Chapitre 36

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Gravir ce fichu tunnel se révélait aussi inconfortable qu’être enchainée, leurs muscles engourdis supportaient à peine de le poids de leurs charpente. Leurs jambes tremblaient mais leur vue, elle, s’était aiguisée ; Kita discernait crevasses et aspérités de la roche cachées derrière le voile de l’obscurité. Son frère peinait à esquisser un pas, plus habitué à être trainé, se remémorait avec difficultés les automatismes de la marche malgré l’aide de Galtriel. Plus ils progressaient, plus le courage revenait et l’espoir raffermissait ses pas, ils avançaient vers une liberté nouvelle qui leur tendait les bras en l’image d’un rayon de soleil, une source de lumière qui n’étais pas du feu. Kita oublia ses interrogations, ses doutes quant à l’honnêteté du mercenaire en avisant la roche grise et non cuivrée. La jeune femme se perdait à contempler le bleu qui la dominait, les arbres se dressant le ciel dorant leurs ramures vertes à un soleil généreux, ignorait la souffrance engendrée par de trop vives lueurs sur des rétines accoutumées aux ténèbres. Galtriel tira son coude.

—Vous aurez tout le temps de l’admirer une fois qu’on aura dégagé d’ici.

La cavalière le suivit, plaça sa vie et celles de son frère dans les paumes d’un tueur. Son regard dévia vers l’entrée de la caverne marquée par des traces de griffures et la petite tombe où reposait son bâshki, amena avec lui l’aplomb de la vengeance. Si elle souhaitait s’agenouiller une dernière fois près de son fidèle compagnon pour un rendre un dernier hommage le mercenaire l’en empêcha prétextant que la dangerosité de Valia surpassait celles d’adieux formulés à distance.

—Par où passons-nous ? Ce n’est pas le chemin emprunté à l’allée.

—Je pensais que vous vous seriez mis du plomb dans le crâne, grommela le guerrier.

—Vous aviez dit que Reikoo et les traitres étaient trop éloignés pour faire demi-tour.

—J’ai dit que je ne penserais pas qu’il le ferait mais je n’en suis pas certain, même votre Déesse est incapable de savoir ce qu’il a dans la tête, celui-là. Nous couperons à travers la forêt, Valia ignorera dans quelle direction nous nous serons enfouis. Vous tenez le coup ?

Il s’adressait à son frère qui clopinait plus que marchait.

—Vous n’avez pas le choix sinon c’est votre sœur qui devra vous portez et elle a juste assez de force pour se traîner elle-même, alors vous serrez les dents et avancez. Nous devons mettre le plus de distance entre elle et noud.

Ils progressaient avec une lenteur exaspérante, le visage de Meorwen se fermait sous la concentration. Plus la journée tirait vers sa fin plus Galtriel perdait patience si bien que Kita, malgré sa respiration sifflante et la faiblesse de corps occasionnée par des cycles d’emprisonnement enroula le bras de son frère autour de sa nuque.

—J’aurai voulu que nous marchions toute la nuit mais votre frère est incapable d’en faire à peine le quart.

—Pourquoi ne pas nous reposer ? Je suis certaine qu’un cycle de sommeil nous fera du bien à tous.

—Si Vala n’a pas encore remarqué notre disparition, elle ne tardera pas à l’apprendre. Nous dormirons dans les arbres.

Ce fut la pire nuit que passa Kita ; ses membres étaient ankylosés, ses articulations raidis par l’humidité, sa tête bourdonnait et ces désagréments n’étaient que des broutilles pour Galtriel. Plus éreinté que la veille, Meorwen retenait à peine ses gémissements derrière ses lèvres closes, affichait sur son visage le masque d’une volonté de fer. Ils étaient vivants et ne devaient en répondre qu’à Galtriel. Ils marchaient selon la course du soleil, s’arrêtait pour chasser préférant manger de la viande crue que donner à Valia le point exact de leur position avec un feu, enterraient les carcasses. Les muscles de Kita se souvenaient de l’effort, de ces derniers cycles à la recherche de dragons, effectivement imaginaire. Galtriel et la jeune femme se relayaient pour aider son frère, et malmené par ces trois années d’emprisonnement, les mauvais soins, il trouvait la force de continuer. S’échapper lui donnait du courage. Ils traversèrent la Forêt Jaune en quelques cycles, prenaient soin d’effacer leurs pistes en créaient des fausses et malgré des rencontres fortuites, le mercenaire les conduisait sauf à l’orée.

