement. Elle attira son oreille contre ses lèvres :
—Je crois que ta chasseresse est jalouse.
Ses yeux pétillaient et après une poignée de main virile, elle se pencha vers Kleïta. Tâches de Myosotis lécha ses doigts.
—J’ai rêvé de toi. Maman dit qu’il faut toujours écouter ses rêves, ils peuvent être envoyés par la Déesse.
Elle s’agenouilla afin que leurs têtes soient à la même hauteur.
—C’est toi qui lui demanderas de pousser la femme cornue dans le vide. Pour sauver Naarhôlia il faut déséquilibrer un camp. Il la poussera et elle mourra.
—De quoi parles-tu ?
—Je ne sais pas. Je n’ai pas reconnu l’endroit. Il y avait une falaise et une grande étendue d’eau. La Mer de Lune, peut-être ?
Kleïta noua soudain ses bras autour de sa nuque avant d’embrasser le bâshki sur le museau. Les paroles de la gamine, choisie par Liu-Yella, la hantaient encore alors qu’elle escaladait la première montagne.
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