Devant cette lande bénie et la distance creusée entre eux et Valia, Kita chancela d’un bonheur sincère, amoureuse de la simple idée de vivre. Meorwen retrouva une condition physique acceptable pour poursuivre leur fuite avec le plus d’ardeur possible, ses cheveux repoussaient, arboraient presque la longueur recommandée par les enfants de Nogaïla ; quelques mèches au-dessus des oreilles. Avec un pincement au cœur, Kita se remémora la longue cascade qui effleuraient ses reins. A une aurore, Galtriel leur annonça son départ :

—Nos chemins se séparent maintenant.

Kita le regardait ébahie, perplexe, ne s’attendait pas à ce qu’il les abandonne après une aventure aussi longue.

—J’étais redevable envers toi, Kita, tu m’as sauvée quand personne ne l’aurait fait. J’ai payé mes dettes.

—Qu’allons-nous faire sans toi ?

—Rentrez chez vous. Vivre. Faire l’amour (il leur adressa un clin d’œil). Construisez votre famille, il y a toujours quelque chose à faire. Aime-là, Meorwen, elle le mérite.

—Que vas-tu faire ? L’interrogea la dresseuse.

—Retrouver ma petite fille qui n’a pas vu son papa depuis longtemps. Je sais que tu aimerais que je t’en raconte plus mais cette histoire n’engage pas que moi.

—Je comprends.

C’était faux.

—Effacez vos traces et restez en vie, tout devrait bien se passer.

Meorwen entrelaça leurs mains en suivant ses mouvements, d’abord homme puis silhouette indistincte, point et enfin rien.

—Allons-y

Ils traversèrent sans parler, jetaient des œillades craintives derrière leurs épaules et hormis la gifle du vent, Meorwen affirmait ne recevoir aucune réponse. Kita voyait des silhouettes. La brume du soir prenait plaisir à tromper en revêtant un corps de chair, sitôt les paupières clignées, elle abandonnait son déguisement mais le rire de la bise sonnait à ses oreilles, vicieux et désagréable, des éclats de rires inarticulés plus grondant que s’esclaffant, motivée par la perte de sa raison. Kita s’enfonçait.

—J’y ai réfléchi, déclara-t-elle un soir alors qu’ils soupaient de poisson cru abattus par une pierre.

—A quoi ?

—La vengeance m’obsède.

Meorwen tenait son repas d’une main, le corps de l’animal s’arqua sous la pression de ses dents. Les souvenirs de Kita s’évanouissaient, elle ne songeait plus qu’à sa vengeance, ne parlait plus que d’elle, des tortures qu’elle infligerait à son bourreau et son esprit, entrainé et habilité à ces visions d’horreurs, à ces cris fictifs si réels, la conseillait.

—Celle-ci est plus douloureuse, renchérissait sa voix désincarnée.

—Mais est-elle la plus sanglante ?

—Je trouve la dernière plus amusante.

—Je ne sais pas coudre des dents !

—Je suis persuadée que tu apprendrais vite.

—Et pourquoi pas l’écorchement ? Il parait que c’est très jouissif ; une entaille sur le pied et on tire, on tire, on tire jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien !

—Kita.

C’était la voix de Meorwen.

—Ne pourrais-tu pas effacer tout ça de ton esprit et tout simplement rentrer chez nous ?

—As-tu perdu la tête ? Elle nous cherchera, nous serons traqués comme des poids. Non, il faut la tuer, c’est la seule manière d’obtenir la paix.

Elle n’en démordrait pas mais Meorwen était certain que si elle succombait, son esprit volerait en éclat. Il ne pourrait plus rien faire pour elle et ses traits se plissèrent d’inquiétude.

—Seulement Valia ?

Les autres aussi : Reikoo, Keïdan, Arment, Ferol. Je…

Brusquement, une image s’insinua dans son esprit ; elle était assise à califourchon sur un homme au visage brisé, plus proche d’une charpie qu’une figure humaine et autour de sa main, un gant de fer.

—Xaelio, souffla-t-elle. Il s’appelait Xaelio.

Sa respiration s’accéléra, non pas de dégoût mais du désir de recommencer. Meorwen s’aperçut de ce changement ; son visage se figeait, ses yeux brillaient d’un éclat qu’il avait toujours redouté voir, ses commissures s’arquèrent, ses doigts tremblaient d’un plaisir contenu. Il abandonna le poisson pour gifler sa sœur.

—Regarde-moi, Kita. Regarde-moi !

Sa tête ballotait et après quelques secondes à cherches ses yeux, elle les trouva emplis d’un désespoir nouveau.

—Qu’est-ce que tu vois ?

Elle lui répéta les éléments qui empourpraient ses joues (si ce n’était la frappe de Meorwen), lui détailla ce visage affreux aux os rompus, aux muscles éclaté, à ce gant giclé qui maculaient autant ses gants de fer que la mousse à ses genoux. Kita ne se souvenait plus des détails probablement effacés de son cerveau dans un vain espoir de survie mais elle devinait qu’il avait tenté quelque chose contre elle. Les paumes de son frère se firent plus pressantes sur sa mandibule :

—Je vais bien, tu peux me lâcher.

Il ne sembla pas l’entendre.

—Je vais bien, répéta-t-elle en enroulant ses doigts autour de son poignet dans un geste câlin destiné à le rassurer.

—Non, tu ne vas pas bien.

Il la lâcha et s’écroula.

—Je ne sais plus quoi faire, murmura-t-il.

Ses propos ne s’adressaient à personne en particulier, peut-être à ce vent si traître qui lui montrait le visage irréel de ses futurs prisonnier et dans un soupir, elle se rappelait qu’on ne pouvait enchaîner le brouillard et le châtier. La tête de son frère se renversa, offrit son visage au crépuscule pour gémir :

—Aidez-moi.

Les Dieux auxquels elle avait cru avec une fermeté d’acier ne le sauveraient pas alors qu’elle avait ce pouvoir. Kita s’assit sur ses genoux, coinça son visage entre ses mains, s’écarta un instant pour admirer la myriade de couleurs sur le visage de son amant, l’or doré et non pas le cuivre grotesque de la caverne caressaient lèvres et mâchoires, ses cheveux brillaient et dans ses yeux se reflétaient le rond rouge du soleil. Kita entrelaça ses lèvres aux siennes, redécouvrit cette bouche, cette langue en prenant son temps, il n’y avait pas de place pour l’urgence seulement la passion. Meorwen saisit ses épaules, répondit à son baiser avec ivresse. Ses doigts tracèrent la courbe de son bras, de son poignet, ses mains papillotaient sur son corps, elle aimait son odeur et le contact de leurs peaux. La jeune femme arracha son visage de celui de son amant et dans ses prunelles, elle vit la tendresse que lui inspirait son amour autant que la douleur et la crainte.

—De quoi as-tu peur ?

—Ne parlons pas de ça maintenant.

Meorwen l’allongea sur l’herbe, prit son temps pour l’aimer avec l’impression cruelle d’une dernière fois. Il ôta ses guenilles en songeant que leur histoire n’était pas qu’une queue qui rencontre un trou mais la rencontre de deux âmes, sa peau s’électrisa plus ardente qu’un feu de forêt. Kita ne sut plus où commençait son corps et où commençait le sien ; leurs cœurs, leur sang était celui d’une personne unique. Elle savoura la torsion de ses intestins, le feu dans son ventre, l’amour interdit, incestueux, profane qui pervertissait son jugement, son amour la brûlant. Leurs cœurs vibraient à l’unisson. C’était une danse où chacun tenait un rôle mue par la passion, une chorégraphie pour émouvoir. Si l’amour était un acte, ça aurait été celui-ci ; ni fatigue dans leurs gémissements ni feintes dans leurs baisers, seule la profonde compréhension charnelle et psychique de l’autre. Kita s’émerveilla devant ce corps défiguré, des cicatrices léchées presque oubliées, les sentiments guidaient tout mouvement car leur amour était un tout, complexe mais sincère, un havre de paix dans lequel se blottir.

Kita eut bien du mal à se détacher du torse chaud de son frère pour enfiler ses haillons. Sitôt éloignée, la réalité la rattrapa ; ses plans de vengeance ne devenaient que plus pressants, c’était un devoir, un appel à la justice, plus même qu’un fantasme, une obsession qui handicapée jusqu’à ses relations avec Meorwen. L’idée de vengeance, susurrée par la voix qui l’habitait, envahissait toutes les fibres de son être, s’introduisaient de force dans ses cellules pour qu’une seule pensée habite son esprit. Elle ne causait que du bien d’infliger la torture à autrui. Cette affection la grisait, plus même que l’amour de son frère qui s’évanouissait en comparaison, présent mais si ridicule devant cette colossale énergie fournie par ce but. Kita s’enfonçait dans les limbes où Meorwen ne pouvait s’aventurer, tenta de la rappeler à lui, de lui demander de se concentrer sur son amour mais ses conseils étaient si dérisoires face à la volonté de ses plans qui, inflexibles, la maintenaient éveillé et accéléraient jusqu’à la transmission neuronale.

—Kita, écoute-moi. Je t’en supplie.

Comment entendre quand on plongeait dans un océan noir où des mains aussi vaporeuses que des brumes se pressaient contre ses oreilles, si douces, si tendres ? Kita ne touchait plus même sa folie, elle s’abandonnait, l’étreignait et l’embrassait comme on saluait un l’ami qui l’accompagnait depuis sa naissance, aussi cher que le dernier cadeau d’une mère défunte, un souvenir à chérir.

—Kita, ne plonge pas.

Les mains se transformaient en eau et Kita n’avait ni besoin de nager ni de lutter, juste de se laisser ballotter sans effort alors que les vagues léchaient son corps et semaient des graines d’idées de tortures dans un le terreau fertile de cerveau.

—J’ai toujours été là pour toi, ne m’abandonne pas.

Il s’absentait quand elle avait le plus besoin de lui, où était-il lorsqu’elle avortait ? Sa voix était déjà si lointaine, si faible.

—M’aimes-tu encore ?

Je t’aimerai encore si tu me fuyais à l’autre bout de Naarhôlia. Ma vocation est une tâche qui nécessite ardeur, courage et temps ; libérez le monde de l’emprise des tortionnaires en commençant par Valia, épaule-moi, mon frère, au lieu de déserter.

Meorwen ne l’entendit pas, non pas qu’ils ne s’adressaient plus la parole plutôt qu’ils ne parvenaient à communiquer malgré leur bon vouloir. Leur discours était décousu, évoluait chacun dans une dimension parallèle. Kita n’était plus la personne dont il était tombée amoureux, cette femme qu’il embrassait entre deux meules de paille, sa sœur au sourire si éclatant, sa vraie petite sœur ; elle était ce terrible monstre avide d’un carnage qu’elle appelait rédemption assoiffée de la souffrance des autres. Il cheminait aux côtés d’un tyran. Meorwen ne supportait plus de voir cette chair modelée à l’image de Kita par la vile âme de cet affreux personnage ayant forcé son esprit comme on forçait une porte, face à un fantôme arborant les mêmes courbes sans rien conserver de sa personnalité. Ce pour quoi il se lamentait n’était pas cet effroyable parasite qui accaparait corps et âme. Elle était ce parasite ! Le frère se maudissait de ces absences répétées qui voilaient ce gouffre dans lequel elle s’était enfoncée si profondément que même en allongeant le corps et en tendant la main, il n’espérait plus la sortir de là.

Elle changeait et il ne pouvait rien y faire, sa sœur comme l’amour qu’il lui portait étaient morts à ses yeux. C’était étrange de penser ainsi alors que son enveloppe charnelle se tortillait dans ses bras, la griffait et la douleur si réelle. Meorwen avait tant rêvé de son sourire illuminant les ténèbres les plus tenaces et éclipsaient ses peurs, sa voix chatouillant son corps, lui ordonnait de montrer son courage, se remémorait ses baisers, ses caresses, ce sentiment pur qu’était l’amour l’avait foudroyé, l’ouragan l’emportait et au cœur du cyclone, il retrouvait sa promise. Sois fort, lui chuchotait-elle, nous nous reverrons bientôt. Je suis en chemin.

Kita se frictionnait les doigts, l’observait avec ce regard à lui glacer le sang tant il lui était mauvais et étranger, ce rictus, car il ne pouvait appeler ce plissement des lèvres, cette ride qui fendrait son visage, un sourire. Ses mimiques lui manquaient ; lorsqu’elle était éprouvée elle frottait son majeur de son pouce, abandonnée au profit de son idiote et puérile vengeance. Il oubliait que ce démon n’était pas Kita. La cavalière s’asseyait, genoux contre sa poitrine et se balançait, le regard fixé sur la fine ligne rose de l’horizon et Meorwen s’endormit sans réussir à réfréner des larmes de deuil, préférant ignorer ce sur quoi elle cogitait.

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